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Interprétation des hiéroglyphes - Analyse de l’inscription de Rosette par M. Salvolini

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DE L’INTERPRÉTATION
DES HIÉROGLYPHES.

ANALYSE DE L’INSCRIPTION DE ROSETTE,
PAR M. SALVOLINI.

Ce qui a toujours formé le plus grand obstacle à l’interprétation des hiéroglyphes, c’est la multiplicité des rôles que peut jouer chacun des caractères dont se compose cette écriture.

Voulons-nous tenter méthodiquement la solution du problème, il faut d’abord bien arrêter le nombre des modes suivant lesquels chaque caractère peut être employé, puis trouver un moyen de distinguer le mode choisi par l’écrivain dans chaque cas particulier ; hors de cette voie, point de succès à espérer.

Pour déterminer le nombre des modes d’expression, nous n’avons d’autres élémens que les renseignemens transmis par les historiens. Quant au moyen de reconnaître le mode adopté dans telle circonstance spéciale, comme les historiens n’en disent pas un mot, c’est à nous de le retrouver par l’étude des monumens, d’en imaginer un, si l’on veut, sauf à en prouver la réalité par les applications.

Le livre des Stromates de saint Clément d’Alexandrie et le dictionnaire symbolique d’Horapollon sont, parmi les livres de nos bibliothèques, ceux qui nous présentent les notions les plus complètes sur les divers modes d’expression dont étaient susceptibles les caractères hiéroglyphiques. Un de ces modes, indiqué dans saint Clément d’une manière peu claire, a pendant long-temps échappé aux classifications ; je veux parler de l’emploi des hiéroglyphes pour exprimer des sons à la manière des lettres de notre alphabet. La nomenclature exposée par Zoéga, dans son Traité sur les obélisques, ne fut donc point complète. Elle admettait pour les signes hiéroglyphiques, 1o un emploi figuratif, par exemple la figure du lion servant à rappeler l’idée de cet animal ; 2o un autre emploi figuratif, que l’on pourrait appeler de convention, par exemple un cercle servant à rappeler l’idée du soleil, ou encore cinq rayons divergeant d’un même point pour représenter une étoile ; 3o un emploi tropique ou symbolique, dans lequel l’idée que l’on voulait exprimer n’avait point de rapport avec la figure tracée, mais seulement avec quelqu’une des qualités ou propriétés de l’objet figuré, par exemple la figure du lion employée, non plus pour rappeler l’idée de cet animal, mais pour rappeler l’idée de force ; la figure d’un aigle ou épervier pour rappeler, non l’idée de cet oiseau, mais l’idée d’élévation. On voit qu’il y avait là l’équivalent de nos expressions figurées, c’est un lion, c’est un aigle. Ajoutons que le nombre des idées dont un seul caractère pouvait être le représentant tropique, devenait parfois considérable. 4o Un emploi énigmatique, dans lequel l’idée que l’on se proposait de rappeler, n’avait plus, avec les propriétés ou qualités de l’objet figuré, que des rapports fort éloignés et souvent tout-à-fait conventionnels, par exemple la figure d’un scarabée employée pour représenter le monde, l’univers. On sent que le nombre des idées dont l’expression énigmatique appartenait à un seul caractère, pouvait encore être fort grand. 5o Enfin, un emploi phonétique, dans lequel les caractères de l’écriture sacrée jouaient un rôle analogue à celui des figures dont se composent nos rébus. Horapollon, sur la foi duquel Zoéga avait admis ce cinquième mode d’expression, nous en cite un seul exemple ; il nous montre l’aigle ou épervier employé, non plus figurativement pour représenter l’oiseau qui porte ce nom, non plus tropiquement pour exprimer l’idée d’élévation, non plus énigmatiquement pour rappeler l’idée du dieu Horus, mais phonétiquement pour désigner l’ame. Les noms de l’épervier et de l’ame sonnant à l’oreille de la même manière, ces deux choses, quoique fort différentes, étant homonymes, dès que la figure de l’épervier se trouvait employée pour rappeler seulement le nom de cet oiseau, on sent que de cet emploi pouvait résulter l’expression de l’idée ame.

Ce dernier mode d’expression a été signalé par d’Origny, dans ses Recherches sur l’Égypte ancienne, par Zoéga, dans son Traité sur les obélisques, comme devant former, si réellement on en a fait usage, un obstacle presque insurmontable à l’interprétation d’un grand nombre de tableaux hiéroglyphiques. Toute langue s’altère par le laps des siècles ; il est à croire que la langue égyptienne n’aura pu traverser des milliers d’années sans éprouver des changemens, des modifications peut-être assez grandes. Or dans un pareil travail, les homonymies primitives s’effacent et disparaissent, et l’on en voit apparaître de nouvelles. La forme des objets, leurs qualités naturelles ne changent pas ; aussi peut-on regarder comme offrant les mêmes résultats, à deux époques fort distantes l’une de l’autre, des modes d’expression fondés sur cette forme, sur ces qualités ; mais les noms changent avec le temps, si bien que telle figure qui, à cause de son nom, aura pu rappeler telle idée à certaine époque, pourra plus tard, par suite des changemens que ce nom aura subis, rappeler toute autre idée que celle qui était dans l’intention de l’écrivain.

J’aurais pu faire, sur le quatrième mode, quelques réflexions analogues à celles que je viens de présenter au sujet du cinquième ; en effet, des rapports établis conventionnellement entre certaines idées peuvent fort bien varier avec le temps, et partant, le sens d’une figure, fondé sur de semblables rapports, peut fort bien disparaître derrière des conventions nouvelles. Je ne veux point assurément déclarer insoluble le problème des écritures égyptiennes ; bien loin de là, je crois que nous sommes sur la voie de la solution. Mais je veux faire comprendre comment, après avoir énuméré les divers modes d’expression que nous venons de citer, Zoéga pouvait terminer en disant : « Quand on songe à toutes ces expressions énigmatiques qui dans l’écriture hiéroglyphique des Égyptiens ont été attachées soit à la figure des objets, soit au nom qu’ils portent, il semble qu’il faille tout-à-fait désespérer de l’interprétation pleine et entière de cette écriture. » Il n’en désespérait pas cependant, et voici la marche qu’il traçait à ceux qui venaient après lui.

