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La Tour du télégraphe/XII

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XII

La légende de la Naz-Cisa.


Fanny, en effet, passa le reste de la journée à tout préparer pour le départ. Les domestiques furent mandés par elle, l’un après l’autre, et reçurent des instructions particulières ; une forte gratification, ajoutée à leurs gages, et de belles promesses pour l’avenir, les mirent complétement dans l’intérêt de leurs maîtres. Linge et vêtements furent rentassés dans des malles que l’on pouvait clore en un moment. Le vicomte et sa prétendue sœur devaient voyager dans une berline à laquelle seraient attelés les deux chevaux de la maison, sous la conduite de John, jusqu’au prochain relais de poste. On ne désignait pas le but du voyage et l’heure du départ, mais il fallait que chevaux et voiture fussent prêts au premier ordre.

Pendant que Fanny était occupée de ces soins divers, le vicomte, enfermé chez lui, écrivait des lettres, brûlait des papiers, et semblait de son côté tout disposer en vue de certaines éventualités. Puis on l’entendit aller et venir dans la maison comme s’il eût opéré des recherches d’un grand intérêt dans les circonstances présentes. Lorsqu’il rejoignit Fanny dans la salle à manger pour le repas du soir, son visage trahissait une vive satisfaction. Fanny n’osait l’interroger en présence des gens de service ; mais, quand on se leva de table pour passer au salon, elle lui fit les questions les plus pressantes sur ses projets ultérieurs.

— Ayez l’esprit en repos, ma chère, répondit Cransac en souriant ; votre assistance m’est inutile pour l’exécution de mon plan. Si je réussis, vous saurez tout.

Sans vouloir l’écouter davantage, il alluma un cigare et alla faire un tour dans le jardin.

Fanny était fort intriguée ; quelles pouvaient être les intentions de Cransac ? Elle se perdait en conjectures, et plusieurs fois dans la soirée elle essaya encore de lui arracher son secret. Hector finit par la congédier brusquement et rentra dans sa chambre, tandis que la jeune femme, irritée et mécontente, regagnait la sienne.

Il était en ce moment dix heures du soir, heure très avancée dans ce village solitaire dont les habitants se couchaient à la chute du jour. Fanny renvoya sa femme de chambre, mais elle ne songeait pas à prendre du repos, et elle s’absorba en apparence dans la lecture d’une revue de modes. En réalité elle était attentive au plus léger bruit qui se faisait dans la maison. Soupçonnant que Cransac préparait quelque chose pour la nuit même, elle voulait être de moitié dans cette entreprise quelle qu’elle fût. Le vicomte en effet veillait de son côté, et on voyait un rayon lumineux filtrer de sa fenêtre qui donnait sur la cour. Fanny devina que son associé se défiait d’elle, comme elle se défiait de lui ; sans doute il attendait qu’elle fût couchée et endormie pour donner suite au dessein qu’il méditait.

Pénétrée de cette pensée, elle alla et vint dans la chambre pour faire croire qu’elle se disposait à se mettre au lit ; puis elle éteignit sa lampe et demeura immobile dans les ténèbres.

Près d’une heure s’écoula encore, et elle commençait à croire que ses soupçons n’avaient rien de fondé, quand son obstination reçut sa récompense. Dans cette vieille demeure vermoulue, le moindre mouvement causait des ébranlements fort sensibles ; les planchers criaient sous les pas, les portes grinçaient bruyamment. Aussi Fanny n’eut-elle pas de peine à s’assurer que le vicomte, après être sorti de sa chambre, descendait l’escalier et ouvrait la porte du jardin. Prompte comme l’éclair, elle jeta sur ses épaules un châle qu’elle avait disposé à cet effet, couvrit sa tête d’un foulard qu’elle arrangea en marmotte, et descendit précipitamment à son tour.

Dans le jardin, elle aperçut quelqu’un qui marchait le long des allées mal entretenues et se dirigeait vers une petite porte donnant sur la campagne. Elle se mit à courir, et au moment où Cransac allait refermer la porte, elle lui dit tout à coup de sa voix la plus doucereuse :

— Où donc allez-vous à pareille heure, mon cher vicomte ?

Cransac s’était retourné furieux et menaçant.

