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La Tour du télégraphe/XVIII

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XVIII

Marches et contremarches.


Demeuré seul, Fleuriot se sentit délivré d’un grand poids. Depuis qu’il avait quitté Puy-Néré, la conscience d’avoir abandonné son poste lui causait de vives inquiétudes. Il se considérait parfois comme un déserteur, et cette préoccupation nuisait à la netteté de ses vues, à la franchise de ses allures. Depuis quelques instants, au contraire, sa position était complétement et heureusement changée. Son entretien avec les hauts fonctionnaires avait rassuré sa conseience, relevé sa force morale ; il ne se trouvait plus isolé dans ses projets, et, tout en se promettant de n’invoquer aucun secours étranger pour obtenir le redressement de ses griefs, il se réjouissait à penser que l’autorité légitime, aussi bien que le bon droit, était de son côté.

Il reprit donc ses recherches à travers la ville, quoiqu’il fût déjà tard. Il arpentait la rue d’un pas rapide, regardant avec attention tous les passants ; il visita les cabarets de bas étage où se réunissaient habituellement les matelots, dans l’espoir que Cransac, qui avait pris le costume des marins, essayerait de se confondre avec eux. Mais il comprit bientôt que le vicomte, dont il connaissait les instincts aristocratiques et les goûts délicats, n’eût jamais pu se décider à passer une heure dans ces bouges hideux, au milieu d’une atmosphère de tabac, de suif et d’eau-de-vie, et il se mit à parcourir les cafés moins repoussants. Du reste il s’arrêtait quelques minutes seulement dans chacun d’eux. Après avoir passé en revue toutes les personnes présentes, il se hâtait de payer l’objet de consommation qu’il s’était fait servir et auquel le plus souvent il n’avait pas touché, puis il se retirait sans bruit.

Pendant ces courtes stations dans les lieux publics de Bordeaux, Fleuriot constata que la ville entière était en rumeur à cause des fraudes auxquelles la transmission des dépêches télégraphiques avait donné lieu. Partout on s’occupait de cette affaire, et, selon l’usage, on en exagérait singulièrement les proportions. On affirmait que les principaux banquiers de la ville étaient compromiş, que plusieurs d’entre eux étaient arrêtés déjà. On parlait de l’arrivée du directeur général des télégraphes, du conseil qui se tenait en ce moment à la préfecture. On attribuait aux abus récemment découverts la fortune de certains gros spéculateurs ; et pourtant, chose étrange ! on ne prononçait plus le nom de Colman, quoiqu’il n’y eût guère de financiers bordelais qu’on n’accusât d’avoir pris part à ces coupables manœuvres.

Aussi Raymond n’accorda-t-il pas beaucoup d’attention à ces propos. Son idée fixe était de découvrir Cransac ; mais, il eut beau parcourir cafés et cabarets, il ne l’aperçut nulle part, et force lui fut de regagner son modeste gite, car il était épuisé de fatigue.

Cependant, le lendemain, il fut debout dès les premières heures du jour, et, s’étant équipé pour sortir, il descendit dans la salle commune de l’auberge, afin de prendre quelque nourriture avant de se mettre en quête.

Dans cette salle se trouvaient déjà plusieurs matelots et ouvriers du port qui déjeunaient ou buvaient leur coup du matin. Fleuriot jeta un regard distrait sur cette foule un pen mêlée, et tout à coup il demeura immobile ; il venait d’apercevoir le marin marseillais qui, le jour précédent, était arrivé avec le vicomte.

Son premier mouvement fut de s’assurer si Cransac lui-même était dans la salle. Cransac n’y était pas, mais le Marseillais, assis seul à sa table, avait devant lui une place vide. Ne se pouvait-il pas que cet homme attendit son compagnon de la veille ? Fleuriot s’approcha et demanda d’un ton dégagé : — Eh ! l’ami, cette place est-elle retenue et peut-on la prendre ?