La première chose à faire, dit-il, est de reconnaître et bien déterminer l’objet représenté par chaque caractère ; ce qui présente souvent de très grandes difficultés. Cette détermination préliminaire donnera d’abord le sens direct, celui qui résulte de l’emploi figuratif. De là pourra résulter la connaissance du nom. Le nom connu, si le vocabulaire copte (la langue copte est, comme on sait, la langue égyptienne) présente quelques homonymes, on pourra conclure la valeur du caractère employé comme rébus (cinquième mode d’expression). Du sens direct on pourra de même se trouver conduit aux sens détournés, etc. ; mais que de difficultés sur la route ! Enfin, en supposant le sens direct, ainsi que les sens détournés ou conventionnels, connus pour chacun des signes que nous présentent les pages hiéroglyphiques, c’est-à-dire, en supposant levées toutes les difficultés que l’on peut appeler difficultés du vocabulaire, on va se trouver en face d’une série de difficultés nouvelles ; ces difficultés, que nous pouvons nommer difficultés de la syntaxe, ne sont pas moindres assurément que les précédentes, chaque caractère offrant à résoudre un problème nouveau, c’est-à-dire à déterminer le sens qu’il présente dans tel cas particulier, à l’exclusion de tous les autres sens dont il est susceptible.

Zoéga n’a proposé aucun moyen de distinguer dans chaque circonstance particulière le mode d’expression choisi par l’écrivain.

Dans son Précis du système hiéroglyphique, M. Champollion, reprenant la question au point où Zoéga l’avait laissée, modifia d’abord la classification des modes d’expression dont sont susceptibles les caractères hiéroglyphiques. Un examen nouveau du texte de saint Clément d’Alexandrie avait montré qu’il faut réunir en un seul les deux modes d’expression figurative admis par Zoéga, et placer au premier rang l’alphabet hiéroglyphique que M. Champollion a si heureusement déduit de la lecture des noms propres étrangers sculptés sur les monumens de l’Égypte. En même temps qu’il introduisait dans la nomenclature des modes d’expression, des caractères phonétiques, jouant le même rôle que les lettres de notre alphabet, M. Champollion crut devoir écarter le mode phonétique à la manière des rébus, que Zoéga, sur l’autorité d’Horapollon, avait placé au cinquième rang.

Cette modification faisait bien déjà disparaître quelques difficultés, mais ce qui devait faire faire un pas immense à la solution du problème, ce fut la découverte d’un principe qui déterminait tout d’un coup et pour tous les cas la valeur fixe d’un certain nombre de caractères. Je laisse parler M. Champollion (Précis, p. 101) :

« Une étude même très superficielle des inscriptions hiéroglyphiques de tous les âges fait remarquer parmi les caractères qui les composent, et dans celles de leurs parties qui ne contiennent aucun nom propre, un très grand nombre de ces signes auxquels nous avons reconnu une valeur phonétique. Il s’agit de s’assurer si ces mêmes signes, phonétiques dans les noms propres, eurent une valeur idéographique dans le courant des textes, ou bien si, dans ces mêmes textes, ils conservaient encore leur valeur phonétique. Cette question une fois décidée (d’une manière affirmative) par les faits, les études hiéroglyphiques reposeront sur une base solide. S’il est prouvé que ces signes conservent partout leur valeur phonétique, nous aurons fait un pas immense par la seule découverte de la valeur réelle d’un très grand nombre de signes phonétiques composant l’alphabet déjà publié.

« Il importe d’autant plus de déterminer la véritable nature de ces signes, auxquels j’ai déjà reconnu une valeur phonétique lorsqu’ils sont employés dans la transcription des noms propres de souverains et de personnages grecs ou romains, que ces mêmes signes sont précisément ceux qui, dans toutes les inscriptions hiéroglyphiques, se présentent sans cesse, se reproduisent à chaque instant, au point de former les deux tiers au moins des inscriptions hiéroglyphiques de toutes les époques. »

M. Champollion se trouve ensuite conduit, par divers rapprochemens que je n’ai point l’intention d’exposer ici, à cette conclusion fort remarquable : Les signes, reconnus pour phonétiques dans les noms propres, conservent leur valeur phonétique dans tous les textes hiéroglyphiques où ils se rencontrent.

C’est ce principe, que M. Champollion appelle à juste titre une proposition fondamentale, c’est ce principe qui seul faisait avancer une question jusque-là stationnaire ; car la découverte de l’alphabet des noms propres, tout en conduisant, d’un autre côté, aux résultats historiques les plus curieux et les plus importans, laissait entières les difficultés qui, jusque-là, s’étaient opposées à l’interprétation de l’écriture hiéroglyphique.

De ce principe il résulte que les inscriptions égyptiennes, mélange continuel de signes d’idées et de signes de sons, offrent constamment une partie phonétique, susceptible d’être lue à la manière de nos écritures, et dont le sens, parfaitement fixe, s’obtient dans tous les cas à l’aide de la langue copte, reconnue par tout le monde pour l’ancienne langue égyptienne. Or, dès que l’on peut distinguer et interpréter avec certitude la partie alphabétique qui, comme nous l’a dit tout à l’heure M. Champollion, forme les deux tiers au moins de tous les textes hiéroglyphiques on a fait un pas immense vers la solution du problème. Les signes idéographiques, bien moins nombreux que les signes phonétiques, se trouvent reconnus par voie d’exclusion, c’est-à-dire par cela qu’ils ne figurent point dans l’alphabet ; puis, la position qu’ils occupent, les mots écrits alphabétiquement qui les précèdent et les suivent, les renseignemens que les auteurs grecs nous ont transmis sur les diverses idées que les Égyptiens avaient coutume de rattacher à la figure de tel objet, tout cela réuni peut nous conduire à une interprétation, je ne dis plus certaine, mais probable, de la partie muette des inscriptions. Pour que la solution, si heureusement préparée par le principe dont nous venons de parler, fût complète, « il ne resterait plus, dit M. Champollion, qu’à trouver une méthode pour reconnaître la valeur des caractères symboliques (signes d’idées) ; » et c’est dans l’absence de cette méthode qu’il aperçoit désormais l’unique obstacle qui s’oppose à l’intelligence pleine et entière des textes hiéroglyphiques.