— Encore vous ! s’écria-t-il ; cet espionnage m’obsède et….

Mais, se ravisant aussitôt, il partit d’un éclat de rire. Vous êtes vraiment pétrie de malice et d’obstination, Fanny, poursuivit-il ; qui se serait attendu à vous trouver là !… Eh bien, puisque vous voulez voir, vous verrez ; puisque vous voulez venir, venez… Vous aurez moins d’agrément dans cette aventure que vous ne l’espérez peut-être…

Fanny ne se fit pas répéter cette invitation et se glissa hors du jardin. Ce fut seulement quand elle se trouva dans un chemin creux, en pleine campagne, qu’elle demanda avec une vague inquiétude :

— Où me conduisez-vous, Cransac ?

— Parbleu ! à la tour Verte… C’est dans cette masure qu’est cachée la lampe merveilleuse de notre Aladin du télégraphe, et je vais voir s’il n’y aurait pas moyen de s’emparer du précieux talisman.

— Y pensez-vous. Hector ? Comment entrerons-nous ?

— Ceci me regarde… Du reste, ma chère, je dois vous prévenir qu’il y a des revenants dans cette vieille tour, et passer une partie de la nuit en compagnie de ces messieurs pourrait ne pas être de votre goût.

Fanny tressaillit et se rapprocha de son compagnon par un mouvement involontaire. Si hardie qu’elle fût envers les vivants, elle avait, grâce à son éducation première, une extrême frayeur des habitants de l’autre monde. Cransac le devina.

— Voyons, reprit-il de son ton railleur, si le cœur vous manque, vous pouvez encore revenir en arrière, et je suis prêt à vous accompagner jusqu’à votre chambre.

— Vous vous moquez, Hector ; marchons.

— Comme il vous plaira.

Et on continua d’avancer.

La nuit était très-noire ; il n’y avait pas de lune et d’épais nuages couvraient le ciel. Un silence morne régnait dans la campagne, où rien ne pouvait servir de point de repère aux yeux comme aux oreilles. Cransac, à qui les localités étaient familières, suivait sans hésitation le chemin caillouteux bordé de baies où l’on s’était engagé ; mais la jeune femme éprouvait beaucoup de difficulté à marcher ; ses pieds délicats, aux minces chaussures, s’embarrassaient dans de hautes herbes ou se heurtaient aux pierres dont la route était jonchée. Comme on ne songeait nullement à lui offrir le bras, elle le prit sans façon, et alors elle s’aperçut que le vicomte pouvait alléguer une excuse pour son défaut de galanterie. Il était chargé de divers objets, nécessaires sans doute à l’exécution de son entreprise. C’était notamment une lanterne, qu’il ne jugeait pas prudent d’allumer encore, puis différents autres ustensiles de fer qui s’entrechoquaient dans les poches de son surtout.

Bientôt on commença de s’élever sur la pente dont la tour Verte formait le couronnement. Là, une lueur vague permettait d’avancer avec plus de facilité ; en revanche, on risquait d’être vu ou entendu par quelque passant attardé, ct Cransac s’arrêta plusieurs fois afin de s’assurer que personne n’était à portée de l’épier. Le village de Puy-Néré, dont on entrevoyait les habitations comme des masses sombres, semblait profondément endormi. Une seule lumière apparaissait, terne et pâle, à une fenêtre, et l’on reconnut que cette fenêtre était celle de Raymond Fleuriot. Cependant cette circonstance n’inquiéta pas le vicomte.

— Tout va bien, reprit-il d’un ton enjoué ; tandis que notre intraitable ami s’escrime là-bas à copier des actes de procédure, il ne songe pas à venir, en vaillant paladin, défendre la tour où son trésor est caché.

— Et nous enlèverons le trésor, répliqua Fanny avec une joie farouche ; je ne saurais vous dire combien j’ai cet homme en horreur à présent !… Mais, encore une fois, Hector, comment ouvrirez-vous la porte du réduit et même la porte extérieure de la tour, que les employés du télégraphe ont la consigne de fermer chaque soir ?

— Puisque nous sommes en plein mille et une nuits, je dirai : « Sésame, ouvre-toi. » Aussitôt verrous et serrures céderont par enchantement.

— Vous êtes insupportable.

