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Le Secret de Wilhelm Storitz/1

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I.

« … Et arrive le plus tôt que tu pourras, mon cher Henri. Je t’attends avec impatience. D’ailleurs, le pays est magnifique, et cette région de la Basse-Hongrie est de nature à intéresser un ingénieur. Ne serait-ce qu’à ce point de vue, tu ne regretteras pas ton voyage.

« À toi de tout cœur,

« Marc Vidal. »

Ainsi se terminait la lettre que je reçus de mon frère, le 4 avril 1757.

Aucun signe prémonitoire ne marqua l’arrivée de cette lettre, qui me parvint de la manière habituelle, c’est-à-dire par l’entremise successive du piéton, du portier et de mon valet, lequel, sans se douter de l’importance de son geste, me la présenta sur un plateau avec sa tranquillité coutumière.

Mon valet me présenta la lettre sur un plateau…

Et, pareille fut ma tranquillité, tandis que j’ouvrais le pli et que je le lisais jusqu’au bout, jusqu’à ces dernières lignes, qui contenaient pourtant en germe les événements extraordinaires auxquels j’allais être mêlé.

Tel est l’aveuglement des hommes ! C’est ainsi que se tisse sans cesse, à leur insu, la trame mystérieuse de leur destin !

Mon frère disait vrai. Je ne regrette pas ce voyage. Mais ai-je raison de le raconter ? N’est-il pas de ces choses qu’il vaut mieux taire ? Qui ajoutera foi à une histoire si étrange, que les plus audacieux poètes n’eussent sans doute pas osé l’écrire ?

Eh bien, soit ! J’en courrai le risque. Qu’on doive ou non me croire, je cède à un irrésistible besoin de revivre cette série d’événements extraordinaires, dont la lettre de mon frère constitue en quelque sorte le prologue.

Mon frère Marc, alors âgé de vingt-huit ans, avait déjà obtenu des succès flatteurs comme peintre de portraits. La plus tendre, la plus étroite affection nous liait l’un à l’autre. De ma part, un peu d’amour paternel, car j’étais son aîné de huit ans, Nous avions été, jeunes encore, privés de notre père et de notre mère, et c’était moi, le grand frère, qui avais dû faire l’éducation de Marc, Comme il montrait d’étonnantes dispositions pour la peinture, je l’avais poussé vers cette carrière, où il devait obtenir des succès si personnels et si mérités.

Mais voici que Marc était à la veille de se marier. Depuis quelque temps déjà, il résidait à Ragz, une importante ville de la Hongrie méridionale. Plusieurs semaines passées à Buda-Pest, la capitale, où il avait fait un certain nombre de portraits très réussis, très largement payés, lui avaient permis d’apprécier l’accueil que reçoivent en Hongrie les artistes. Puis, son séjour achevé, il avait descendu le Danube de Buda-Pest à Ragz.

Parmi les premières familles de la ville, on citait celle du docteur Roderich, l’un des médecins les plus renommés de toute la Hongrie. À un patrimoine considérable, il joignait une fortune importante acquise dans la pratique de son art. Pendant les vacances qu’il s’accordait chaque année et qu’il employait à des voyages, poussant parfois jusqu’en France, en Italie ou en Allemagne, les riches malades déploraient vivement son absence. Les pauvres aussi, car il ne leur refusait jamais ses services, et sa charité ne dédaignait pas les plus humbles, ce qui lui valait l’estime de tous.

La famille Roderich se composait du docteur, de sa femme, de son fils, le capitaine Haralan, et de sa fille Myra. Marc n’avait pu fréquenter cette hospitalière maison sans être touché de la grâce et de la beauté de la jeune fille, ce qui avait infiniment prolongé son séjour à Ragz. Mais, si Myra Roderich lui avait plu, ce n’est pas trop s’avancer de dire qu’il avait plu à Myra Roderich. On voudra bien m’accorder qu’il le méritait, car Marc était — il l’est encore, Dieu merci ! — un brave et charmant garçon, d’une taille au-dessus de la moyenne, les yeux bleus très vifs, les cheveux châtains, le front d’un poète, la physionomie-heureuse de l’homme à qui la vie s’offre sous ses plus riants aspects, le caractère souple, le tempérament d’un artiste fanatique des belles choses.

Quant à Myra Roderich, je ne la connaissais que par les lettres enflammées de Marc, et je brûlais du désir de la voir. Mon frère désirait encore plus vivement me la présenter. Il me priait de venir à Ragz comme chef de la famille, et il n’entendait pas que mon séjour durât moins d’un mois. Sa fiancée — il ne cessait de me le répéter — m’attendait avec impatience. Dès mon arrivée, on fixerait la date du mariage. Auparavant, Myra voulait avoir vu, de ses yeux vu, son futur beau-frère, dont on lui disait tant de bien sous tous les rapports — en vérité, c’est ainsi qu’elle s’exprimait, paraît-il !… C’est le moins qu’on puisse juger par soi-même les membres de la famille dans laquelle on va entrer. Assurément, elle ne prononcerait le oui fatal, qu’après qu’Henri lui aurait été présenté par Marc…

Tout cela, mon frère me le contait dans ses fréquentes lettres avec beaucoup d’entrain, et je le sentais éperdument amoureux de Myra Roderich.