La Grammaire de M. Champollion, en présentant un alphabet beaucoup plus étendu que celui de son Précis, signala un fait devant lequel disparaissait une partie des difficultés encore subsistantes. J’ai dit tout à l’heure que les caractères signes d’idées se reconnaissaient par voie d’exclusion ; mais, ces caractères reconnus, il restait à décider s’ils représentaient simplement l’objet dont la figure se trouvait retracée, ou bien s’ils rappelaient, d’une manière indirecte, quelque idée en rapport avec une des qualités ou propriétés de cet objet. Le fait que signala M. Champollion dans sa grammaire, ce fut l’existence d’un signe qui se plaçait à la suite de tout caractère idéographique au moyen duquel on voulait rappeler l’objet dessiné. Ce même signe servait également à rendre accidentellement figuratifs, les divers caractères signes de sons dont se composait l’alphabet.

Pour nous résumer, voici les principes découverts par M. Champollion, en dehors de l’alphabet des noms propres.

1o Tout caractère reconnu signe de son aura la même valeur partout où il se rencontrera ; cette valeur, unique pour chaque hiéroglyphe phonétique, sera toujours une articulation simple, jamais une syllabe.

2o En supposant l’alphabet aussi complet que possible, tout caractère qui n’en fera point partie sera par-là reconnu idéographique ou signe d’idée. Ceci n’est qu’une conséquence du principe précédent.

3o Un signe spécial placé à la suite des caractères habituellement signes d’idées, ou habituellement signes de sons, en fait accidentellement les représentans des objets dont ils reproduisent les formes.

Tels sont les principes au moyen desquels M. Champollion a tenté l’interprétation de l’écriture hiéroglyphique. Je n’ai point à examiner ici les résultats de ses essais ; je fais remarquer seulement que, sans ces principes ou des principes équivalens, il était impossible de faire un pas en avant ; et je n’en ai point vu d’autres dans le Précis du système hiéroglyphique, non plus que dans la Grammaire égyptienne. Lors donc qu’à l’ouverture du livre que M. Salvolini vient de publier sous ce titre : Analyse grammaticale raisonnée du texte hiéroglyphique de la pierre de Rosette, je vis dans la préface que l’auteur se proposait de prouver une fois pour toutes les principes d’interprétation découverts par M. Champollion, je dus croire qu’il s’agissait des principes dont je viens de parler, d’autant plus que l’alphabet des noms propres n’a pas besoin d’être prouvé, et se trouve placé en dehors de toute contestation. Puis, lorsque rencontrant fortuitement la page 225, je vis M. Salvolini rappeler ces lignes de M. Champollion, que j’ai citées plus haut : Il ne resterait plus qu’à trouver une méthode pour reconnaître la valeur des caractères symboliques, et nous annoncer que cette méthode se trouve justement dans un principe qu’il a découvert, je dus croire que l’œuvre laissée incomplète par M. Champollion avait été achevée par M. Salvolini ; que les derniers voiles étaient déchirés, et que le problème, si long-temps insoluble, était enfin complètement résolu. En effet, que pouvait-on attendre de plus ? Les principes énoncés par M. Champollion et dont nous allions recevoir la démonstration, nous assuraient le sens des deux tiers au moins des signes dont se compose toute inscription, et un principe nouveau, inconnu à l’auteur de l’alphabet phonétique, découvert et démontré par M. Salvolini, allait nous donner, avec une certitude pareille, le sens du troisième tiers. Il ne restait donc plus rien à faire. Nous allons voir tout à l’heure que j’allais beaucoup trop vite et trop loin dans mes espérances, et que mon problème résolu n’était qu’un véritable château en Espagne., Mais disons quelques mots d’abord de l’auteur du livre. M. Salvolini est, assure-t-on, un des disciples les plus zélés comme les plus habiles de M. Champollion ; M. Salvolini a reçu de M. Champollion les communications les plus complètes, les témoignages de la confiance la plus entière ; aussi se plaît-il à le nommer son illustre maître, et croit-il devoir s’excuser de n’être pas toujours exactement du même avis que lui, et de rectifier parfois des inexactitudes qui, dit-il, lui sont échappées. Quand la chose est faite avec convenance, il n’est certes point nécessaire d’être excusé ; l’élève porté sur les épaules du maître voit naturellement plus loin que lui.

Curieux de prendre connaissance des modifications apportées aux doctrines de M. Champollion par un disciple respectueux, je m’attachai d’abord à celles qui portaient sur une théorie dont les esprits ont été vivement frappés, je veux dire la théorie des signes déterminatifs. M. Champollion, croyant reconnaître fréquemment à la suite de l’expression d’une idée une deuxième expression, soit complète, soit incomplète, de la même idée, qui lui parut destinée à faire cesser, par son adjonction, ce que la première pouvait laisser de vague et d’incertain, nomma cette deuxième expression signe déterminatif. Ce signe, constamment placé au deuxième rang, était toujours muet, c’est-à-dire emprunté à la classe des hiéroglyphes idéographiques. Quelquefois un premier signe déterminatif était suivi d’un deuxième. Mon projet n’est point de développer ici cette doctrine : j’arrive aux rectifications proposées par M. Salvolini.

Dans une dissertation qui n’occupe pas moins de cinq grandes pages in-quarto, je trouvai ces passages : « Pour l’hiérogrammate français, un déterminatif n’est qu’une espèce de note qui sert à la fois à indiquer l’acception du mot et sa prononciation. Cette opinion m’a paru inexacte. (Suivent les motifs.) Pour moi, le fait de l’emploi des déterminatifs, tout en admettant qu’il ait eu lieu dans le dessein prémédité de contribuer à la clarté des textes, n’est qu’une circonstance dont l’origine est dérivée du génie particulier des écritures sacrées. Les Égyptiens, par attachement à leur plus antique méthode graphique (ceci est souligné dans le livre comme constituant la rectification proposée), primitivement idéographique, se plurent à exprimer les idées par la combinaison des deux genres d’expression, l’ancien, l’idéographique, et le nouveau, le phonétique. » J’allais en conséquence rectifier le texte de la grammaire de M. Champollion, admirant la sagacité du correcteur, lorsque mes yeux tombant sur la page 78 de cette grammaire, je lus : « Les Égyptiens, soit dans l’intérêt de la clarté des textes, soit par attachement à la plus antique forme de leur écriture (dont les premiers caractères furent des signes figuratifs), aimaient à exprimer certaines idées par la combinaison de deux espèces de signes, de nature diverse, employés simultanément. » La rectification se trouvant toute faite, et précisément, chose remarquable, dans les termes proposés par M. Salvolini, je refermai la grammaire, et je passai outre.