Cransac, secrètement blessé de l’opiniâtreté de Fanny à le suivre, à surveiller toutes ses démarches, s’en vengeait par des railleries.

Ce n’est pas le vulgaire Raymond Fleuriot que je compte trouver à la tour Verte, poursuivit-il de son ton moqueur ; c’est la « Dame au nez coupé » que les gens du pays appellent en patois « la Naz-Cisa, » et qui revient, dit-on, chaque nuit, depuis des siècles, dans cette tour où elle est morte… Vous avez certainement entendu parler de la Dame au nez coupé, ma chère ? La mère Fleuriot ou Lucile a dû vous conter cette légende, qui est connue ici de tout le monde.

— Je n’ai jamais entendu parler de cette sotte histoire.

— En ce cas, je vais vous la dire en peu de mots, pen dant que nous montons cette ennuyeuse pente.

« Vous saurez donc qu’autrefois, au moyen âge, il y avait là-haut un château fort, dont il ne reste plus aujourd’hui que cette tour penchée et à moitié croulante où nous allons. Les sires de Puy-Néré, ses possesseurs, ne paraissent pas avoir joué un grand rôle dans l’histoire ; cependant il est probable que, à l’époque dont il s’agit, époque d’anarchie et de guerres continuelles, ils avaient une certaine importance dans un rayon de quelques lieues autour de leur manoir ; et peut-être, abrités derrière leurs murailles crénelées, ont-ils eu la velléité de se proclamer indépendants et de trancher du potentat, comme tant d’autres hobereaux de province.

« Quoi qu’il en soit, à une date qu’il est impossible de préciser, un seigneur de Puy-Néré avait une jeune femme dont la beauté était célèbre. Dans les réunions de la noblesse, dans les tournois et jusqu’à la cour de France, dit-on, il n’était bruit que de la charmante dame de Puy-Néré. Mais ce que les troubadours, les ménestrels, les pèlerins et les chevaliers errants vantaient en elle, ce n’était pas, comme d’ordinaire, « ses beaux yeux, son doux sourire, ses célestes attraits ; » elle avait tout cela sans aucun doute, mais la légende n’en dit rien ; la légende ne cite qu’une de ses perfections, c’était… son nez. Ce maître nez-là, selon les chroniqueurs, passait pour la huitième merveille du monde. Était-il retroussé comme celui de Roxelane, ou bien était-il aquilin comme celui du père Aubry, ce nez qui, selon Chateaubriand, « aspirait à la tombe par sa propension naturelle vers la terre ;  » c’est là encore un point sur lequel l’histoire garde le silence. Toujours est-il que le nez de la dame de Puy-Néré faisait tourner les têtes ; les troubadours le chantaient sur tous les tons, les chevaliers dans les joutes portaient ses couleurs et rompaient force lances en son honneur ; c’était une des gloires de ce temps-là.

« La dame, comme vous le pensez bien, n’ignorait pas les triomphes de son nez ; aussi ne perdait-elle aucune occasion de le faire voir. Aux noces comme aux enterrements, à la danse comme aux passes d’armes, elle arrivait, pimpante et coquette, avec son illustre nez. Elle le montra si bien qu’il en résulta de nombreux scandales, et qu’un beau jour le seigneur de Puy-Néré lui-même n’eut plus aucun doute sur la tache imprimée à son nom. Comme on était encore à moitié sauvage en ce temps-là, il eut la sottise de se fâcher, et résolut de tirer une vengeance terrible de cet outrage. »

Soit par hasard, soit à dessein, Cransac s’interrompit et parut fort occupé de mettre en ordre les ustensiles dont il était porteur.

— Eh bien ! que fit-il ? demanda Fanny avec empressement.

Le vicomte se mit à rire.

— Je vous y prends, ma chère, répliqua-t-il ; vous ne vouliez pas m’écouter, et, si je m’étais avisé de traiter devant vous quelque grave question historique, vous eussiez songé à tout autre chose. Mais, en votre qualité de femme, tout ce qui touche à une femme prend de l’attrait pour vous, et vous vous intéressez même au nez de cette dame peu vertueuse… Aussi, afin de ne pas vous faire languir, vous dirai-je que le mari, furieux, lui coupa son nez charmant et la confina dans le cachot du donjen pour le reste de ses jours. C’était là une vengeance assez ridicule ; mais, je vous le répète, on était encore très-barbare à cette époque reculée.

