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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/093

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 125-127).
XCIII

Nier le droit de grève, c’est aller un peu vite. Les arbitres, qui sont les citoyens, voudraient bien se faire des notions ; et il leur paraît évident que chacun est maître de ses bras comme de sa maison, avec cette différence qu’on peut contester le droit de quelqu’un sur une maison, mais non son droit sur ses propres bras. Bien plus un homme peut aliéner sa maison, mais non pas ses bras. Il n’a pas le droit de se vendre lui-même ; cette vente serait nulle. Cela fait voir que le droit de ne pas travailler pour tel patron ou pour tel salaire, ou à tel métier trop pénible, est un des droits les plus clairs. L’esclavage est aboli, et cela est de commun consentement ; même si le maître est très puissant et si le serviteur est très faible, cela ne fera toujours qu’un esclavage de fait ; jamais les arbitres ne reconnaîtront cette dépendance comme un régime de droit. Tout contrat de travail est rompu par le refus d’une des parties ; et ce principe suffit dans les cas ordinaires. Mais l’État demande plus ; il veut qu’un citoyen puisse être contraint de collaborer à un service public. L’État méprise donc le droit ?

La difficulté vient de ce que l’on pose des droits sans limites ; et je ne sais pourquoi l’on se fait ces idoles. Des droits sans limites ne sont même pas concevables. Le droit est de consentement ; le droit suppose un contrat et ce contrat implique que chacun en même temps donne et reçoit. Tout droit suppose coopération. Refuser toute coopération, c’est refuser et rejeter tout droit quelconque en même temps que tout devoir. Il est donc inévitable que celui qui prétend user du droit de grève accepte encore des obligations.

Il n’y a point d’exemple d’un droit sans limites. J’ai le droit de circuler ; mais si la rue est barrée par ordre, mon droit se trouve limité. Je roule en auto ; l’agent aux voitures lève son bâton ; même remarque. Bien mieux ; on exige que je porte des seaux d’eau à l’incendie ; voilà du travail forcé. Va-t-on dire pour cela que les droits sont suspendus ? Non pas. Et la preuve, c’est que, si l’on me fait porter des seaux, et si l’on n’impose point la même obligation à un voisin aussi vigoureux que moi, je dirai que cela n’est pas juste. Et, pour tout dire, ce qui fait le droit, ce ne sont pas tels droits sans limites, car ce sont des abstractions inconcevables ; ce qui fait le droit, c’est l’égalité des droits, quels qu’ils soient. C’est pourquoi je ne comprends pas comment le droit de grève serait absolu, sans conditions, sans limites, alors que le droit de circuler, le droit de posséder, le droit de vivre même, ont des conditions et des limites. En somme, il y a un droit de réquisition qui peut être exercé par l’État dans un péril public. Chacun doit alors donner ses outils et ses talents ; ou bien alors c’est la guerre. Mais il faut réfléchir d’avance à ces choses, afin que les mêmes hommes, au moment même où ils refusent de faire société avec nous, ne viennent pas nous étourdir de leurs droits.