J’ai dit que je ne la connaissais que par les phrases enthousiastes de Marc. Et cependant, puisque mon frère était peintre, il lui eût été facile de la prendre pour modèle, n’est-il pas vrai, et de la transporter sur la toile, ou tout au moins sur le papier, dans une pose gracieuse, revêtue de sa plus jolie robe. J’aurais pu l’admirer de visu, pour ainsi dire… Myra ne l’avait pas voulu. C’est en personne qu’elle apparaîtrait à mes yeux éblouis, affirmait Marc, qui, je le pense, n’avait pas dû insister pour la faire changer d’avis. Ce que tous deux prétendaient obtenir, c’était que l’ingénieur Henri Vidal mit de côté ses occupations, et vînt se montrer dans les salons de l’hôtel Roderich en tenue de premier invité.

Fallait-il tant de raisons pour me décider ? Non certes, et je n’aurais pas laissé mon frère se marier sans être présent à son mariage. Dans un délai assez court, je comparaîtrais donc devant Myra Roderich, et avant qu’elle ne fût devenue ma belle-sœur.

Du reste, ainsi que me le marquait la lettre, j’aurais grand plaisir et grand profit à visiter cette région de la Hongrie. C’est par excellence le pays magyar, dont le passé est riche de tant de faits héroïques, et qui, rebelle à tout mélange avec les races germaniques, occupe une place considérable dans l’histoire de l’Europe centrale.

Quant au voyage, voici dans quelles conditions je résolus de l’effectuer : moitié en poste, moitié par le Danube à l’aller, uniquement en poste au retour. Tout indiqué, ce magnifique fleuve que je ne prendrais qu’à Vienne. Si je ne parcourais pas les sept cents lieues de son cours, j’en verrais du moins la partie la plus intéressante, à travers l’Autriche et la Hongrie, jusqu’à Ragz, près de la frontière serbienne. Là serait mon terminus. Le temps me manquerait pour visiter les villes que le Danube arrose encore de ses eaux puissantes, alors qu’il sépare la Valachie et la Moldavie de la Turquie, après avoir franchi les fameuses Portes de Fer : Viddin, Nicopoli, Roustchouk, Silistrie, Braïla, Galatz, jusqu’à sa triple embouchure sur la mer Noire.

Il me sembla que trois mois devaient suffire au voyage tel que je le projetais. J’emploierais un mois entre Paris et Ragz. Myra Roderich voudrait bien ne pas trop s’impatienter et accorder ce délai au voyageur. Après un séjour d’égale durée dans la nouvelle patrie de mon frère, le reste du temps serait consacré au retour en France.

Ayant mis ordre à quelques affaires urgentes et m’étant procuré les papiers réclamés par Marc, je me préparai donc au départ.

Mes préparatifs, fort simples, n’exigeraient que peu de temps, et je ne comptais pas m’encombrer de bagages. Je n’emporterais qu’une seule malle, de taille fort exiguë, contenant l’habit de cérémonie que rendait nécessaire l’événement solennel qui m’appelait en Hongrie.

Je n’avais point à m’inquiéter de la langue du pays, l’allemand m’étant familier depuis un voyage à travers les provinces du Nord. Quant à la langue magyare, peut-être n’éprouverais-je pas trop de difficulté à la comprendre. D’ailleurs, le français est couramment parlé en Hongrie, du moins dans les hautes classes, et mon frère n’avait jamais été gêné, de ce chef, au-delà des frontières autrichiennes.

« Vous êtes Français, vous avez droit de cité en Hongrie, » a dit jadis un hospodar à l’un de nos compatriotes, et, dans cette phrase très cordiale, il se faisait l’interprète des sentiments du peuple magyar à l’égard de la France.

J’écrivis donc à Marc, en réponse à sa dernière lettre, en le priant de déclarer à Myra Roderich que mon impatience égalait la sienne, et que le futur beau-frère brûlait du désir de connaître sa future belle-sœur. J’ajoutais que j’allais partir sous peu, mais que je ne pouvais préciser le jour de mon arrivée à Ragz, ce jour étant livré aux hasards du voyage. J’assurais toutefois mon frère que je ne m’attarderais certainement pas en route. Si donc la famille Roderich le voulait, elle pouvait sans plus attendre fixer aux derniers jours de mai la date du mariage. « Prière de ne point me couvrir de malédictions, lui disais-je en manière de conclusion, si chacune de mes étapes n’est pas marquée par l’envoi d’une lettre indiquant ma présence en telle ou telle ville. J’écrirai quelquefois, juste assez pour permettre à Mlle Myra d’évaluer le nombre de lieues qui me sépareront encore de sa ville natale. Mais, dans tous les cas, j’annoncerai en temps voulu mon arrivée, à l’heure, et, s’il est possible, à la minute près. »

La veille de mon départ, le 13 avril, j’allai au bureau du lieutenant de police, avec lequel j’étais en relation d’amitié, lui faire mes adieux et retirer mon passeport. En me le remettant, il me chargea de mille compliments pour mon frère, qu’il connaissait de réputation et personnellement, et dont il avait appris les projets de mariage.