« La prisonnière, qui, à partir de ce moment, reçut le nom de Dame au nez coupé, ou Naz-Cisa, ne manifesta aucun repentir de sa faute. Au contraire, chaque fois que son mari, qui seul pénétrait dans sa prison, venait lui apporter de la nourriture, elle l’accablait de railleries mordantes, de sarcasmes amers. En vain essayait-il de lui imposer silence ; Naz-Cisa lui prodiguait les injures les plus capables de l’exaspérer. Le mari malheureux fut souvent sur le point de la tuer ; mais toujours un sentiment de pitié, le souvenir de son ancien amour pour elle, l’empêchaient de céder aux transports de sa colère. Cependant, une fois, elle l’irrita par des épithètes tellement offensantes, par des outrages si directs, que le sire de Puy-Néré résolut d’en finir avec elle. Ne voulant pas la frapper avec son poignard ou la laisser mourir de faim, il s’avisa d’un moyen nouveau pour se venger… Quel était ce moyen ?… Je vous le donnerais en cent, je vous le donnerais en mille, ma chère, que vous ne le de vineriez pas ! »

— Eh ! que m’importe, monsieur ! répliqua Fanny avec un ton d’indifférence qui cachait une curiosité très-réelle.

— Eh bien ! voici la fin de l’histoire : Naz-Cisa, depuis qu’elle était enfermée dans un cachot, où, selon l’usage de ces sortes de lieux, il ne faisait pas très-clair, ne s’était pas vue, et elle n’avait pas une idée bien nette du changement opéré dans sa figure. Son mari lui apporta une bougie allumée et un petit miroir de Venise. La coquette, en recevant ces deux objets, n’eut rien de plus pressé que de chercher dans le miroir ses traits autrefois si beaux, et elle en oublia d’injurier le pauvre sire comme de le remercier. Mais, àà peine eut-elle regardé son visage dans la glace et aperçu le trou sanglant qui remplaçait son célèbre nez, qu’elle poussa un cri effroyable et tomba roide morte.

« Depuis ce temps le château a été démoli, la race des sires de Puy-Néré n’existe plus. Cependant les gens des environs sont prêts à jurer que Naz-Cisa, qui est morte sans confession et en état de péché mortel, revient encore chaque nuit dans le cachot de la tour Verte. Ceux qui l’ont vue affirment qu’elle apparaît sous la forme d’une belle femme, vêtue d’une robe blanche, mais défigurée par une plaie béante au milieu du visage ; d’une main elle tient un cierge allumé, de l’autre un miroir dans lequel elle se regarde en poussant des cris lamentables. Ceux qui ne l’ont pas vue affirment le fait avec plus de force encore… D’où je conclus, ajouta le vicomte gaiement, que nous pourrions bien rencontrer Naz-Cisa avant peu… car voici le donjon et minuit va son ner. »

On arrivait en effet au pied de la tour Verte, dont l’immense silhouette se dessinait confusément sur le ciel. À cette hauteur, la brise nocturne se faisait sentir, et Fanny frissonnait de froid, aussi bien peut-être que de frayeur, sous ce souffle glacé. Cependant lorsque l’on s’arrêta devant l’ancien donjon de Puy-Néré, elle dit en affectant une indifférence railleuse :

— Vous êtes un charmant conteur, Hector ; mais la légende vous apprend-elle aussi le moyen de pénétrer dans cette masure ?

— Certainement, ma chère, et un moyen infaillible…. Vous allez voir !

Fanny entendit un cliquetis de ferraille ; puis, après quelques tâtonnements, une clef fut introduite dans la serrure, et enfin la porte tourna lourdement sur ses gonds. Une bouffée d’air chaud, humide, ayant l’odeur de moisi, frappa les deux associés au visage. Avant même que Fanny eût pu se remettre de son étonnement, Hector la prit par la main, l’entraîna dans la tour, et repoussa avec précaution la porte qui se referma.

