Aller au contenu

Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/109

La bibliothèque libre.
Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 146-147).
CIX

Le Radicalisme n’est par lui-même ni socialiste, ni pacifiste, ni quoi que ce soit dans ce genre ; il ne prononce point sur les changements qui surviendront dans la propriété, dans le salaire, dans le droit national et international. Le radicalisme se développe dans un autre plan ; il considère seulement l’origine et la légitimité des puissances ; il va jusqu’aux racines comme son nom le dit ; il découvre sans ménagements ce que tous les théoriciens de politique ont pressenti ou deviné, ce qu’un Spinoza, ce qu’un Rousseau avait clairement vu, c’est que tout pouvoir vient du peuple, et que tout magistrat, s’il n’est usurpateur, représente le peuple, exerce ses pouvoirs par délégation, et doit des comptes. Cette idée, c’est la Révolution même ; elle définit les devoirs du citoyen comme sujet en même temps que ses droits comme souverain ; ou, si vous voulez, elle règle les passions de chacun par le bon sens de tous pris comme arbitre. C’est donc un système complet de politique à proprement parler, fondé sur l’égalité radicale, contre toutes les inégalités, contre toutes les tyrannies, contre tous les esclavages. Aussi bien contre le ministre qui veut abuser de son éloquence ou de sa puissance persuasive, que contre le citoyen qui veut abuser en quelque sorte de sa propre faiblesse, et se donner volontairement un maître. Et je ne vois rien de çhimérique dans cet effort continuel qui détruit à chaque instant un peu de monarchie renaissante. Ce qui se fait est possible ; or tous les jours nous modérons un ministre trop vif, nous dénonçons un acte arbitraire, nous critiquons une loi mal faite ou mal appliquée ; et ceux qui disent que ces efforts sont sans effet se moquent du monde ; s’il y a encore tant d’abus, que serait-ce si nous n’avions ni une presse libre, ni des interpellateurs, ni des comités de vigilance ?

Le radicalisme s’oppose ainsi au système aristocratique, qui s’appelle monarchie ou tyrannie selon qu’il est plus ou moins fortement organisé. Au lieu que le socialisme, par exemple, ne s’oppose point directement à la tyrannie politique, car on peut concevoir un roi qui réaliserait le collectivisme, et sans manquer à sa définition. Les sujets auraient alors l’égalité économique, comme on voit par exemple dans une armée en campagne, où tous les aliments sont communs ; mais ils n’auraient point l’égalité politique. Il est du reste assez clair qu’un pareil système ramènerait bientôt l’inégalité des biens ; mais enfin un socialiste pur peut préférer une autorité forte et non contrôlée, si elle dépouille les riches, à notre Radicalisme strict, qui ne limite que les pouvoirs politiques. À quoi les socialistes disent : « Vous combattez dans les nuages, tant qu’il y aura des riches, les riches seront rois. » Il faut répondre par des faits et pouvoir dire : « Il y a des riches, mais ils ne sont pas rois. » Et je crois que tel est le vrai combat, et la seule tactique efficace ; destituer les riches de tout pouvoir politique, c’est découronner la richesse ; c’est la condamner à se détruire dans les bas plaisirs si elle ne veut se sauver elle-même par la justice.