« Si l’on s’en tient, dit un peu plus loin M. Salvolini, aux règles que feu Champollion a cherché à établir dans sa grammaire hiéroglyphique, relativement à l’emploi des signes déterminatifs, ces signes ne se rencontrent absolument qu’à la suite des noms ou des verbes exprimés phonétiquement. » Or, M. Salvolini nous annonce avoir trouvé des preuves nombreuses de l’inexactitude de cette règle. Me voilà reprenant la grammaire hiéroglyphique, avec l’espoir d’être plus heureux pour cette rectification que pour la précédente. Mais non ; j’ouvre le livre à la page 89, et je lis : « Ce déterminatif se joint parfois à des noms exprimés par des caractères tropiques. » Puis encore : « Ce déterminatif affecte les noms des divers métaux, soit phonétiques, soit symboliques. » Je tourne le feuillet, et je trouve à la page 91 : « Ce caractère devient le déterminatif obligé des noms, soit phonétiques, soit figuratifs, soit même symboliques, de tous les membres du corps de l’homme. » Je saute cinq feuillets, je trouve encore : « On plaça, presque toujours, à la suite des noms communs figuratifs, symboliques ou phonétiques des différentes espèces d’édifices, les signes suivans comme déterminatifs. » Je referme le livre. On conviendra que c’est jouer de malheur ; pas une rectification proposée par M. Salvolini qui ne se trouve faite d’avance. Je ne sais quelle explication pourra donner M. Salvolini ; mais ce que je sais bien, c’est que, chez nous, un disciple qui honore et respecte un maître auquel il doit tout ce qu’il est, fermera les yeux sur les inexactitudes légères qui ont pu lui échapper, bien loin d’en supposer qui n’existent pas, pour se donner le plaisir de les relever ; bien loin de paraître ignorer l’existence de tel passage dans les écrits du maître pour lui faire un reproche de son absence, et présenter ce même passage dans des termes à peine différens, comme sa propre découverte, surtout quand les écrits du maître sont aux mains du public, et témoignent de la vérité. Il faut dire que quand M. Salvolini a livré à l’impression son analyse de l’inscription de Rosette, il n’était point question encore de la publication prochaine de la grammaire hiéroglyphique, dont M. Salvolini seul possédait une copie ; il ne s’attendait pas sans doute à la voir paraître si tôt. Mais passons ; que nous importent les procédés de M. Salvolini à l’égard de celui qu’il appelle son illustre maître ? Ce que nous devons examiner, ce sont les démonstrations qu’il donne de ses principes ; ce sont les additions au moyen desquelles il a prétendu les compléter. Commençons par les additions ; et d’abord occupons-nous de ce qui est relatif aux divers modes d’expression dont est susceptible un caractère hiéroglyphique. M. Champollion, comme nous l’avons vu plus haut, avait placé au premier rang la classe des hiéroglyphes signes de sons, servant à exprimer les idées à la manière des lettres de notre alphabet, ce qui fait désigner habituellement cette classe par le nom d’alphabet phonétique. M. Champollion a constamment regardé les caractères phonétiques comme ne pouvant représenter autre chose qu’une articulation simple, repoussant bien loin les valeurs syllabiques que le docteur Young avait cru pouvoir admettre parmi les résultats de ses premières recherches. M. Salvolini, dans son livre, rétablit les valeurs syllabiques abandonnées de tout le monde depuis long-temps.

Dès qu’un caractère avait été reconnu comme représentant de tel son, M. Champollion le regardait comme ne pouvant jamais représenter d’autre son que celui-là. On sent, en effet, qu’il n’y a de lecture possible qu’avec des caractères dont la valeur est invariable. M. Salvolini nous annonce avoir découvert jusqu’à présent vingt-cinq caractères signes de sons, susceptibles de représenter deux, trois, et même quatre articulations simples ou valeurs syllabiques tout-à-fait différentes ; ce qui tient, dit-il, à ce qu’un caractère hiéroglyphique pouvait être employé, non-seulement à représenter l’articulation initiale du nom de l’objet figuré, mais encore les diverses articulations initiales des noms, ou même les noms entiers des idées que l’objet figuré rappelait d’une manière indirecte. Quatre valeurs phonétiques tout-à-fait différentes, et peut-être davantage, car la porte n’est point fermée ; mais c’est une véritable révolution dans l’alphabet phonétique, et je ne suis pas surpris que M. Salvolini nous veuille faire admirer, dans sa découverte, l’heureuse flexibilité du système graphique égyptien. Heureuse à tel point, que ses résultats sont faits pour effrayer l’imagination ; vous allez en juger.

L’écriture phonétique ne reproduit généralement, nous dit-on, que la charpente des mots, c’est-à-dire qu’elle omet les voyelles. Nous rencontrons un groupe composé de trois de ces caractères, qui, suivant M. Salvolini, sont susceptibles de plusieurs valeurs différentes ; comment allons-nous le lire ? Supposons que chacun de nos caractères puisse représenter seulement trois articulations diverses ; au lieu de six voyelles qui pourraient entrer une à une, deux à deux, trois à trois, dans la prononciation de notre groupe, n’en prenons que trois ; on voit que nos évaluations sont assez modérées. Eh bien ! malgré cette modération, le calcul mathématique, c’est-à-dire le raisonnement qui ne permet point de réplique, nous apprend que le nombre des manières dont peut être lu notre groupe de trois caractères n’est pas au-dessous de soixante-treize mille deux cent vingt-quatre. Si pour notre lecture nous prenons quatre voyelles sur les six, au lieu de trois, le nombre des mots entre lesquels nous aurons à choisir s’élèvera tout d’un coup à deux cent douze mille neuf cent soixante-seize. Si enfin nous portons à quatre le nombre des valeurs diverses dont est susceptible chacun de nos trois caractères hiéroglyphiques, nous arrivons à un nombre possible de lectures diverses égal à cinq cent quatre mille huit cent trente-deux. Tout cela est incroyable ; tout cela est vrai cependant, la démonstration algébrique est là[1] ; un de mes amis, mathématicien distingué, a bien voulu la formuler. Il faut dire cependant, pour être juste, que certaines circonstances dont le calcul n’a pu tenir compte réduiraient probablement ces nombres de quelques unités ; mais y eût-il réduction de moitié, les résultats seraient assez riches encore pour imprimer au nouvel alphabet proposé par M. Salvolini un cachet qui n’appartient qu’à lui. Mais patience, quand nous allons arriver à l’inscription de Rosette, l’auteur nous donnera sans doute alors quelque règle qui nous puisse guider dans ce labyrinthe.