— Bagasse ! répliqua le Marseillais, qui déjeunait d’un quignon de pain et d’un hareng saur, prends-la si tu veux… Je n’attends personne.

C’était ce que Fleuriot désirait savoir, et il s’attabla en face du matelot. Puis, la cabaretière s’étant approchée, il commanda un déjeuner aussi confortable que le permettait la pauvre cuisine du lieu.

Le Marseillais, tout en grignotant son pain frotté d’ail, jeta un coup d’ail d’envie sur ce nouveau venu dont l’ordinaire était si somptueux. Fleuriot, prit la mine la plus indifférente du monde, et dit, comme par désœuvrement :

— Eh ! camarade, n’êtes-vous pas de Marseille ?

— Comment connaissez-vous cela ? répliqua l’autre avec uu naïf étonnement : eh bien ! quand cela serait ? Il n’y a pas d’affront, peut-être !

— Certainement ; c’est-que, voyez-vous, moi j’ai passé par Marseille, et c’est une fière ville !

— Tron dé Diou ! serais-tu marin ?

— Non, mais j’ai été soldat ; et je me suis arrêté plusieurs fois à Marseille en allant en Algérie.

La glace ainsi rompue entre les deux hommes, la connaissance devenait facile. La cabaretière, en apportant les mets substantiels commandés par Fleuriot, vint faire diversion à l’entretien. Comme le matelot couvait des yeux les côtelettes fumantes placées devant son compagnon de table, celui-ci lui dit avec une apparente cordialité :

— Tenez, camarade, j’aime les Marseillais parce qu’ils accueillent bien les soldats… Voulez-vous déjeuner avec moi ? Ce n’est pas jour maigre aujourd’hui pour se contenter d’un hareng… Allons, ça va-t-il ?

— C’est-il vous qui payez ? bagasse !

— Parbleu ! et avec le vin, le café, le pousse-café… et tout.

— Alors ça va.

Aussitôt le matelot jeta de côté sa maigre pitance et fit honneur au repas beaucoup plus délicat de son hôte. Fleuriot demanda un fort supplément à la cabaretière, car le Marseillais, loin de se contenter d’un déjeuner pour deux, paraissait de force à engloutir deux déjeuners à lui seul.

Il y eut un moment de silence. Fleuriot sentait la nécessité de n’aborder qu’avec d’extrêmes précautions le sujet dont il était occupé. Du reste, son nouvel ami, sans cesser d’avaler les morceaux quatre à quatre, finit par songer qu’il devait au moins payer son écot en amabilité.

— Eh bien ! voyez-vous, le soldat, reprit-il la bouche pleine, vous êtes un luron après tout ! Moi, je n’ai jamais beaucoup aimé les terriens, parce que… enfin suffit. Mais ils ont du bon, tron de l’air ! Je casserai les reins à qui soutiendra le contraire.

L’amphitryon se montra flatté de cette reconnaissance enthousiaste.

— À votre tour, vous me faites l’effet d’un bon diable, reprit-il afin de rendre politesse pour politesse ; mais comment vous appelez-vous ?

Jacques Rouget, né natif de Marseille. Moi aussi j’ai été en Algerre, tout comme un autre, et je n’en suis pas plus fier pour ça. En dernier lieu, je me suis embarqué à la Ciotat comme gabier à bord de la Marie-Jeanne, qui allait porter au Havre une cargaison de raisins secs et de poires tapées. Ah ! mon matelot… c’est-à-dire monsieur le soldat, quelle misère que cette grande Océante ! Des grains tous les jours, des avaries comme s’il en grêlait ; le matelot n’a pas seulement le temps de tordre sa chemise mouillée. J’étais déjà venu plusieurs fois à Bordeaux ; mais ça ne m’a pas réussi de vouloir encore naviguer sur la mer des Ponentais ; j’en ai assez, qu’on nous laisse dans nos mers, nous les con naissons… Alors la Marie-Jeanne, qui est un vieux navire, tanguait et roulait tellement qu’elle faisait eau de partout. Il a fallu relâcher à Royan ; on a mis à terre la cargaison et congédié l’équipage. À présent, je cherche un embarquement pour un des ports de notre Méditerranée, et si l’on m’y repince dans votre Océan de malheur… À votre santé, soldat !

