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La Vache tachetée (recueil)/Mon jardinier

La bibliothèque libre.
La Vache tachetéeFlammarion (p. 130-136).
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Mon jardinier


… Comme le jardinier qui entend la chanson des germes sous la terre, et la chanson des étoiles matinales dans le ciel.
Emerson.


Mon jardinier, le bon Clément, met des tuteurs aux glaïeuls. Cette année, les glaïeuls font triste mine ; le pied est tout jaune, les grandes feuilles, à forme de glaive, retombent, sans force, çà et là marbrées de rouille, et les hampes sortent, tortillées et veules, montrant les spathes roussies par les coups de soleil. Cela désole ce bon Clément de voir dépérir chaque jour des plantes qu’il a soignées comme on soigne un enfant malade et douze fois impur, dirait M. Maizeroy. Il murmure en mâchant des brins de raphia :

— Oh !… Oh !… Oh !…

Et je murmure avec lui, car je sens que je n’aurai pas la joie de voir fleurir ces fleurs que j’aime parmi toutes les fleurs, ces fleurs que créa ce suprême artiste, Victor Lemoine, et auxquelles il donna le visage des fées et les ailes des oiseaux magiques.

Avec de délicates précautions, pour ne point froisser l’ognon, Clément enfonce lentement, dans la terre, le tuteur et il attache ensuite la hampe fragile.

Chaque fois, il soupire comme un refrain de navrante romance :

— Des beaux glaïeuls comme ça !… Si ce n’est pas une calamité !… Oh ! oh ! oh !

J’approuve chaleureusement, en les répétant, ces exclamations désolées, et je demande :

— À quoi attribuez-vous cela, Clément ?

— J’attribue… j’attribue… fait Clément, en hochant la tête… Ma foi, monsieur, je n’en sais rien… Et il faut que le diable s’en mêle…

Puis ayant longuement considéré le sol, examiné les feuilles malades, gratté la terre au pied des tristes plantes, il dit :

— Ça n’est pas de la verrue… Ça n’est pas, non plus, du ver blanc… Si c’était du puceron ou du mildew, ça se verrait !… De plus, la terre est parfaitement bonne, elle est douce, elle est meuble, elle a toujours été fraîche !… Il y a un bon paillis, partout, bien sain, bien joli… C’est à ne pas croire !… Oh ! oh ! oh !

— Cependant, Clément, il y a une cause.

Clément se redresse, met, dans la poche de son tablier, sa serpette, pose ses mains à plat sur ses hanches, en écartant les coudes… et d’un ton grave, sévère, professoral :

— Si monsieur veut connaître mon opinion… Eh bien, je crois qu’il y a eu un contact… Voilà ce que je crois.

— Un contact, Clément ?

— Oui, Monsieur, un fort contact… Ça ne peut s’expliquer autrement…

— Clément, vous m’effrayez… Et quel est ce contact ?

Clément ne répond pas à ma question. Je vois à sa figure, à la disposition de ses gestes, à la manière dont il cale ses pieds sur la terre, entre les rangées de glaïeuls, qu’il va me conter une longue histoire. En effet, il s’essuie la bouche et commence ainsi :

— En 1854, monsieur…, oui c’est bien en 1854… j’étais jardinier-chef chez M. Quesnay… Vous avez peut-être connu M. Quesnay ?

— Non, Clément.

— Il avait fait sa fortune dans les cuirs… Ah ! le bon homme !… Ah ! le bon monde que c’était ! Tous les matins, M. Quesnay venait me voir au jardin, comme fait Monsieur… Seulement il avait une robe de chambre à carreaux verts, et une toque de velours. Et il me disait, avec son bon sourire… Ah ! le bon sourire qu’il avait !… « Eh bien, Clément, et la goutte ?… » Moi je répondais : « Ma foi, monsieur Quesnay, c’est pas de refus ! » Et M. Quesnay sortait de la poche de sa robe de chambre à carreaux verts une bouteille de vieux cognac, et un verre : « Faudra pas le dire à Germaine ! », qu’il me recommandait… Et je buvais la goutte !… Ah ! le bon cognac !… Ah ! le bon homme !… C’est comme Mlle Germaine !… Ah ! la bonne demoiselle que c’était ! Et belle !… À quatorze ans, Monsieur, elle était aussi grande que moi… Et forte, et rouge, avec des mains larges comme ça… Mazette, la belle fille !… Toutes les après-midi, Mlle Germaine venait me voir, tantôt au fleuriste, si j’étais au fleuriste, tantôt au potager, si j’étais au potager : « Eh bien ! Clément, qu’elle me disait, on boirait peut-être bien un verre de vin blanc ? » Et, en riant, elle sortait d’un petit panier d’osier, une bouteille et un verre… « Faudra pas le dire à papa, surtout ! », qu’elle me recommandait… Ah ! le bon monde !… Il n’y a plus de bon monde comme ça, maintenant !… Cette pauvre demoiselle Germaine !… On l’a mariée à un muet !… Paraît qu’elle en était très amoureuse !… Un gentil garçon tout de même, et riche, riche !… Malheureusement, il ne parlait pas… Il ne pouvait dire que : « Jiâ… jiâ… jiâ !… » Ah ! le bon muet !… Tenez, le jour de son mariage…