À la suite de ces larges modifications à l’alphabet phonétique viennent se placer deux additions auxquelles M. Salvolini attache la plus haute importance ; ce sont, dit-il, deux chapitres nouveaux qu’il est urgent d’intercaler dans la grammaire hiéroglyphique. Cette intercalation regarde les éditeurs ; occupons-nous des additions. Nous avons vu précédemment que Zoéga, dans son Traité sur les obélisques, énumérant les divers modes suivant lesquels les idées peuvent être exprimées à l’aide des caractères hiéroglyphiques, adjoignait à ceux dont il est fait mention dans saint Clément d’Alexandrie, un cinquième mode d’expression indiqué par Horapollon, mode d’expression analogue à celui de nos rébus. Nous avons vu aussi que ce mode, appelé phonétique par Zoéga, avait été écarté par M. Champollion. Aujourd’hui M. Salvolini, ayant reconnu, dit-il, l’insuffisance des méthodes d’explication (il a voulu dire des modes d’expression) admis par M. Champollion, a cru devoir rétablir la cinquième classe de Zoéga, c’est-à-dire les hiéroglyphes-rébus. Si les exemples qu’il cite de ce mode d’expression ont quelque réalité, ce rétablissement est légitime, et, quoiqu’il vienne ajouter aux obstacles admis par M. Champollion un obstacle bien plus grand encore, je n’hésite point à l’approuver, si, je le répète, les exemples cités ont quelque réalité, si l’on peut les placer sur la même ligne que le chapitre de l’épervier d’Horapollon dont j’ai parlé plus haut ; car il ne nous suffit pas, pour admettre la réalité de ces exemples, tous empruntés à des textes dont le sens nous est parfaitement inconnu, il ne nous suffit pas, dis-je, de la conviction intime de M. Salvolini. Il aura beau multiplier les expressions corroborantes qu’il paraît affectionner beaucoup ; il aura beau nous dire que le sens général des légendes hiéroglyphiques auxquelles il emprunte ses citations s’oppose invinciblement à toute interprétation autre que la sienne, je lui répondrai toujours que je préfère ces modestes formules, je vais démontrer, ce qu’il fallait démontrer ; et par démontrer j’entends appuyer ses dires de l’autorité d’une traduction grecque. Mais patience, nous allons arriver à l’analyse de l’inscription de Rosette ; M. Salvolini y rencontrera sans doute quelque caractère du genre de nos rébus, nous verrons alors au moyen de quelle règle il les reconnaît. Admettons, jusque-là, que M. Salvolini ne s’aviserait pas d’augmenter gratuitement les difficultés qui s’opposent à l’interprétation de l’écriture hiéroglyphique.

À propos de cette réhabilitation des hiéroglyphes-rébus, M. Salvolini est tombé dans une méprise assez singulière. Cette espèce de caractères, rappelant le nom d’un objet au moyen de sa figure, rentre, comme on le voit, dans la grande classe des hiéroglyphes idéographiques ou symboliques. C’est donc un nouveau mode d’expression que M. Salvolini a découvert dans les caractères symboliques. Or, M. Salvolini, confondant mode avec méthode, confusion qui s’explique chez un étranger, transforme son mode d’expression en méthode d’interprétation, et raisonne de la manière suivante ; regardez bien : « M. Champollion, dit-il (pag. 225), avoue, dans son Précis du système hiéroglyphique, qu’il ne resterait plus qu’à trouver une méthode pour reconnaître la valeur des caractères symboliques ; et c’est là l’obstacle, ajoute-t-il, qui semble devoir retarder le plus l’intelligence pleine et entière des textes hiéroglyphiques. Or, je suis persuadé que cette méthode, que feu Champollion désira qu’on découvrît pour reconnaître l’origine du grand nombre parmi les caractères tropiques égyptiens, qui n’ont pu être expliqués par les procédés signalés par Clément d’Alexandrie ; que cette méthode, disons-nous, se trouve justement dans le nouveau principe que je viens d’appliquer. » Ce principe nouveau consiste à admettre que les Égyptiens employaient souvent les caractères hiéroglyphiques pour rappeler, non pas l’idée de l’objet figuré, non plus que les autres idées qui se rattachent à cet objet, mais simplement le nom qu’il porte dans la langue parlée. J’ai eu l’occasion, dans le commencement de cet article, de citer le passage du Précis que rappelle M. Salvolini. Est-il nécessaire, après ce que j’ai dit alors, d’ajouter ici que M. Salvolini n’a pas compris un mot de ce passage, et par conséquent du chapitre auquel il appartient, et dont il forme une des conclusions ? Cela est excusable chez un étranger ; mais toujours est-il qu’il y a loin, fort loin, d’une assertion (le principe de M. Salvolini) qui, ajoutant un rôle nouveau à tous ceux dont se trouvaient déjà chargés les caractères symboliques, n’a d’autre résultat que d’accroître les embarras de l’interprète, qu’il y a, dis-je, fort loin de cette assertion à une méthode (la méthode désirée par M. Champollion) qui permette de juger, à la vue d’un caractère symbolique, quel est, de tous les rôles divers dont il peut être chargé, celui qu’il remplit dans la circonstance présente, c’est-à-dire à une méthode devant laquelle disparaîtraient toutes les difficultés. Puis donc qu’il y a eu méprise, puisque la méthode qui devait assurer la solution complète du problème n’est point encore trouvée, il faut nous résigner à sacrifier une partie des trop grandes espérances que nous avions conçues d’abord ; mais nous devons nous estimer heureux si l’on nous démontre les principes au moyen desquels nous connaîtrons d’une manière certaine le sens attaché aux caractères non symboliques, qui entrent, dit-on, pour les deux tiers au moins dans toute légende hiéroglyphique.