Et le marin, après avoir trinqué, avala un verre de vin.

— Ainsi, Jacques Rouget, c’est vous qui êtes arrivé hier soir à Bordeaux, par le bateau à vapeur, en compagnie d’un autre matelot ?

Bagasse ! comment le savez-vous ? — Je me trouvais là pour attendre… quelqu’un de ma connaissance ; et, pendant que j’examinais les voyageurs, je vous ai vu avec votre compagnon.

— À la bonne heure !… Alors vous êtes l’homme au chapeau de paille qui a fait si grand peur au Ponentais quand nous courions des bordées sur le quai ?

— Voilà le chapeau de paille, répliqua Fleuriot en désignant sa coiffure restée sur un banc voisin ; mais pour quoi donc ai-je fait peur à votre camarade ? Vous l’a-t-il dit ?

— C’est un drôle de chrétien, tron de l’air ! Après vous avoir rencontré, il a mis tant de voiles au vent que j’avais peine à naviguer de conserve… Et puis, il а viré de bord brusquement ; je n’ai plus pu jeter le grappin sur lui, et je l’ai perdu au milieu de ce tas de fainéants qui croisent dans la ville.

— Quoi ! demanda Fleuriot cruellement désappointe, vous ignorez ce qu’il est devenu ?

— Puisque je vous dis qu’il a pris chasse tout à coup et qu’il a filé son nœud… Mais s’il retombe dans mes eaux, ce Ponentais de misère, je lui apprendrai la civilité, foi de gabier !

Raymond avait peine à cacher le dépit que lui causait ce contre-temps.

Ah, cà ! reprit Raymond, ce matelot n’était donc pas de votre équipage ?

— Lui ! allons donc !… Il est monté sur le bateau quand nous avons passé à Blaye, et il m’a fait un tas de politesses en me donnant des cigares et en me payant à boire. Il se disait marin de Rochefort ; quand je voulais lui parler de manœuvres il ne paraissait pas me comprendre et prétendait que ça s’appelait autrement sur les navires de l’Océan… Bagasse ! j’acceptais ses politesses, parce que, voyez-vous, le matelot… Mais du diable si j’ai su ce qu’il me voulait !

— Je le sais, moi ; il voulait se faire de vous une compagnie afin de détourner certains soupçons, il voulait vous tirer des renseignements utiles, vous intéresser à sa défense en cas de besoin… Du moins je suppose que c’était là son but, car il n’est pas plus marin que moi.

— Vrai ? bagasse ! j’avais flairé la chose. Il vous avait des menottes que c’était une pitié… Mais alors, vous le connaissez, vous !

— Oui, et c’est précisément lui que je venais attendre à la descente du bateau. Il était bien déguisé et semblait s’être frotté la figure avec du jus de réglisse ; mais il ne m’a pas trompé longtemps ; et j’allais l’aborder quand une autre personne a détourné mon attention.

— Et il ne vaut pas cher, hein ! ce soi-disant Ponentais ? C’est quelque gueux fini, je gage ?

— C’est un misérable qui a commis plus d’un crime, et les gendarmes sont à ses trousses.

Jacques Ronget ouvrait de grands yeux. — Bagasse ! dire que j’ai passé une journée presque entière avec ce failli chien ! s’écriait-il avec une sorte de colère contre lui-même ; bête que tu es, ne voyais-tu pas qu’il voulait t’entortiller !… Ensuite ses cigares étaient bons et nous faisions des grogs où il y avait moins d’eau que de cognac… N’importe ! si jamais je rencontre ce gredin, je « le descends ! »

Le Marseillais ne cessait de boire, et il commençait à s’échauffer. Fleuriot, le voyant parvenu au point où il l’attendait, lui dit tout à coup :

— Eh bien ! Jacques Rouget, ne pourriez-vous m’aider à retrouver notre chenapan ? Je payerai un fier diner ce soir si vous parvenez à découvrir sa piste ?