Les deux chercheurs d’aventures se trouvaient au milieu de ténèbres profondes ; mais Cransac s’empressa d’enflammer une allumette et d’allumer la lanterne qu’il avait apportée. Alors ils purent reconnaitre qu’ils étaient dans une espèce de vestibule, au pied de l’escalier en colimaçon qui montait jusqu’à la plate-forme du télégraphe.

— Bon Dieu ! Hector, demanda Fanny stupéfaite, par quel miracle avez-vous pu vous procurer cette clef ?

— De la manière la plus simple et sans aucune espèce de magie. Vous oubliez que, en ma qualité de propriétaire du Château-Neuf de Puy-Néré, je suis aussi propriétaire de la tour Verte. Or, dans le chartier où j’ai découvert le manuscrit contenant la légende de Naz-Cisa, j’ai découvert de même un vieux trousseau de clefs dont vous voyez l’usage… Mais tout sera remis en question si je ne parviens à ouvrir la porte du cachot, comme j’ai ouvert celle de la tour. Montons.

Il s’engagea sur les degrés de pierre, usés par le passage de bien des générations, et Fanny le suivit. Du reste, leur ascension ne fut pas longue. Vers la douzième ou quinzième marche, ils rencontrèrent dans un angle de l’escalier, une porte de chêne, toute cuirassée de gros clous à tête carrée, sur lesquels la rouille n’avait pu mordre. C’était là l’ancien cachot de Naz-Cisa, suivant la tradition ; c’était aussi le réduit où l’on conservait les pièces de rechange du télégraphe, et où l’on supposait que Raymond Fleuriot avait caché son livre des signaux.

Le vicomte et Fanny s’arrêtèrent devant cette porte. Au moment de tenter l’épreuve décisive, ils ne parlaient plus et leurs cours battaient d’anxiété. Cransac ayant chargé sa compagne de tenir la lanterne, tira de sa poche une énorme clef, à laquelle pendait une étiquette en bois dont l’inscription était illisible. Il s’empressa d’introduire cette clef dans la serrure, la même peut-être qu’au temps de Naz-Cisa, et essaya d’en faire jouer les solides ressorts. Mais, bien qu’il y employât toute sa vigueur, le pène colossal demeura immobile dans sa rainure.

— C’est étrange ! dit Cransac après de longs efforts ; cette clef est pourtant la véritable et je sais que les employés du télégraphe ouvrent fréquemment cette porte. Or, s’ils y parviennent, pourquoi n’y parviendrais-je pas comme eux ? S’asseyant sur une marche, il enleva soigneusement la rouille et les corps étrangers qui remplissaient les sinuosités de la clef ; puis il la frotta avec de l’huile tirée d’un flacon dont il s’était muni.

Pendant qu’il se livrait à ce travail, Fanny, enveloppée dans son châle, s’était assise elle-même sur la marche supérieure. En temps ordinaire, la frivole Parisienne se fût contentée de rire du lugubre récit que le vicomte venait de faire. Mais sa position présente modifiait considérablement les idées qu’elle aurait pu avoir en plein jour, dans un sa lon rempli de femmes rieuses et de spirituels étourdis. Elle oubliait presque en ce moment l’objet de cette visite nocturne, Mille images monstrueuses se présentaient à son esprit, flottaient devant ses yeux. Le silence morne qui régnait dans la tour, le souffle glacé de la brise qui y pénétrait par les lézardes, tout contribuait à refouler ses instincts ordinaires, à la rendre différente d’elle-même ; ce n’est pas habituellement contre le silence, l’obscurité et les fantômes de l’imagination, que ses pareilles ont du courage.

Cependant Cransac, ayant terminé sa besogne, s’empressa de faire un nouvel essai. Cette fois la clef pénétra dans la serrure et tourna sans difficulté. La porte s’ouvrit si soudainement que le courant d’air faillit éteindre la lanterne dont Fanny était chargée ; Fanny elle-même ne put retenir un cri de terreur.

La tour penche dans le sens où s’ouvre la porte, dit le vicomte ; voilà la cause de ce brusque mouvement auquel, quoi que vous en pensiez, la Naz-Cisa est tout à fait étrangère… Mais ne perdons pas de temps. Il descendit un perron de trois ou quatre marches informes qui conduisait dans l’intérieur du cachot, et Fanny le suivit avec quelque hésitation. Bientôt l’un et l’autre purent examiner avec curiosité l’étrange lieu où ils venaient de pénétrer.

