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Revue musicale - Dante à l’Opéra-comique

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Revue musicale - Dante à l’Opéra-comique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 698-703).
REVUE MUSICALE

Théâtre de l’Opéra-Comique : Dante, opéra en 4 actes, paroles de M. Edouard Blau, musique de M. Benjamin Godard

Cette fois le proverbe latin a menti : la fortune a trahi les audacieux. Mais aussi quelle audace d’affronter un pareil sujet, de mettre en musique, en opéra surtout, Dante, sa vie, son amour et son poème ; le ciel et la terre avec tout ce qu’ils renferment, comme dit le catéchisme ! Cela rappelle la petite brochure qu’un publiciste avait modestement intitulée : Dieu, l’Homme et le Monde. Dante ! ce nom seul est trop grand pour une affiche et trop lourd pour une partition. Excusez du peu, n’eût pas manqué de dire Rossini, qui, lui, n’aurait jamais fait un ténor de son immortel compatriote. Ténor, d’ailleurs, baryton ou basse, il n’importe, et nous cherchons plus qu’une querelle de diapason, de clé d’ut ou de fa, au poète et au musicien qui se sont attaqués (c’est bien d’agression qu’il s’agit), qui ont manqué de respect esthétique à l’un de ces sujets, à une et même à deux de ces figures qui devraient être inviolables, au-dessus de traductions que justement la langue de Dante assimile à des trahisons.

Sur la place de la seigneurie de Florence, Guelfes et Gibelins s’invectivent. C’est jour d’élection et le peuple va nommer tout à l’heure un nouveau gonfalonier. Dante paraît : il a vingt ans, il vient de promener à travers l’Italie ses premiers rêves de poète et le souvenir de Béatrice. A ses concitoyens qui ne respirent que la haine, il parle de printemps, de ciel bleu et d’amour. On l’écoute et Les querelles s’apaisent. La première main qui se tend au jeune homme est celle de son ami, Siméone Bardi, et cette main, Bardi l’annonce à Dante, va bientôt s’unir à celle de Béatrice. Mais Béatrice ne s’était résignée à l’amour de Bardi que croyant Dante oublieux et pour jamais disparu. En le revoyant fidèle, elle repousse ce qui, dans tout opéra, s’appelle un hymen odieux. Sur ces entrefaites, Dante est nommé gonfalonier de Florence et conseillé, enhardi par la voix de Béatrice elle-même, il accepte le pouvoir.

Ce pouvoir, Siméone jaloux ne manque pas de l’arracher bientôt à son rival. Livré à ses ennemis politiques et à leur allié le roi de France, qu’ils ont appelé en Italie, Dante est proscrit et Béatrice contrainte, pour le sauver, de jurer qu’elle prendra le voile.

Voilà les deux premiers actes. Le troisième est consacré, oh ! mon Dieu, à bien peu de chose : à un abrégé de la Divine Comédie sous forme de rêve. Dante exilé, errant dans toute l’Italie, s’est endormi un soir auprès du tombeau de Virgile, et Virgile, pour le consoler, lui apparaît et peuple son sommeil de toutes les visions futures : l’Enfer, le Paradis et Béatrice au plus haut des cieux.

Avec le quatrième acte, nous revenons à la réalité. Béatrice est au couvent, mais si faible, si languissante, qu’elle n’a pu encore prononcer ses vœux. Siméone, pris de remords et d’une contrition aussi édifiante qu’invraisemblable, ramène lui-même Dante à Béatrice, qu’il délie de son serment. Trop tard, hélas ! Béatrice expire dans les bras du poète ; elle ne sera jamais que l’héroïne surnaturelle du poème. Voilà comment on a accommodé et fondu ensemble pour le théâtre de l’Opéra-Comique, la Vita Nuova et la Divine Comédie. Et ne nous plaignons pas trop : tout cela aurait pu finir par un mariage.