Je ne m’arrêterai pas long-temps au deuxième des importans chapitres que M. Salvolini voudrait ajouter à la grammaire hiéroglyphique. M. Champollion ne reconnaissait que deux grandes classes de caractères, les caractères signes de sons et les caractères signes d’idées. M. Salvolini veut nous faire admettre une troisième grande classe de caractères qui, dit-il, ne représentent ni des sons ni des idées. Que représentent-ils donc ? Eh ! mon Dieu ! ils ne représentent rien. M. Salvolini les appelle signes ou groupes explétifs-disjonctifs, ce qui veut dire, en termes vulgaires, caractères inutiles, groupes superflus. Mais comment a-t-il reconnu cette superfluité, que, suivant lui, M. Champollion a toujours ignorée ? Ce n’est, malheureusement, qu’à l’aide de sa conviction intime et du sens général de ces textes inconnus dont j’ai déjà parlé, lequel s’opposait sans doute invinciblement à ce que ces signes eussent quelque utilité. Il faut dire, il est vrai, qu’une traduction grecque peut bien nous mettre sur la voie du sens de tel caractère hiéroglyphique, mais qu’il serait fort difficile peut-être d’établir, au moyen de cette traduction, que tel caractère n’a aucun sens. Parmi les signes de cette classe nouvelle, découverte par M. Salvolini, il y en a qui, selon lui, s’employaient par respect, d’autres que l’on traçait dans l’intérêt de l’euphonie, d’autres encore, et ce ne sont pas les moins curieux, qui n’avaient pas d’autre usage que de remplir les vides, en un mot, des signes employés par horreur du vide. L’on ne s’attendait guère à voir reparaître aujourd’hui dans les sciences ce fameux principe de l’horreur du vide, qui a joué jadis un si grand rôle dans la physique. Chassé par une porte, il rentre par une autre. Quant aux moyens à l’aide desquels M. Salvolini a reconnu l’origine diverse de ces divers explétifs, ce sont les mêmes qui les lui avaient fait reconnaître pour des explétifs, c’est-à-dire sa conviction intime et le sens général des textes inconnus qui s’oppose invinciblement, etc. Je répéterai donc, à l’occasion des hiéroglyphes superflus, ce que j’ai dit à l’occasion des hiéroglyphes-rébus : attendons l’analyse de l’inscription de Rosette. M. Salvolini y trouvera sans doute quelqu’un de ces caractères explétifs, et nous verrons au moyen de quelle règle il les reconnaît.

Si nous ajoutons à ce qui précède, que M. Salvolini a rencontré souvent les caractères idéographiques déterminatifs placés avant l’expression qu’ils sont appelés à déterminer, tandis que M. Champollion n’admettait comme déterminatifs que des caractères placés en seconde ligne ; que M. Salvolini, éclairé par sa conviction intime, attribue le déplacement tantôt au respect, tantôt au caprice ; enfin, que M. Salvolini, toujours avec l’aide de la même conviction intime, a reconnu dans différentes circonstances jusqu’à trois signes déterminatifs placés à la suite de l’expression d’une seule idée, tandis que, dans M. Champollion, le nombre des signes de cette espèce ne va pas au-delà de deux, on aura une idée assez complète des rectifications et additions proposées par M. Salvolini.

En résumé, nous voyons que M. Salvolini regarde les caractères dont se composent les inscriptions hiéroglyphiques comme pouvant jouer des rôles beaucoup plus variés que ne l’admettait M. Champollion. Ces caractères peuvent représenter des sons ou des idées, ce que disait M. Champollion, ou ne rien représenter, ce que M. Champollion n’admettait point. Un caractère signe de son représente une articulation simple, ce que disait M. Champollion, il peut encore représenter une syllabe, il peut enfin représenter à la fois plusieurs sons, soit simples, soit syllabiques, ce que M. Champollion n’admettait point. Un caractère signe d’idée peut représenter directement l’objet dont la figure est tracée, et indirectement diverses idées qui se rattachent aux propriétés ou qualités de cet objet, ce que disait M. Champollion ; il peut de plus jouer le même rôle que nos rébus, c’est-à-dire rappeler, au moyen du nom de l’objet figuré, une idée tout-à-fait étrangère à cet objet, ce que M. Champollion n’admettait point. En un mot, M. Champollion reconnaissait, dans les divers modes d’expression dont est susceptible un caractère hiéroglyphique, un certain nombre de difficultés à surmonter, M. Salvolini en admet un nombre beaucoup plus considérable. La solution du problème lui fera d’autant plus d’honneur.

Passons à l’examen des règles devant lesquelles tomberont toutes ces difficultés. Ce ne sont plus seulement les principes de M. Champollion qu’il s’agit de démontrer ; ces principes ou plutôt ce principe, car au fond il n’y en a qu’un duquel dérivent les autres, ce principe ne suffirait plus. Les signes reconnus pour phonétiques, dit M. Champollion, conservent leur valeur phonétique dans tous les textes hiéroglyphiques où ils se rencontrent. Cette règle permet de marcher quand on assigne à chaque caractère une valeur unique et invariable ; mais il n’en est plus de même quand on admet dans l’alphabet des caractères à valeurs multiples. Il faut donc, puisque M. Salvolini annonce qu’il va justifier le principe de M. Champollion, qu’il démontre en même temps une règle supplémentaire. Il faut en outre, puisque M. Salvolini admet des hiéroglyphes-rébus et des superflus, qu’il nous donne une règle pour les reconnaître. Il est bon qu’il nous apprenne aussi à quel signe on reconnaît qu’un caractère déterminatif a été déplacé, soit par caprice, soit par respect, et surtout à quel signe on reconnaît qu’un caractère joue le rôle de déterminatif. Le livre de M. Salvolini, nous annonçant une analyse grammaticale et raisonnée de l’inscription hiéroglyphique de Rosette, ne saurait manquer de nous donner toutes ces règles, sans lesquelles on ne peut faire un pas.

J’ai long-temps cherché ; j’ai lu et relu le livre de M. Salvolini ; je dois avouer qu’il ne m’a pas été possible d’y reconnaître l’apparence d’une règle appliquée à l’interprétation de l’écriture hiéroglyphique. Non-seulement je n’ai point rencontré de règles nouvelles, mais encore je n’ai vu appliquer nulle part le principe fondamental de M. Champollion. Tel signe est considéré ici comme signe de son, qui, un peu plus loin dans des circonstances absolument pareilles, est regardé par M. Salvolini comme signe d’idée. « Nous avons dans ce fait, dit M. Salvolini à la page 146 de son livre, un exemple remarquable de l’heureuse flexibilité du système des écritures sacrées. » C’est fort bien. Mais alors il ne fallait pas annoncer que vous alliez justifier les principes de M.  Champollion, car cette preuve d’heureuse flexibilité du système des écritures sacrées serait en même temps une preuve de la fausseté du principe fondamental établi par M. Champollion.