C’était une pièce voûtée qui semblait avoir été destinée de tout temps à servir de prison, et la voûte était soutenue par de grossiers pilastres, aux ornements barbares. Des dalles énormes servaient de plancher. En face de la porte, le mur, qui avait au moins six pieds d’épaisseur, formait une embrasure évasée, au fond de laquelle se trouvait une meurtrière en forme de croix. Le long de cette embrasure régnait un banc de pierre, sur lequel les anciens habitants de ce cachot venaient sans doute s’asseoir pour chercher un peu d’air et de jour.

Il n’y avait plus trace, comme on peut croire, des scènes hideuses dont cet endroit avait été le théâtre à une époque reculée. De larges crevasses, comme des serpents capricieux, sillonnaient les murailles et les voûtes. Quelques solives légères, des cordes, des poulies, des ferrailles appartenant à l’administration des télégraphes, étaient entassées dans une portion de la salle moins exposée que les autres aux infiltrations de la pluie, et rappelaient seules l’œuvre des hommes vivant au milieu de cette ruine sinistre.

Fanny, élevant sa lanterne, promenait autour d’elle un regard lent et craintif. Elle n’osait ou peut-être ne pouvait parler ; mais évidemment elle ressentait un malaise inexprimable.

Le vicomte, beaucoup moins impressionnable, s’était déjà mis à la recherche du livre des signaux ; il allait et venait avec une vive impatience. Du reste, ces investigations ne furent ni longues ni difficiles. Il n’y avait là que les quatre murs, et quand le petit nombre d’objets appartenant au service télégraphique eurent été déplacés sans résultat, on ne put douter que Raymond Fleuriot n’eût caché ailleurs son précieux manuscrit.

Cransac ressentit un violent désappointement.

— Rien ! dit-il d’une voix sourde en laissant tonber ses bras ; que l’enfer le consume !

— Ne jurez pas, balbutia Fanny avec effort.

Le vicomte continuait de regarder attentivement autour de lui. Tout à coup il demeura immobile ; son œil devint fixe, et il s’écria en étendant la main :

— Que vois-je donc là-bas ?

Fanny éprouva un tressaillement horrible. Avant qu’elle eût pu comprendre de quoi il s’agissait, Cransac lui arracha la lanterne, et courut vers une espèce de niche pratiquée dans le mur et dont il était assez diffficile de deviner l’usage primitif. Cette niche contenait un objet peu volumineux, enveloppé d’une toile grossière, dont le vicomte s’empara. Écartant la toile par un mouvement brusque, il mit à découvert le livre des signaux.

Après s’être assuré qu’aucune erreur n’était possible, il laissa éclater sa joie.

— Colman est un grand homme ! s’écria-t-il, et décidément ce Fleuriot, malgré sa défiance, n’est pas de force à lutter contre nous… J’ai conquis la lampe merveilleuse ; maintenant qu’Aladin vienne la reprendre !

Et il glissa le livre dans la large poche de son pardessus.

— Eh bien ! Hector, reprit Fanny avec une agitation fébrile, puisque nous possédons enfin ce que nous cherchions, rien ne nous retient plus ici.

— Peureuse ! Il suffit d’une mise en scène de mélodrame, d’un bout de vieille légende à revenants pour vous faire pâlir et trembler, vous qui, je le sais, braveriez courageusement des dangers plus réels… Mais vous avez raison, ma chère, il ne nous reste rien à faire ici, et je ne tiens pas plus que vous à prolonger notre séjour dans ce riant appartement de la belle Naz-Cisa.

— Laissez donc cette pauvre femme en paix, dit Fanny d’une voix étouffée.

Elle voulut sortir la première du cachot, et elle tint encore la lanterne pendant que Cransac refermait la porte avec soin. Mais cette précaution ne suffit pas au vicomte ; après avoir retiré la clef qu’il remit dans sa poche, il alla chercher des graviers et des petits morceaux de bois dont il bourra le trou de la serrure.