« Je sais en outre, ajouta-t-il, que la famille du docteur Roderich, dans laquelle va entrer votre frère, est une des plus honorables de Ragz.

— On vous en a parlé ? demandai-je.

— Oui, précisément hier, à la soirée de l’ambassade d’Autriche, où je me trouvais.

— Et de qui tenez-vous vos renseignements ?

— D’un officier de la garnison de Buda-Pest, qui s’est lié avec votre frère pendant son séjour dans la capitale hongroise, et qui m’en a fait le plus grand éloge. Son succès y fut très vif, et l’accueil qu’il avait reçu à Buda-Pest, il l’a retrouvé à Ragz, ce qui ne saurait vous surprendre, mon cher Vidal.

— Et, insistai-je, cet officier n’a pas été moins élogieux en ce qui concerne la famille Roderich ?

— Assurément. Le docteur est un savant dans toute l’acception du mot. Son renom est universel dans le royaume d’Autriche-Hongrie. Toutes les distinctions lui ont été accordées, et, au total, c’est un beau mariage que fait là votre frère, car, paraît-il, Mlle Myra Roderich est fort jolie personne.

— Je ne vous étonnerai pas, mon cher ami, répliquai-je, en vous affirmant que Marc la trouve telle, et qu’il me semble en être très épris.

— C’est au mieux, mon cher Vidal, et vous voudrez bien transmettre mes félicitations et mes souhaits à votre frère, dont le bonheur aura ce raffinement suprême qu’il fera des jaloux… Mais, s’interrompit mon interlocuteur en hésitant, je ne sais si je ne commets pas une indiscrétion… en vous disant…

— Une indiscrétion ?… fis-je, étonné.

— Votre frère ne vous a jamais écrit que quelques mois avant son arrivée à Ragz…

— Avant son arrivée ?… répétai-je.

— Oui… Mlle Myra Roderich… Après tout, mon cher Vidal, il est possible que votre frère n’en ait rien su.

— Expliquez-vous, cher ami, car je ne vois absolument pas à quoi vous faites allusion.

— Eh bien, il paraît — ce qui ne saurait surprendre — que Mlle Myra Roderich avait été déjà très recherchée, et plus spécialement par un personnage qui, d’ailleurs, n’est pas le premier venu. C’est, du moins, ce que m’a raconté mon officier de l’ambassade, lequel, il y a cinq semaines, se trouvait encore à Buda-Pest.

— Et ce rival ?…

— Il a été éconduit par le docteur Roderich.

— Par conséquent, il n’y a pas lieu de s’en préoccuper. Du reste, si Marc se fût connu un rival, il m’en eût parlé dans ses lettres. Or, il ne m’en a pas soufflé mot. C’est donc que la chose est sans importance.

— En effet, mon cher Vidal, et cependant les prétentions de ce personnage à la main de Mlle Roderich ont fait quelque bruit à Ragz, et mieux vaut, en somme, que vous en soyez informé…

— Sans doute, et vous avez bien fait de me prévenir, puisqu’il ne s’agit pas là d’un simple racontar.

— Non, l’information est très sérieuse…

— Mais l’affaire ne l’est plus, répondis-je, et c’est le principal.

Comme j’allais prendre congé :

— À propos, mon cher ami, demandai-je, votre officier a-t-il prononcé devant vous le nom de ce rival éconduit ?

— Oui.

— Il se nomme ?…

— Wilhelm Storitz.

— Wilhelm Storitz ?… Le fils du chimiste, de l’alchimiste plutôt ?

— Précisément.

— Eh mais ! c’est un nom !… Celui d’un savant que ses découvertes ont rendu célèbre.

— Et dont l’Allemagne est très fière à juste titre, mon cher Vidal.

— N’est-il pas mort ?

— Oui, il y a quelques années, mais son fils est vivant, et même, d’après mon interlocuteur, ce Wilhelm Storitz serait un homme inquiétant.


« L’information est très sérieuse… »


— Inquiétant ?… Qu’entendez-vous par cette épithète, cher ami ?

— Je ne saurais dire… Mais, à en croire mon officier de l’ambassade, Wilhelm Storitz ne serait pas comme tout le monde.

— Fichtre ! m’écriai-je plaisamment, voilà qui devient palpitant d’intérêt ! Notre amoureux évincé aurait-il donc trois jambes, ou quatre bras, ou seulement un sixième sens ?

— On n’a pas précisé, répondit en riant mon interlocuteur. Toutefois, je suis porté à supposer que le jugement s’appliquait plutôt à la personne morale qu’à la personne physique de Wilhelm Storitz, dont, si j’ai bien compris, il conviendrait de se défier…

— On s’en défiera, mon cher ami, au moins jusqu’au jour où Mlle Myra Roderich sera devenue Mme Marc Vidal. »

Là-dessus, et sans m’inquiéter autrement de cette information, je serrai cordialement la main du lieutenant de police, et je rentrai chez moi achever mes préparatifs de départ.