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La Pipe de cidre (recueil)/Pour s’agrandir

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La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 130-138).


Pour s’agrandir…


M. Jules Pasquain, ancien mercier, et Mme Sidonie Pasquain, son épouse, se trouvant trop à l’étroit dans leur petite maison de la place de l’Église, achetèrent une propriété plus vaste et qu’ils convoitaient depuis longtemps. Les deux demoiselles Pasquain, personnes sèches quoique mûres déjà, furent enchantées. Il y avait de quoi. Songez donc ! Une grille de fer ouvré, de très vieux arbres, une charmille, un verger, et, parmi des rocailles écroulées, les restes d’un ancien jet d’eau : ce n’était point chose si banale et qu’on vît tous les jours. L’habitation surtout était remarquable ; toute blanche et basse, avec de larges fenêtres cintrées, avec son haut toit d’ardoises, elle offrait, de la route, aux regards des passants, un aspect confortable, imposant, et presque « seigneurial », au dire de Mlle Gertrude, l’aînée des demoiselles Pasquain, laquelle avait des goûts «  aristocratiques », et souffrait beaucoup de demeurer dans une petite maison, semblable à toutes les petites maisons du pays.

De fait, l’achat de cet immeuble, qui avait appartenu jadis à l’intendant d’une famille noble, classait les Pasquain, les élevait d’un rang, au-dessus des menus bourgeois non hiérarchisés. Les demoiselles Pasquain prirent tout de suite des airs plus hautains, des manières plus compliquées, et tout de suite, elles « jouèrent à la grande dame », ce que les voisins trouvèrent, d’ailleurs, naturel et obligatoire. Il fallait bien faire honneur à une aussi belle propriété. Elles espéraient aussi — espoir formellement partagé par toute la famille — dénicher, avec le prestige de ce presque château, de prochains et sortables maris.

Mais tout cela ne s’était pas accompli sans de longues réflexions, sans de longues, émouvantes, angoissantes hésitations. Durant des mois et des mois, on avait pesé, à toutes les balances de la sagesse, le pour et le contre ; on avait élevé de formidables objections, établi des comptes enchevêtrés, mesuré la hauteur des plafonds, la largeur des fenêtres, la profondeur des placards, — car il y avait des placards, dans toutes les pièces, ce qui est très commode, — sondé la solidité des murailles, espionné le tirage des cheminées. Chose curieuse, ce fut Mme Pasquain qui activa les négociations, et pourtant, ce n’était pas son habitude d’activer les négociations. D’ordinaire, elle manquait de décision en toutes choses ; elle ne pouvait se résoudre à prendre un parti, même dans les actes les plus répétés de la vie de ménage ; et pour changer une table de place, pour l’achat d’une robe, d’un paquet de navets, d’une pelote de fil, elle n’aboutissait à un résultat que talonnée par la nécessité. Et c’étaient des froncements de sourcils, des soupirs, des « si j’avais su ! » qui n’en finissaient pas.

Mais la maison lui plaisait. Elle avait vu comment elle pourrait l’aménager et voulait y entrer tout de suite.

L’affaire terminée, l’acte de vente signé, Mme Pasquain fut comme écrasée de sa hardiesse. Non, cela n’était pas possible !… Cette résolution irréparable, qui coupait court aux réflexions, aux objections, aux hésitations, aux mais, aux si, aux car, lui parut une surprise violente, une criminelle effraction de sa volonté, quelque chose comme une catastrophe terrible, soudaine, à laquelle il était impossible de s’attendre. Et, sans cesse, elle gémissait :

— Une si grande maison !… Et peut-être de l’humidité !… Et les serrures qui ne marchent pas !… Et tant de terrain !… Jamais je ne m’en tirerai !… Ah ! mon Dieu, qu’allons-nous devenir, là-dedans ?

La pensée d’une installation nouvelle, discutée pourtant, prévue dans les plus méticuleux détails, l’accabla comme une tâche trop lourde pour elle, lui cassa les bras, lui aplatit le cerveau. Elle chercha des moyens bizarres de rompre le marché.

— Mais, puisque c’est signé, enregistré, payé ?… disait M. Pasquain… puisque tu as signé, voyons !

— J’ai signé… j’ai signé… reprenait l’infortunée dame… Eh bien ! ce n’est pas une raison … je puis m’être trompée… Il doit y avoir des motifs d’annulation… D’abord, je n’ai pas signé de bon cœur… Et puis, admets que la toiture s’effondre demain. Car enfin…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je dis que ça n’est pas juste… qu’on aurait pu attendre… et que si tu voulais bien…

Et comme M. Jules Pasquain, impatienté, haussait les épaules :

— Oh ! toi, je sais, reprochait-elle… Toi, d’abord, tu n’as jamais su ce que c’est que l’argent…

Il lui fallut plusieurs semaines pour s’habituer à cette effarante idée que le marché était irrévocable, qu’il n’y avait pas à y revenir, ainsi que M. Pasquain le lui expliquait, le Code en main.

— Le Code, le Code !… essayait-elle encore de discuter. On lui fait dire tout ce qu’on veut, au Code. C’est toi-même qui le prétends.

Mais sa résistance devenait plus molle. Un beau jour, elle finit par déclarer :

— Après tout, nous avons été si longtemps gênés et mal à l’aise, que nous pouvons bien nous payer le plaisir d’un peu de confortable.

