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La Pipe de cidre (recueil)/Paysage de foule

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La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 97-106).
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Paysage de foule


— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… au secours !

Et M. Rodiguet, sur le seuil de sa porte, brusquement ouverte, apparut, la barbe en désordre, les bras en l’air, le regard hagard, la bouche convulsée.

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… au secours !

C’était justement l’heure de sa promenade quotidienne. Aussi la stupéfaction de le voir en cet état fut-elle générale et profonde. Il y eut dans le petit bourg comme un ralentissement soudain, comme un arrêt de la vie. Il se passait une chose incroyable. M. Rodiguet, d’ordinaire si calme, si doux, si méthodique, dans sa façon de sortir de chez lui ; lui qui marchait si lentement, à pas comptés, les genoux en dehors, les jambes écartées symétriquement, au même angle, le dos humble, voûté, toujours souriant et poli, il faisait, en ce moment, des gestes extravagants, grimaçait d’horribles grimaces, se démenait, était si pâle, avait la figure si tordue, qu’on l’eût dit en proie à une attaque d’épilepsie. Revenus de leur première surprise, des voisins, des passants, des chiens accoururent, se groupèrent autour de M. Rodiguet.

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… s’écria de nouveau M. Rodiguet, dont l’étrange et incompréhensible mimique allait, à chaque minute, s’accentuant dans l’effarement et dans l’épouvante.

Alors, des voix crièrent çà et là.

— Quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Monsieur Rodiguet, que vous est-il arrivé ?… Êtes-vous malade ?… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… J’ai… Ma… Au secours !

Le hululement de cette plainte insolite, la douleur de cet appel imprévu, coururent dans la rue, de porte en porte, de fenêtre en fenêtre, mirent à toutes les ouvertures des visages subitement consternés et curieux. Des interrogatoires se croisèrent.

— Hein !… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Où sont-ils ?… Où allez-vous ?…

Quelqu’un demanda :

— Est-ce un cirque qui arrive ?

Un autre demanda encore :

— Est-ce le feu ?…

Des gens sortaient, en hâte, prudents :

— Le feu !… le feu !… Où est le feu ?

Des gamins en train de jouer, des femmes en train de coudre se précipitèrent dehors, leurs yeux clignant vers le ciel, au-dessus des toits.

— Le feu !… le feu !… où est le feu ?…

— Pourquoi ne bat-on pas la générale ?

— Pourquoi n’entend-on pas le tocsin ?

En une seconde, l’un suivant l’autre, une foule s’amassa devant la porte de M. Rodiguet, sans savoir pourquoi.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ?… Ce n’est donc pas le feu ?… Où donc sont les pompiers ?

— On ne voit pas les pompiers !

— On ne voit pas les flammes !

— On ne voit rien…

Un homme qui tenait dans ses bras un petit enfant, s’écria :

— Vous ne voyez donc pas qu’il est fou !

Et plusieurs, aussitôt, de tous les côtés, répétèrent :

— Il est fou !… Il est fou !

— Qu’est-ce qui est fou ?… Qu’est-ce qui est fou ?

— Prenez garde !… N’approchez pas !… Il va vous mordre.

— Il faudrait lui jeter un sac sur la tête !… N’approchez pas !

— Allez chercher les gendarmes !

La foule grossissait, et ce mot : « Il est fou ! » circulait, bondissait, de bouche en bouche. Les nouveaux survenants demandèrent :

— Mais qui est fou ?…

— Vous ne voyez donc pas… Il bave, ses yeux se tournent ?…

— Qui ?… Qui ?… Quoi ?… Est-ce un chien ?

— M. Rodiguet, on vous dit !… M. Rodiguet est fou !

— M. Rodiguet !… M. Rodiguet !…

— Ah ! ben !… En voilà une histoire !

— N’approchez pas !…

Pour la cinquième fois, M. Rodiguet, en tordant ses bras :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Mes bons amis… mes bons… mes chers…

Et il s’abattit, dans le demi-cercle étroit formé par la foule, qui recula, d’instinct, épouvantée.

Il y eut un cri d’horreur, puis un silence.

M. Rodiguet, sur le sol, gisait, inerte, les deux bras en avant, ses jambes contre la marche de la maison, les pieds en l’air.

Une voix dit :

— Est-ce qu’il est mort ?

Une autre répondit :

— On dirait qu’il est mort.

La première dit ensuite :

— Allez voir s’il est mort.

Ensuite, la deuxième voix répondit :

— Oui, je crois qu’il est mort… Il ne saigne pas… mais je crois qu’il est mort…

Et le mot « mort » qui passait de lèvres en lèvres, raidit tous les cols, tendus simultanément dans la direction de M. Rodiguet, couché sur le ventre, immobile, sa barbe dans la poussière.

Alors, un homme dont les bras étaient nus et velus, et qui portait, sanglé aux reins, un tablier de cuir comme en ont les charrons, se détacha de la foule, s’approcha du corps étendu, tourna autour de lui, se pencha sur lui, mit sa main noire sur lui… et il dit :

— Il bouge… Il a bougé… Il bouge encore !

— Mais alors, s’il bouge, c’est qu’il n’est pas mort, peut-être… Retourne-le.

— Non, tape-lui dans le dos…

Et le charron annonça :

— Ses yeux remuent… Oui, ils ont remué… Ils remuent encore !

— Mais alors ?… Si ses yeux ont remué… Emmenons-le…

— Portons-le dans sa maison.

— Mettons-le sur son lit.

— Le médecin !… un médecin !… vite !

L’homme aux bras velus souleva M. Rodiguet dans une forte étreinte. Il geignait, les veines du cou gonflées par cet effort :

— Qu’il est lourd !… bon Dieu ! qu’il est lourd !