Mais j’interromps son histoire qui, si je la laisse aller librement, va s’augmenter de mille autres histoires et ne finira jamais.

— Tout cela, mon bon Clément, ne me dit pas quel est ce fameux contact.

— C’est vrai ! s’excuse Clément… Quand je pense à M. Quesnay et à Mlle Germaine, ça me rappelle tant de choses !… tant de bonnes choses !… Ah ! le bon monde, Dieu de Dieu !

Et pour prouver, d’une façon irrécusable, l’excellence de ce bon monde des Quesnay, il lance, d’un mouvement enthousiaste, sa casquette dans l’allée, et s’arrache les cheveux.

— Parlez-moi du contact, mon brave Clément.

Clément ramasse sa casquette et, d’une voix plus calme, il raconte :

— Eh bien, voici… En 1854, M. Quesnay fit venir de Belgique des boutures de pétunias… À cette époque, c’était une fleur très rare… Ah ! la belle fleur !

— Heu !… Heu ! fais-je, en manière de protestation.

— Je sais que Monsieur n’aime pas les pétunias… Mais Monsieur peut me croire… En 1854, les pétunias étaient une très belle fleur.

— Soit ! Clément, continuez.

— Je plante les boutures, — avec quel soin — en corbeille, devant la maison… Elles poussent, elles poussent !… Ah ! la belle corbeille ! Tout le monde était bien content… Du pays, on venait voir les pétunias pousser. Tout à coup, ils ne poussent plus… et non seulement ils ne poussent plus, mais ils jaunissent, mais ils pourrissent et, à la fin des fins, ils crèvent, excepté un, un seul !… Ah ! dame ! M. Quesnay n’était plus content, ni moi, fichtre !… Qu’est-ce qui pouvait être la cause de ça ? Je me creuse la tête !… Pas de vermine, une bonne exposition, de la terre parfait-bonne !… C’était à devenir fou, ma foi !… Et je n’étais pas loin de penser qu’il y eût, là-dessous, quelques diableries !… Quand, un soir, tard, qu’est-ce que je vois sur la corbeille des pétunias ? La cuisinière, monsieur, la cuisinière accroupie et qui pissait, et qui pissait, et qui disait : « Tiens, en voilà du madère, pour tes fleurs !… Tiens, en voilà du chablis !… » Et cela faisait un petit bruit, semblable à celui que fait la pluie qui sort d’une gouttière… Le lendemain, le pied de pétunia était tout jaune ; le surlendemain, il crevait de la même manière que les autres !… Voilà, monsieur, ce que nous autres, jardiniers, nous appelons un contact, en terme de métier… Eh bien, les glaïeuls de Monsieur ont eu aussi un contact… un fort contact même !… Ça, c’est sûr !

Quelques secondes d’un silence tragique se passent, les guêpes bourdonnent autour de nous ; les feuilles des espaliers craquent, sous l’ardent soleil. Avec une dignité superbe, Clément s’est remis à enfoncer les tuteurs dans la terre, un brin de raphia entre les dents.

— Clément !

— Monsieur !

— Alors, vous croyez que Julie ?…

— Je ne l’ai pas vue… je ne peux rien dire… Mais pour un contact… il y a eu un contact dans les glaïeuls… Ça, j’en réponds !

Et, d’une voix hargneuse, qu’accompagne un geste de colère, il ajoute :

— Je ne vais pourtant pas pisser dans son pot-au-feu, moi !