— Tonnerre ! s’écria le matelot en absorbant un sixième petit verre de rhum, si le diner ressemble au déjeuner… Eh bien ! tron de Diou, on peut s’entendre.

— Quoi ! vous savez où se cache « le Ponentais, » comme vous dites ?

— J’ai mon idée, ami soldat… Tout en jasant à bord du bateau, il m’a glissé dans le pertuis de l’entendement qu’il avait eu des raisons avec son capitaine, et il m’a demandé où les matelots se cachaient à Bordeaux quand ils avaient fait quelque branle-bas… Alors, moi, ne soupçonnant pas malice, je lui ai indiqué les fonds de cale où l’on se tient pour éviter les rats de terre et les gendarmes… Je parierais qu’il se sera réfugié dans une de ces cachettes ?

— C’est bien probable, Jacques Rouget, et vous me rendriez un fameux service de vous en assurer.

— Tron de l’air ! je le ferai ! s’écria le matelot, qui, après avoir bu et mangé tout ce qu’on avait servi devant lui, venait d’allumer sa pipe ; vous êtes un brave garçon, et c’est plaisir de vous donner un coup de main. D’ailleurs je garde une dent à ce damné Ponentais, qui s’est moqué de moi ! Je vais aller chez la mère Coqueluche, ou chez Michonet dit Bras-de-Singe, et je suis sûr de lancer ma gaffe au bon endroit. Eh bien ! voyons, ajouta-t-il en se levant résolûment, venez-vous avec moi ? Bras-de-Singe a du tafia qui vous râpe fort gentiment la pomme du gosier.

Malgré les séduisantes promesses de Jacques, Fleuriot ne voulut pas l’accompagner. Il se souvenait que Cransac s’était rendu à Bordeaux uniquement pour voir Colman, et il importait de faire le guet pendant tout le jour aux abords de la demeure du banquier. Or Raymond tenait à s’acquitter lui-même de cette délicate besogne.

Aussi insista-t-il pour que Jacques Rouget allât seul, en lui recommandant de ne pas dire un mot, faire un geste qui pût exciter la défiance du prétendu « Ponentais, » s’il venait à le rencontrer. Dans ce cas, le matelot devait s’empresser de rejoindre Raymond à un café situé en face de l’hôtel Colman, et tous les deux alors agiraient de concert. S’ils n’avaient pas l’occasion de se réunir dans la journée, ils devaient se retrouver le soir pour le diner que Fleuriot commanda sur-le-champ. Ces arrangements pris, les deux nouveaux amis s’éloignaient déjà, chacun de son côté, quand Fleuriot remarqua une légère hésitation dans la marche du Marseillais.

— Eh ! camarade, cria-t-il avec inquiétude, prenez garde au tafia du père Bras-de-Singe.

Gnia pas de soin, répliqua Jacques résolûment, à pas peur ! Si je rencontre le Ponentais, je te l’amène par une oreille… S’il ne ne veut pas venir, je te le casse… tron de l’air !

Et il partit sans écouter Fleuriot, qui l’exhortait à la prudence.

Fleuriot se rendit bien vite à l’endroit où il comptait se mettre en observation. C’était, comme nous l’avons dit, un café situé devant la principale porte de l’hôtel où demeurait Colman. De là on pouvait voir tous ceux qui entraient chez le banquier ou qui en sortaient. Raymond s’installa près de la devanture vitrée, et feignit de s’absorber dans la lecture d’un journal, bien qu’en réalité ses regards ne se détournassent pas un instant de la maison voisine.