Ce principe abandonné, nous aurions encore le moyen indiqué par M. Champollion pour reconnaître les cas où un caractère représente directement l’objet figuré. Ce moyen, comme je l’ai dit plus haut, consiste dans un signe dont le caractère hiéroglyphique est accompagné. Ce signe apparaissant une fois dans la partie de l’inscription de Rosette dont M. Salvolini nous donne l’analyse, nous pouvons juger encore si, des principes de M. Champollion, c’est celui-là qu’il a voulu justifier : pas plus que l’autre. Cette note, qui, pour M. Champollion, eût annoncé un caractère figuratif, paraît à M. Salvolini (page 185) démontrer que le caractère qu’elle accompagne est un déterminatif tropique. Encore si cette note pouvait servir à reconnaître les déterminatifs, mais non ; des nombreux déterminatifs que l’auteur reconnaît dans le cours de son analyse, celui-ci est le seul qui présente un caractère distinctif. D’ailleurs fussent-ils tous accompagnés de cette note, nous n’en serions guère plus avancés ; car, à la page 225, M. Salvolini nous avertit que la même note servait à faire d’un caractère le représentant accidentel d’un mot, c’est-à-dire à lui faire jouer le rôle de rébus ; et, d’un autre côté, à la page 160, il la place dans la classe des signes explétifs, tout en ajoutant qu’elle pouvait être employée à faire, d’un caractère hiéroglyphique, le représentant de l’objet dont il offre la figure. Évidemment une note qui pouvait servir à tant d’usages différens, ne nous peut servir à rien. Ainsi donc, bien loin de justifier les principes de M. Champollion, M. Salvolini les a repoussés, et, ce que l’on comprendra plus difficilement, il les a repoussés sans en mettre d’autres à leur place. Comment donc sans règles a-t-il pu faire un pas ? L’inspiration seule l’a guidé. À la vue de chaque caractère, il a deviné le rôle qu’il devait jouer. Celui-ci, s’est-il dit, doit être signe de son, il figure, dans l’alphabet ; celui-là, quoique figurant aussi dans l’alphabet, doit être signe d’idée ; celui-ci doit être un déterminatif, il est placé derrière le groupe dont il détermine le sens ; celui-là, quoique occupant le premier rang, doit être également un déterminatif, etc. Enfin, l’inspiration seule se montre partout ; l’inspiration et, si l’on veut, la conviction intime, ont été partout les seules règles de M. Salvolini. C’est fort bien ; mais ceux qui ne sont pas inspirés, comment, s’ils veulent tenter quelque interprétation, comment se tireront-ils d’affaire ? Je ne me charge point de vous l’indiquer.

Qu’a donc voulu prouver M. Salvolini avec son analyse ? quelles conséquences en a-t-il voulu déduire ? S’il entre dans l’interprétation sans avoir des règles formulées d’avance, du moins doit-on, en le suivant, voir des règles résulter de la marche qu’il suit. Pour moi, je l’ai déjà dit, je n’en ai pas pu découvrir une seule. Supposons cependant que, là où je n’ai vu qu’arbitraire, il y ait un fil directeur qui, d’abord profondément caché, doive se manifester à la fin. Examinons les résultats que nous présente l’analyse de M. Salvolini, et cherchons à juger par leur nature du degré de certitude qu’en pourraient attendre les règles auxquelles ils serviraient d’appui. Chacune des trois lignes de l’inscription de Rosette, analysées dans le volume de M. Salvolini, m’ayant conduit à des conséquences parfaitement identiques, je me contenterai de citer ici la troisième. Si j’ai choisi cette dernière plutôt que la première ou la seconde, c’est que M. Salvolini, convaincu du reste (page 236) que la première rédaction du décret de Rosette a été faite en langue grecque, s’astreint à suivre cette rédaction première dans la troisième ligne, beaucoup plus que dans les deux autres, où nous le voyons introduire diverses choses dont le texte grec correspondant ne fait nulle mention, telles que du blé, des pierres précieuses, le bœuf Mnevis, etc.

Voici donc la lecture de la troisième ligne de l’inscription de Rosette, suivant M. Salvolini :

Hra neter s[ont] djonf entouot-sen. Emouôt ska ptont[en] en sout [en].

Ce qui signifie

Et des dieux sauveurs pères de leurs pères. Pareillement, de faire élever une image du roi.

Pour qui connaît la langue copte ou égyptienne, il est évident que pas un mot de cette étrange lecture ne lui appartient. Je dois entrer dans quelques détails pour ceux qui ne la connaissent pas.

Hra, qui répond à la conjonction et, ressemble, il est vrai, à une préposition copte ; mais cette préposition ne s’est jamais présentée avec une valeur conjonctive.

Neter, mot par lequel M. Salvolini rend un caractère qu’il regarde comme symbolique, n’existe point dans la langue copte. Pour exprimer les dieux, partout on emploie ne noute.

Sont, mot dont M. Salvolini a suppléé la partie ont, a, dans la langue copte, le sens de créer ; je ne sais jusqu’à quel point l’analogie autorise à substituer le verbe sauver au verbe créer.

Djonf entouot-sen, les pères de leurs pères. Pour exprimer cette idée, la langue copte ne connaît pas d’autre expression que neiote enneueiote.

Emouôt ou enouôt existe bien dans la langue copte, mais il n’y a jamais représenté l’adverbe pareillement au commencement d’une phrase. Ce mot ne s’emploie que comme complément, et dans la dépendance d’un article simple ou démonstratif. Du reste, ce n’est pas emouôt qu’il faut lire, mais bien emouôtouôt ; l’inspiration seule avertit M. Salvolini que le second ouôt ne doit pas se prononcer.

Ska n’appartient point à la langue copte. De ce que le verbe neutre demeurer est susceptible de certaines modifications, doit-on en conclure que le verbe actif poser est dans le même cas ? Je ne le pense pas. Du reste, c’est encore par inspiration que M. Salvolini a lu ska et non ksa, car la disposition des caractères donnerait cette deuxième leçon.

Tenton, lu partiellement et complété par M. Salvolini, qui a suppléé les deux voyelles et l’n finale, est un verbe copte signifiant comparer, assimiler. Je ferai remarquer à M. Salvolini, que pour passer du verbe au substantif, il est nécessaire de permuter les deux voyelles, ce qui donne tonten. Cette règle est invariable.

Enfin souten, mot dans lequel M. Salvolini a suppléé encore les voyelles et la finale n, ne s’est jamais rencontré dans les livres coptes pour exprimer l’idée roi. C’est constamment ouro, erro, que ces textes emploient.