— Mais oui, appuya M. Pasquain. Et te voilà enfin raisonnable !… Mon Dieu ! la vie n’est déjà pas si longue… Un peu de bon temps, va !… Ça n’est pas de trop, quand on peut !…

— Ça c’est vrai !

Elle s’attendrissait :

— Et puisque les enfants sont contents !… Qu’est-ce que je demande, moi ? Que les enfants soient heureux. Le reste n’est rien. Avoue tout de même que nous nous sommes trop précipités. Ça n’a pas été très sage… Et puis, cette grande maison, jamais nous ne pourrons l’entretenir avec nos deux domestiques.

— Mais si ! mais si ! déclara M. Pasquain. Tu te fais des monstres de tout. Eh bien ! tu prendras une petite fille, en plus, une petite fille de dix francs par mois.

— Enfin ! Pourvu qu’on soit heureux ! Pourvu qu’on soit bien !…

À partir de ce moment Mme Pasquain, sérieuse et active, alla tous les jours rôder dans la maison, s’arrêtant devant chaque objet, ayant avec chaque chose d’étranges colloques.

Un matin, elle dit, au déjeuner, avec un air très grave :

— Il va falloir faire de grandes économies… J’ai beaucoup réfléchi… Ainsi, par exemple, le salon !… Nous n’avons pas besoin d’un salon… Nous voyons si peu de monde !… On pourrait vendre les meubles du salon.

— Oh ! mère ! fit Gertrude… Moi qui pensais qu’on l’aurait arrangé encore mieux !

— Est-ce toi qui paies ? interrogea Mme Pasquain, avec un regard dur et une voix toute brève… Tais-toi… C’est comme le piano… vous n’en jouez jamais… À quoi sert-il, le piano, je te le demande !… Oui, oui… pas d’encombrement, pas de bric-à-brac. J’ai horreur de ça !… J’ai horreur des choses inutiles.

— Mais, petite mère, osa répondre l’entêtée Gertrude… le piano, tu l’as acheté avec nos petites économies, nos petits cadeaux du Jour de l’An… Si nous n’en jouons pas, c’est parce que tu ne veux que l’accordeur vienne le réparer… Enfin, il est à nous, ce piano…

— Rien n’est à vous, ici, entendez-vous !… gronda Mme Pasquain.

Et, s’adressant à son mari, qui ne disait rien, elle dit :

— C’est comme le cheval, la voiture… je vous demande un peu… qu’avons-nous besoin de cela ?… Nous ne sortons presque jamais… Je crois que nous pourrions les vendre… C’est cela qui ferait une fameuse économie !

M. Pasquain objecta d’un ton irrité :

— Mais, sapristi ! on ne peut pourtant pas tout vendre !… Nous n’avons pas acheté cette maison pour nous priver de tout ce qui nous fait plaisir…

Le lendemain, ce fut encore plus terrible. Et quand elle eut déclaré :

— Nous renverrons les domestiques… Les enfants feront le ménage, moi la cuisine… Nous prendrons une femme de journée pour les gros travaux… tout le monde sursauta. Monsieur Pasquain intervint, très ferme, très digne :

— Comment ! toi-même tu disais que tu ne pourrais jamais entretenir la maison avec ton monde… C’est de la folie !… Et le jardin ? Y penses-tu, au jardin ?… Moi, tu sais, je tiens à mes légumes, à mes arbres, à mes fruits !

— Tes fruits !… Ah ! tu fais bien d’en parler… Nous avons eu vingt poires, cette année… Je n’ai même pas pu faire de la gelée de pommes, avec tes fruits ! Non, non, plus de gaspillage, plus d’encombrement… Nous n’avons pas de millions, nous autres… Tu agiras, avec ton jardin, comme moi avec ma maison… Tu prendras un homme de journée, une fois par semaine…

— Ce n’était pas la peine, alors, d’acheter une maison plus grande, si tu dois tout vendre, tout renvoyer, nous priver de tout… de tout !

Mme Pasquain eut un regard de triomphe, et elle s’écria :

— Ah ! te l’ai-je assez dit !… T’ai-je assez averti que tu commettais une sottise, une folie…

— Mais, c’est toi qui as eu l’idée de cette maison… C’est trop fort, à la fin !… Toi qui te trouvais trop petitement ici… Il faut être juste, aussi…

— Allons ! voilà que c’est moi, maintenant… Je suis fâchée de te le dire… mais tu mens… Ce n’est pas beau, pour un homme de ton âge…

Les scènes se renouvelèrent souvent. Il fut décidé qu’on n’allumerait plus de lampe, le soir, dans le couloir ; qu’on supprimerait un plat, au repas, et l’abonnement au journal de modes ; qu’on remplacerait le feu de bois par du feu de coke ; qu’on ne garderait rien, rien de ce qui avait été leur humble bien-être et leur pauvre petit luxe.

Et, un matin, dans la grande maison presque vide, ils entrèrent, silencieux et mornes, Mme Pasquain, d’abord, ensuite M. Pasquain flanqué de ses deux filles. Les enchères publiques avaient éparpillé aux quatre coins du pays leurs meubles, leurs habitudes, leurs menues joies quotidiennes… Il ne restait que, çà et là, une armoire, quelques chaises, une table, deux lits. Et c’était si triste cette maison, ces immenses pièces froides et revêches, ces fenêtres nues par où s’apercevaient la détresse des pelouses, l’abandon des allées, qu’ils se mirent tous les quatre à pleurer, comme de pauvres bêtes !…