Il était encore de bonne heure et les bureaux de Colman n’étaient pas ouverts. On vit successivement arriver les employés petits et grands de la maison de banque ; plusieurs même firent au café un modeste déjeuner, mais ils ne parlaient qu’à voix basse et se retirèrent aussitôt après leur repas. Puis, les clients du spéculateur commencèrent à se montrer ; à l’heure de la bourse surtout, l’affluence était considérable. Fleuriot observait ces gens affaires, appartenant à toutes les conditions ; mais il avait beau redoubler d’attention, il n’apercevait pas un visage qui lui rappelât de près ou de loin celui d’Hector de Cransac.

De longues heures s’écoulèrent ainsi, et l’employé du télégraphe s’impatientait. S’il n’eût pas su quel puissant intérêt avait Cransac à voir le banquier, il eût déserté son poste, et dirigé ailleurs ses recherches. Il s’étonnait aussi que Jacques Rouget ne vint pas le joindre. Frappé d’inaction dans ce moment de crise, il était en proie à une anxiété qui allait toujours croissant.

Du reste il n’avait pas tardé à reconnaitre que d’autres personnes encore faisaient le guet devant l’hôtel Colman. Certains individus, d’âges et de costumes différents, rôdaient sans cesse autour de la maison. Dans le café même, à une table isolée, il y avait un petit vieux, en bonnet de soie noire, qui jouait aux dominos avec un autre homme ayant l’apparence d’un bon bourgeois. Ceux-ci étaient arrivés à peu près en même temps que Fleuriot et semblaient s’être installés à demeure comme lui, Bientôt plusieurs des rôdeurs de la rue entrèrent l’un après l’autre et demandèrent des rafraichissements. Ils n’avaient pas l’air de connaître le petit vieux en bonnet de soie noire et son compagnon ; cependant Fleuriot surprit à diverses reprises certains signes, et même certaines paroles rapides, échangés entre eux en passant. La dame du comptoir et les garçons du café témoignaient pour ce vieux à l’air si paterne une déférence craintive, déférence qui, nous devons l’avouer, s’étendait jusqu’à Fleuriot lui-même, sans qu’il s’en doutât.

De tout cela l’employé au télégraphe conclut que la police bordelaise ne restait pas inactive. Il persista néanmoins dans sa résolution de ne compter que sur lui-même, et il se croyait de force à déjouer, sans le secours de personne, les ruses de son ennemi.

Cependant la journée était passée, la soirée approchait, et cet opiniâtre surveillance demeurait sans résultat. Si Raymond avait accordé une certaine attention au petit vieillard, celui-ci, de son côté, avait attaché fréquemment sur lui son œil gris et perçant. Enfin, comme le jour commen çait à baisser, le bonhomme se leva et fit ses préparatifs de départ. Tout à coup il s’approcha de Fleuriot et lui dit à voix basse :

— Vous êtes l’employé au télégraphe, n’est-ce pas ?

Fleuriot répondit affirmativement.

— Je m’en étais douté… Eh bien ! comme nous, vous avez fait chou blanc aujourd’hui. On devait s’y attendre car il s’agit d’un gaillard trop madré pour se présenter en plein jour à la grande porte… Ce soir, à la porte du jardin, nous serons peut-être plus heureux. Si, de votre côté, vous découvrez quelque chose, appelez-nous, car nous avons ordre de vous prêter assistance.

Et, sans attendre de réponse, le petit vieillard s’esquiva lestement.

Fleuriot ne tarda pas à quitter le café. L’absence de Jacques Rouget l’inquiétait, et il était impatient de s’assu rer si le marin n’avait pas mieux réussi dans ses recherches. Il retourna donc au cabaret où il comptait le trouver. Le diner était prêt, mais, quoique l’heure convenue fût passée, le Marseillais n’arrivait pas ; on ne l’avait pas vu de la journée, et il n’avait envoyé aucun message.