Ne nous plaignons pas trop ; mais plaignons-nous un peu et même beaucoup. Comme dans les musées de peinture, il devrait être défendu de toucher aux chefs-d’œuvre dans l’immense musée de la poésie. Avant d’entendre l’opéra de M. Godard, ou plutôt après l’avoir entendu, pour se remettre, qu’on relise la Vita Nuova : on aura l’agréable impression que donne la Galerie des Antiques après le Musée Grévin ou le Salon-Carré après une boutique de chromolithographies. Hélas ! c’est de chromos que nous avons à vous entretenir. Vous qui entrez à l’Opéra-Comique, laissez toute espérance, toute espérance de voir autre chose que des personnages de pacotille : un Dante de pendule et une Béatrice en sucre.

Dans la Vita Nuova, cet admirable bréviaire, écrit par Dante lui-même, de ses étranges et mystiques amours, on compte à peine cinq ou six apparitions de Béatrice. Et quelles apparitions ! Lors de leur première rencontre, tous deux avaient neuf ans à peu près. Elle portait une robe couleur de sang et lui se prit à trembler, entendant retentir au fond de son être ces mots : Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur mihi. Neuf années plus tard il la revit tout de blanc vêtue. Elle passait, et, en passant, elle le regarda, le salua, et « son ineffable courtoisie » fut pour Dante la béatitude suprême. Il la vit encore à l’église. Une autre fois, elle ne lui rendit pas son salut et Dante en ressentit une douleur si profonde qu’il se retira dans la solitude de sa demeure. Là il baigna la terre de ses larmes et tout en murmurant : « Amour, viens au secours de ton serviteur ! » il s’endormit comme un petit enfant, dit-il, qu’on a battu et qui pleure. Puis il la rencontra dans une maison amie, à une fête de fiançailles. Enfin, elle ne lui apparut plus que morte, en songe ou dans ses souvenirs, et de ces visions merveilleuses il résolut de ne plus parler avant d’être capable d’en parler dignement. « Pour y parvenir, écrit-il, je fais tous mes efforts, et Elle le sait bien. » — « Et s’il plaît, ajoute-t-il en achevant la Vita Nuova, s’il plaît à Celui par qui vivent toutes choses, que ma vie à moi dure quelques années encore, j’espère que je dirai d’Elle ce qui jamais d’aucune ne fut dit. Et alors plaise à Celui qui est le Seigneur de toute courtoisie, que mon âme aille contempler la gloire de sa dame, de ? a Béatrice bénie, qui regarde glorieusement face à face Celui qui est per omnia sœcvla benedictus. »

Y avait-il là matière à un opéra, fût-ce à un opéra de M. Benjamin Godard ? Il est permis d’en douter, sans faire injure au compositeur du Tasse, de la Symphonie légendaire et de Jocelyn. L’ouvrage nouveau de M. Godard s’appellerait Ernest et Joséphine ou Jenny l’ouvrière, qu’il y gagnerait beaucoup. Les mauvaises pages n’en sembleraient alors que médiocres, et les médiocres (car il y en a qui ne sont que médiocres) s’élèveraient au moins jusqu’au passable. Par exemple, qu’un petit amoureux de second ordre, qu’un étudiant qui va le dimanche à la campagne fredonne l’honnête romance du premier acte : Le ciel est si bleu sur Florence ! passe encore. Mais Dante ! — Dante, dira-t-on, a eu ses vingt ans comme nous. — Non ; il les a eus, ses vingt ans, mais autrement que nous, et c’est justement pour cela qu’il est Dante.