— Et maintenant, reprit-il avec satisfaction, si maître Fleuriot, en montant au télégraphe, a la velléité de s’assurer que le livre des signaux est toujours à sa place, il éprouvera quelque difficulté à réussir. Il n’existe plus d’autre moyen de pénétrer chez madame Naz-Cisa que de briser la porte… Et la chose ne sera pas aisée, comme vous voyez,

Ils descendirent l’escalier tournant et, après avoir éteint la lanterne, ils ne tardèrent pas à se retrouver en plein air.

Alors Fanny respira longuement et releva la tête, comme si elle venait d’échapper à un affreux cauchemar. Au fur et à mesure que l’on s’éloignait de la vieille tour, elle semblait se ranimer ; elle parlait avec vivacité et paraissait toute prête à rire des terreurs qui l’obsédaient peu de minutes auparavant.

En retournant au Château-Neuf, Cransac et sa compagne aperçurent, dans le village endormi, cette unique lumière qui les avait frappés déjà.

— Voyez, dit Fanny d’un ton moqueur, il est encore au travail… il est capable de gagner vingt sous cette nuit, pendant que nous venons de conquérir une fortune à ses dépens !… Ah ! je suis bien vengée !

— Vengée… de quoi ?

— De sa résistance insultante à mes supplications. J’avais en moi-même une confiance qu’il a détruite, et c’est là une de ces offenses que nous ne pardonnons guère… Mais vous, Hector, je ne vous trouve pas aussi joyeux et aussi fier que vous devriez l’être, quand nous avons réussi au delà de nos espérances !

En effet, plus la jeune femme devenait expansive et causeuse, plus Cransac, les premiers moments passés, se montrait sombre et rêveur.

— Fanny, reprit-il d’une voix sourde, j’ai beau faire, je ne saurais oublier que ce malheureux jeune homme, qui veille là-bas pour gagner son pain et celui de sa famille, m’a sauvé récemment de la plus hideuse des morts !

— Bon ! encore cette soite histoire de chien enragé ! Sur ma foi, Hector, vous avez trop de goût pour l’anecdote et pour la légende ; tous ces beaux sentiments-là ne peuvent que vous nuire.

— Vous, Fanny, vous êtes incapable d’éprouver des sentiments de ce genre… Peut-être ignorez-vous comment s’appelle l’acte que nous avons commis tout à l’heure à la tour Verte ?

— Qu’importe le nom ! c’est un acte d’habileté qui vous fait grand honneur, vicomte.

— C’est un VOL ! Fanny, répliqua Cransac avec véhémence ; nous venons la nuit, en nous servant de doubles clefs, dérober à un pauvre diable le fruit de son travail ; nous ne sommes donc, vous et moi, rien de plus que des voleurs… Ah ! poursuivit-il en poussant un soupir, qui m’eût dit que moi, le dernier représentant d’une vieille et noble famille, je tomberais si bas ? Vous et vos pareilles, Fanny, vous nous poussez dans ces abimes de honte.

— Ce pauvre vicomte ! Il tourne décidément au bourgeois vertueux et sentimental… c’est à ne pas le reconnaître. Mais tenez, Hector, j’excuse cette ridicule boutade en faveur de la présence d’esprit, de la haute intelligence dont vous avez fait preuve cette nuit… Demain, au jour, vous jugerez des choses différemment, j’en suis sûre.

Pendant cette conversation, on était arrivé à la porte du jardin sans avoir rencontré personne. Comme Cransac et sa compagne se disposaient à gagner leurs appartements respectifs, Fanny reprit :

— Ah ! çà, Hector, n’allez-vous pas fixer maintenant l’heure du départ ? Notre mission dans ce pays maussade se trouve heureusement terminée, et Bordeaux même me paraîtra désormais un lieu de délices.

— Nous verrons demain… On ne saurait découvrir de sitôt la soustraction que nous venons d’accomplir… Prenons patience.

Et le vicomte rentra précipitamment chez lui.

— Voudrait-il m’abandonner à présent ? se demandait Fanny en rentrant dans sa chambre à son tour. Peut-être, en effet, songe-t-il à me ravir ma part de l’énorme somme dont Colman payera la possession de ce manuscrit… Mais je serai sur mes gardes et il ne se débarrassera pas ainsi de moi.

Elle ne se coucha qu’après s’être assurée que Cransac reposait lui-même ; encore ne dormit-elle que d’un œil et elle eut l’oreillé au guet pendant le reste de la nuit.