Jacques Rouget n’était pas homme à manquer un diner relativement somptueux sans avoir de bonnes raisons pour cela ; il devait donc être retenu par quelque grave événement. Si Fleuriot eût connu les immondes retraites où Rouget avait pu se fourvoyer à la suite du vicomte, il n’eût pas manqué de s’y rendre ; mais il avait négligé de s’informer à cet égard, et d’ailleurs il lui fallait aller bien vite reprendre sa faction à la place où il avait chance de retrouver Cransac.

Il se mit donc seul à table et expédia son repas. À chaque personne qui entrait dans la salle, il relevait la tête, espérant voir apparaître la joyeuse figure du Marseillais ; mais le diner s’acheva sans que Jacques Rouget eût paru et donné de ses nouvelles.

La nuit étant tout à fait tombée, Fleuriot ne put attendre davantage ; et, après avoir recommandé à la cabaretière de retenir le marin, s’il se présentait, il quitta l’auberge.

Un quart d’heure lui suflit, malgré la distance, pour atteindre l’hôtel Colman ; mais cette fois il gagna la ruelle déserte, derrière cette somptueuse habitation, et découvrit bientôt la petite porte dans le mur du jardin. Quelques reverbères, qui s’élevaient de distance en distance, ne projetaient sur le pavé de la rue qu’une lueur terne et insignifiante.

À peine Fleuriot eut-il pris connaissance de ces dispositions et se fut-il posté dans une encoignure de bâtiment, qu’il remarqua deux ou trois individus silencieux qui se promenaient çà et là. C’était encore la police sans aucun doute ; mais il n’en tint aucun compte, et les agents, de leur côté, savaient certainement qui il était, car aucun d’eux n’osa venir l’importuner par une curiosité indiscrète.

Il faisait sentinelle depuis une heure, quand se présenta une femme vêtue modestement, le visage en partie caché par un foulard. Nous savons que cette femme était Fanny Grangeret ; mais Fleuriot l’ignorait, et il la vit avec indifférence entrer chez le banquier. Il n’en fut pas de même, quelques instants plus tard, pour un homme aux allures mystérieuses qui vint à son tour sonner à la porte. Cet homme était enveloppé de la tête aux pieds dans un de ces cabans à capuchon, comme en portent certains officiers de mer. D’ailleurs la nuit était obscure et l’on n’entrevoyait qu’une forme confuse.

Fleuriot éprouva un soupçon et essaya de s’approcher furtivement ; mais l’inconnu, après avoir sonné, se hâta de se retourner, en regardant à droite et à gauche ; évidemment il était sur ses gardes, et à la moindre apparence de péril il allait fuir ou se défendre. La possibilité d’une lutte n’eût pas arrêté Fleuriot, mais il craignait encore de se tromper, et songeait qu’une alerte inutile pouvait nuire à la réussite de ses projets. Pendant qu’il hésitait, l’homme au caban s’était mis à parlementer avec la portière par le guichet, et, ses arguments ayant enfin vaincu la résistance du cerbère, il pénétra brusquement dans le jardin.

Fleuriot demeura perplexe. Les manières de l’homme au caban confirmaient ses soupçons ; mais que faire ? Fallait-il pénétrer chez Colman de gré ou de force, et s’assurer si ce mystérieux personnage était le vicomte de Cransac ? Cette démarche présentait des inconvénients nombreux, et, maintenant qu’il n’était plus temps, Raymond regrettait de n’avoir pas obligé le visiteur à se découvrir. Toutefois, comme cet individu, qui semblait avoir tant d’intérêt à se cacher, ne pouvait ressortir par la grande porte de l’hôtel, l’employé résolut de rester à son poste pendant toute la nuit, si la chose était nécessaire, et de voir à tout prix les traits de l’homme au caban.