La foule s’était rapprochée, enhardie, secourable :

— Taisez-vous ! Il parle… Il a parlé !

— Il a parlé !

— Oui, il a parlé.

— Qu’est-ce qu’il dit ?… Mettez-le sur la marche… Vous l’étouffez !… Mais taisez-vous donc, puisqu’il parle…

Et, parmi le léger frémissement des voix, subitement tues, l’on entendit, comme un souffle, M. Rodiguet, qui soupirait :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

L’homme le déposa sur la marche, déboutonna le col de sa chemise.

— Eh bien ! monsieur Rodiguet ?…

M. Rodiguet respira longuement et regarda la foule, étonné de tout ce monde qui le regardait. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage.

— Allons, monsieur Rodiguet, dit l’homme au tablier de cuir, vous êtes malade. Nous allons vous porter dans votre chambre, nous allons vous mettre sur votre lit…

— Non, non… Laissez-moi ici… Je ne veux pas…

Ses dents claquaient, une épouvante crispait sa face. Il balbutia encore :

— Laissez-moi ici… Je ne veux pas aller dans ma chambre… Je ne veux pas qu’on me mette sur mon lit.

— Monsieur Rodiguet ! Ça n’est pas raisonnable.

— Non… non… Je ne veux pas… Allez-vous… Allez… et tâtez si son cœur bat toujours.

Un murmure s’éleva de la foule.

— Qu’est-ce qu’il dit ?… Il a parlé de son cœur ?…

— Fermez-lui les yeux ! supplia M. Rodiguet.

— Mais quel cœur ?… Mais quels yeux ?… Il a perdu la raison… il déménage !

— Allez !… Allez !… Elle va être toute froide !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Moi, je n’irai plus jamais dans ma chambre !… Moi, je ne dormirai plus jamais dans mon lit !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !

— Il est fou ! Il est fou !

— Tiens, parbleu ! Bien sûr qu’il est fou ! Je l’avais dit tout de suite.

— Moi aussi, je l’avais dit… Ça se voit bien… Faut pas être malin.

L’homme accota M. Rodiguet à l’angle de la porte, il entra dans la maison… Au bout de quelques minutes, il revint, stupide, lui aussi, et les yeux effarés.

— Au secours ! À l’assassin ! Elle est morte !

— Elle est morte ! Qui est morte ?

Mme Rodiguet.

Mme Rodiguet est morte ?

— Oui… Il l’a tuée.

— M. Rodiguet l’a tuée ?

— Oui, il l’a tuée… Elle saigne par le crâne… Elle est toute roide !…

— Au secours !… À l’assassin !

— Allez chercher les gendarmes !

— Et le maire ?… Où est le maire ?… Allez chercher le maire !

— Entrons dans la maison… Allons voir ça !… Elle est toute roide !… Il l’a tuée !…

— Il y a peut-être beaucoup de sang !…

— Un homme si doux, si poli !…

— Vous savez qu’elle le battait !

— Elle ne lui donnait que des os à manger…

— Elle le faisait coucher par terre.

— Un jour elle lui a jeté de l’eau bouillante dans la figure !…

— Oui… Oui… Et puis elle couchait avec le facteur !…

— À l’assassin !… À l’assassin !

La foule grossit. De toutes les rues, de toutes les ruelles, de toutes les maisons, les curieux affluèrent :

— Qu’est-ce qu’il y a ?… On dit qu’il l’a tuée !…

— Les gendarmes ! Voilà les gendarmes !

Les gendarmes, très rouges, arrivèrent… Le brigadier, énorme, demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Allez-vous-en !… Circulez !… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Laissez passer les gendarmes !

— Qu’est-ce qu’il y a, nom de Dieu ?…

— Elle est morte !

— Elle est morte ?… Qui est morte ?… Allez-vous-en.

— Il l’a tuée !

— Il l’a tuée ?… Qui l’a tuée ?… Circulez !… Mais circulez donc, nom de Dieu !

Des poings, des coudes, de la poitrine, les gendarmes s’enfoncèrent dans la foule, jurant, interrogeant… Ils purent enfin pénétrer jusqu’au seuil de la maison, où M. Rodiguet, affolé, gémissait toujours :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

De-ci, de-là, dans la foule, quelques voix commandèrent :

— Arrêtez-le !… C’est lui !…. Il l’a tuée !…

— Qui, lui ?… Où ça, lui ?…

— Rodiguet !… Rodiguet !… Rodiguet !… À mort !

— Oui ! Oui ! À mort ! À mort ! À mort !

À ce moment, le brigadier aperçut M. Rodiguet, affaissé, comme un paquet, contre la porte…

— Oui ! Oui ! C’est lui !… À mort !…

Mais M. Rodiguet, d’une voix triste et faible, soupira :

— Ce n’est pas moi !… C’est elle !… Elle est tombée tout d’un coup, contre la cheminée… Ce n’est pas moi !

— Si… Si… criaient les mêmes voix, dans la foule… C’est lui !… Nous l’avons vu !… Elle saigne par le crâne !… Elle est toute roide !

— Pourquoi voulez-vous que ce soit moi ? reprit M. Rodiguet… Pourquoi ? Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

— Taisez-vous ! ordonna le brigadier. Il se tourna vers la foule qui poussait toujours de violentes clameurs de mort :

— Allez-vous-en !… Circulez ! Qu’est-ce que vous foutez ici, vous autres ?… Allez-vous-en !

Puis, il s’adressa aux deux gendarmes qui le suivaient :

— Verbalisons… Allez chercher le médecin… Allez chercher le juge de paix… Verbalisons. Et posant sa large main sur l’épaule de M. Rodiguet, tandis que la foule hurlait à la mort, il dit :

— Au nom de la loi, je vous arrête !…