Il est aisé de voir que si, privés de la traduction grecque du décret de Rosette, nous avions été réduits, pour l’interpréter, à porter la lumière dans de semblables lectures au moyen du dictionnaire copte, nous n’en aurions jamais connu le premier mot. M. Salvolini en convient tout le premier, car il s’appuie continuellement sur l’autorité du texte grec pour les valeurs qu’il assigne à tous ces mots qui n’ont jamais figuré dans la langue copte. Nous demandions plus haut quels résultats M. Salvolini obtenait de son analyse. Ces résultats, les voici. M. Salvolini déduit du texte grec de l’inscription de Rosette le sens des mots nouveaux dont il enrichit les dictionnaires égyptiens. Il a pris tout simplement la question à rebours. S’il connaissait les rapports qui existent entre la langue parlée et la langue écrite, s’il avait une méthode de lecture, il fallait en démontrer la réalité en lisant dans l’inscription de Rosette, dont le sens est bien connu, des mots appartenant aux dictionnaires coptes, présentant le même sens que dans ces dictionnaires, et employés conformément aux règles de la grammaire. Au lieu de cela, M. Salvolini admettant à priori la bonté de sa méthode, si tant est qu’il faille voir une méthode dans les procédés dont il fait usage, n’a cherché dans le sens connu de l’inscription de Rosette qu’un prétexte pour enrichir la langue copte des mots tout-à-fait nouveaux qu’il découvrait à chaque pas. Mais, dira-t-on maintenant, si M. Salvolini a constamment besoin du texte grec pour reconnaître le sens des lectures qu’il obtient dans une inscription purement historique, comment a-t-il pu traduire couramment, et les campagnes de Sesostris, et les manuscrits que l’on désigne sous le nom de rituels funéraires, au point de reconnaître que le sens général s’opposait invinciblement à toute autre interprétation que la sienne, car dans l’un ni dans l’autre cas il n’était aidé par une traduction grecque ? Je ne me charge point d’expliquer cela. Mais je crois pouvoir indiquer une des causes qui ont fait échouer M. Salvolini dans ses tentatives pour résoudre le problème des écritures égyptiennes. Une connaissance indispensable pour tenter cette solution avec espoir de succès, c’est la connaissance aussi complète que possible de la langue copte et de ses règles. Cette connaissance paraît manquer à M. Salvolini. Ainsi, poussant parfois l’analogie jusqu’à des limites inconnues avant lui, il assigne à tel mot copte un sens qui lui est tout-à-fait étranger, uniquement parce que le mot latin qui lui correspond dans le dictionnaire est susceptible de ce sens, tandis que, d’un autre côté, il méconnaît des analogies incontestables, qui existent entre la langue écrite et la langue parlée, faute de savoir que dans cette dernière il y a un grand nombre de mots, tels que, tot, main, rat, pied, , tête, hra, face, etc., pour lesquels l’article possessif ne s’exprime jamais autrement que par un pronom affixe. M. Salvolini paraît ignorer qu’un substantif suivi de niben, tout, ne saurait prendre un article devant lui. Il paraît ignorer encore qu’une forme dont il fait usage plusieurs fois, khet niben, est tout-à-fait inadmissible, parce que khet qui signifie l’autre, ne saurait être associé au mot niben qui signifie tout d’une manière absolue ; le mot ter est le seul qui puisse s’employer pour signifier tout à la suite du mot autre ; ainsi l’on dirait, tous les autres hommes, nikerômi têrou. M. Salvolini paraît ignorer que le mot naa ne s’emploie jamais sans les pronoms affixes, et qu’il représente non pas le mot grand, mais le comparatif plus grand que. M. Salvolini donne souvent à l’un des composans d’un mot, le sens qui n’appartient qu’au mot entier : ainsi pour lui, soeit, illustration, prend le sens illustrer, qui n’appartient qu’au mot composé tisoeit ; le mot ahe, se tenir debout, prend le sens ériger, qui n’appartient qu’au mot tahe, etc. Je pourrais facilement multiplier les exemples ; ceux que je viens de donner suffiront, je pense, pour montrer que M. Salvolini eût dû faire une étude plus approfondie de la langue égyptienne et de ses règles, avant de se mettre à la recherche des rapports qui la rattachaient à l’écriture hiéroglyphique, avant de se risquer dans les interprétations auxquelles cette langue pouvait seule donner une base solide. S’il eût agi de la sorte, il est à croire qu’il n’eût point, par la publication de son livre, fourni de nouvelles raisons à ceux qui doutent encore que l’interprétation des hiéroglyphes soit possible.


Dr Dujardin.
  1. Soit B le nombre des valeurs dont est susceptible chaque caractère hiéroglyphique ; soit n-1 le nombre des caractères dont se compose le groupe que l’on veut lire ; n représentera le nombre des places que peuvent occuper les voyelles à suppléer, tant aux extrémités que dans l’intérieur du groupe ; soit enfin m le nombre des voyelles dont fait usage la langue parlée, et A le nombre des lectures diverses que peut fournir le groupe en question.

    Bn-1 sera le nombre des combinaisons possibles entre les valeurs diverses des n-1 consonnes occupant la même place relative.

    Chacune des m voyelles pouvant occuper dans chacune de ces combinaisons chacune des n places différentes,

    Bn-1 × m × n sera le nombre des mots à une seule voyelle.

    Dans chacun de ces mots il reste n-1 places où se peuvent mettre isolément chacune des m voyelles, ce qui donne m (n-1) variations de chaque mot,

    Bn-1 × m × n × m (n-1) = Bn-1 × m2 × n (n-1) représente donc le nombre des mots nouveaux à deux voyelles.

    En continuant le même raisonnement, on voit que

    Bn-1 × m3 × n (n-1) (n-2) représente le nombre des mots à trois voyelles,

    Bn-1 × m4 × n (n-1) (n-2) (n-3) le nombre de mots à quatre voyelles, et ainsi de suite ; de sorte que la formule générale qui représente la totalité des mots formés par les changemens de valeur des n-1 consonnes et l’introduction des m voyelles, 1 à 1, 2 à 2, 3 à 3, 4 à 4, etc., est,

    A = Bn-1 (m·n + m2·n (n-1) + m3·n (n-1) (n-2) + etc.)

    Si l’on fait B=2, n-1= 2, m=3, on a A = 900.

    Pour B=3, n-1= 2, m=3, on a A = 2,025.

    Pour B=3, n-1=3, m=3, on a A = 73,224

    Pour B=3, n-1= 3, m=4, on a A = 212,976, etc.