Dans cette idée, il se rapprocha de l’habitation pour la surveiller plus étroitement ; mais bientôt une sourde rumeur qui s’éleva des jardins témoigna qu’un événement nouveau venait de se produire. Fleuriot apprit bientôt de quoi il s’agissait. Les hommes de police, bannissant toute précaution, se groupèrent devant la porte, et l’un d’eux dit assez haut :

— Attention ! la descente de justice vient d’avoir lieu dans l’hôtel.

Cette nouvelle n’étonna pas l’employé, mais elle le contraria vivement. Il ne désirait ni entraver l’autorité ni lui prêter appui, et il mettait son honneur à vider en personne sa querelle avec le vicomte. Or il semblait impossible que l’homme au caban échappât aux nombreux agents qui venaient d’envahir la maison, et si cet homme était vraiment Cransac, son arrestation devait être déjà consommée. Néanmoins, Fleuriot ne voulut pas se relâcher encore de sa vigilance ; il s’éloigna de la porte gardée par les gens de justice, et se mit à rôder le long du mur de clôture, attentif et l’oreille au guet.

Sa constance fut récompensée. Bientôt une nouvelle agitation se manifesta dans le jardin, et il entendit les gens de l’intérieur qui avertissaient leurs camarades d’être en alerte. Fleuriot se glissa vers l’endroit d’où venait le bruit, et tout à coup il vit une forme humaine se dresser sur la crête de la muraille. On sembla mesurer du regard la distance où l’on était du pavé ; mais, comme sans doute le danger devenait pressant, on se suspendit par les mains afin de diminuer le plus possible la violence de la chute, et on se laissa tomber d’une hauteur qui était encore effrayante.

Malgré l’adresse que le fuyard avait déployée dans cet acte de témérité, il demeura sans mouvement sur le pavé de la rue. Etait-il mort, ou blessé, ou seulement étourdi ? Fleuriot l’ignorait, et il s’élança avec tant de précipitation qu’il tomba lui-même. Cependant il ne perdit pas son sang froid et, se penchant vers l’inconnu, il s’efforça de distinguer ses traits à la lueur d’un reverbère. C’était l’homme au caban, c’était Hector de Cransac.

Le vicomte n’était ni mort ni évanoui, comme on avait pu le croire d’abord. Les yeux de Fleuriot rencontrèrent ses yeux grand ouverts. Leurs visages se touchaient presque et leurs haleines se confondirent pendant quelques secondes. Enfin l’employé du télégraphe se souleva brusquement, et, saisissant son adversaire par le collet, il lui dit d’une voix sourde :

— Misérable ! qu’avez-vous fait de mon livre… le livre des signaux que vous m’avez dérobé ? Où est-il ! Rendez-le moi ou je vous tue !

Il écarta le caban du vicomte, mais un examen rapide lui permit de s’assurer que Cransac n’avait pas en ce moment le précieux manuscrit. Du reste, Cransac ne s’opposa pas à ces recherches ; il se contenta de dire avec un accent de souffrance :

— Doucement…… doucement donc ! J’ai tous les os brisés.

— Vous allez me suivre pourtant ! reprit Fleuriot, en se levant et en essayant de remettre Cransac sur pied. Je ne vous quitte plus…… Il faut me conduire à l’endroit où vous avez caché mon livre, car vous l’avez, j’en suis sûr !

Le vicomte, avec de douloureux efforts, était parvenu à se redresser, mais il semblait incapable de faire un pas et s’appuyait contre la muraille. Son adversaire avait trop d’humanité pour ne pas lui laisser le temps de reprendre ses esprits. Cependant Fleuriot ne le lâchait pas, et ils restèrent encore côte à côte, pendant quelques secondes, sans pro noncer une parole. Bientôt le vicomte dit avec un accent singulier :

— Pauvre imbécile d’honnête homme, pourquoi me faites-vous la guerre ? Ne vaudrait-il pas mieux nous en tendre ? Je vous rendrais riche !… Votre probité n’est que duperie.

— Soit, j’aime mieux être dupe que… Mais vous convenez donc que vous m’avez volé mon livre ? Alors où l’avez vous caché ? Il faut me le restituer !… Allons, vous pouvez marcher maintenant.

Cransac ne bougeait pas et prêtait l’oreille aux cris qui s’élevaient de divers côtés.

— Tenez, Fleuriot, reprit-il avec volubilité, vous m’avez sauvé la vie et je ne vous veux aucun mal. Laissez-moi aller ; nous nous retrouverons ailleurs, et je vous donnerai trente ou quarante mille francs… une fortune pour vous. Sur cette somme, votre sœur aura une dot, vous assurerez des jours paisibles à votre mère…

— Assez, monsieur, interrompit Fleuriot, je n’ai que faire de vos insolentes propositions… Marchez donc, ou je vais appeler les gens de justice… et justement les voici.

En effet, les hommes qui gardaient la porte, après s’être renseignés à leurs camarades del’intérieur, accouraient pour avoir des nouvelles du fuyard. Comme Fleuriot retournait la tête afin de voir à quelle distance ils se trouvaient, Cransac dit brusquement :

— Bah ! ils ne me tiennent pas encore !

Par une subite secousse, il se dégagea des mains de Ray mond ; et lui qui, tout à l’heure, semblait avoir les membres rompus et ne pouvoir se soutenir sur ses jambes, se mit à courir avec légèreté.

L’employé le poursuivit ; mais sa claudication, presque insensible en temps ordinaire, devenait, comme nous l’avons dit, un obstacle sérieux quand il s’agissait d’une course rapide. Comme son adversaire gagnait du terrain, il appela d’une voix haletante, et aussitôt l’escouade de police se dirigea vers lui.

Il serrait le vicomte d’assez près, et peut-être, en dépit de tout, fùt-il parvenu à l’atteindre, quand un fait se produisit, assez ordinaire en pareille circonstance. Les gens de la justice, voyant devant eux un homme qui fuyait, le prirent pour le malfaiteur qu’ils étaient chargés d’arrêter ; ils se jetèrent sur Fleuriot tous à la fois et s’emparèrent de lui. Vainement se débattit-il en essayant de leur expliquer l’erreur, en leur montrant Cransac qui allait disparaître au tournant de la rue. On ne l’entendit ou on ne le comprit pas au milieu du tumulte, et il resta prisonnier dans un moment où la liberté de ses mouvements lui était si nécessaire.

Toutefois sa captivité ne fut pas de longue durée. Les agents de police, sans écouter ses protestations, allaient le conduire à l’hôtel Colman, quand quelqu’un s’approcha et examina rapidement le prisonnier. Fleuriot reconnut le petit vieux en bonnet de soie noire qu’il avait vu le jour même au café, et dans lequel il avait deviné le chef de la police bordelaise.

— Butors, imbéciles ! s’écria le chef en s’adressant à ses hommes, que faites-vous ? c’est M. Fleuriot, l’employé du télégraphe.

— Et Cransac s’enfuit là-bas ! s’écria Fleuriot hors de lui ; courez vite… vous le reconnaitrez à son caban.

Les agents, honteux de leur bévue, s’élancèrent de toute leur vitesse dans la direction indiquée. Fleuriot lui-même allait les suivre ; le chefde la police tenta de le retenir.

— Monsieur, dit-il, ne voulez-vous pas rendre compte aux magistrats, qui sont là dans la maison, de ce qui vient de se passer.

— Je ferai encore mieux de retrouver Cransac, si la chose est possible ! s’écria Raymond.

Et il reprit sa course.

Mais un temps précieux avait été perdu. Fleuriot, parvenu à l’extrémité de la ruelle, ne vit plus personne. Il erra au hasard pendant quelques instants. Bientôt il rencontra un à un les agents de police qui revenaient tout penauds, après avoir battu inutilement le voisinage. Sans doute Cransac, en arrivant à des rues fréquentées, s’était débarrassé de son caban et s’était perdu dans la foule.