Et de Béatrice, quelle pensionnaire on a faite et quelle poupée ! Elle chante deux duettinos tout à fait mignons : l’un au premier acte, avec une certaine Gemma, l’inévitable amie ou suivante de toute héroïne lyrique ; l’autre avant de mourir, avec Dante lui-même, et ces deux petits morceaux feront peut-être les délices des salons en province. Dans le premier Béatrice raconte son enfance, qu’elle a passée (qui l’eût cru ? ) avec Dante : « Comme deux oiseaux que leur vol rassemble ! » et les flûtes de gazouiller, pour imiter les oiseaux ; et la « chère confidente » de suivre Béatrice à la tierce ou à la sixte. — M. Blau sait pourtant que Béatrice, loin d’avoir été élevée avec Dante, lui parla seulement deux ou trois fois dans sa vie, et tout autrement (cela, c’était à M. Godard de le deviner), tout autrement que sur ce ton précieux d’opérette sentimentale. Quant au second duo, qui vaut mieux que le premier et que partout ailleurs on écouterait avec plaisir, il fait ici piètre figure :


Nous allons partir tout deux
Ainsi que deux amoureux,
Que nous sommes.


Gentil, ce petit bavardage, ce flirt à deux voix ; mais je ne me figure pas volontiers Béatrice gentille, et flirtant avec Dante, surtout à ses derniers momens. Manon Lescaut, tout au plus, mourrait ainsi. Et puis des flûtes encore, des flûtes roucoulantes enjolivent cette chansonnette. Mlle Jeanne Granier chantait jadis quelque chose d’analogue :


Bientôt, j’en ris d’avance,
En nous voyant tous deux,
On va dire, je pense,
Ce sont deux amoureux !

Mais, du moins, la pièce s’appelait la Petite mariée et non pas Dante. Pour faire preuve de bonne volonté, ne saurions-nous citer une page un peu noble, de style élevé ? — Si peut-être, et même plus d’une : deux ou trois, en comptant bien. Ce serait d’abord, au premier acte, le début d’un air de Dante apprenant le mariage prochain de Béatrice. Le premier mouvement de cet air : Tout est fini pour moi ! longue période construite (soyons savant ! ) sur une pédale de la, ne manque ni de pathétique, ni d’ampleur. Ce serait ensuite la péroraison d’un duo d’amour au second acte. Sous les derniers mots de Dante et de Béatrice embrassés (admettons ce groupe invraisemblable), un dessin d’orchestre s’enroulant sur lui-même monte en spirale infinie, et la constante ascension de la tonalité jointe à l’accroissement, constant aussi, de la sonorité, produit un effet de passion assez intense. Au dernier acte, le moins faible des quatre, à la mort de Béatrice, si seulement c’était la mort d’une autre, on finirait par accorder une grâce touchante ; on irait peut-être jusqu’à se rappeler une autre mort plus poétique, la mort de Laurence à la fin de Jocelyn. Alors le musicien avait trouvé plus et mieux que ces trois notes obstinées qu’à chaque mesure égrène ou plutôt égratigne un violon seul, et qui, cherchant à rendre la faiblesse, n’expriment que l’aigreur.

Tous les traits de ces grandes figures ont été rapetisses. De Dante citoyen comme de Dante amoureux, rien n’est resté. Le fond du tableau n’offre pas plus d’intérêt que les personnages. Guelfes et Gibelins ne sont que de pauvres choristes, et leur querelle au début de l’ouvrage n’a pas la moindre portée. Rien de plus vulgaire que le chant patriotique de Dante acceptant le pouvoir. Il fallait s’y attendre, et les compositeurs devraient toujours se défier des morceaux de bravoure pour ténor avec déploiement de bannière. Je passe le monologue soi-disant politique de Siméone au commencement du second acte ; mais comment passer, après qu’on en a tant ri, le chœur, risible en effet, des conspirateurs, accompagné par la sempiternelle flûte ? Après les échos de la Petite mariée, voici les souvenirs de Madame Angot.

C’est probablement la donnée du troisième acte : l’Enfer et le Paradis, qui a séduit le musicien et le librettiste, qui les a induits en tentation. Hélas ! ils ont succombé. Ils objecteront peut-être le précédent de Gluck ; mais alors vous devinez ce qu’on pourrait leur répondre, sans compter que Gluck lui-même, avec tout son génie, n’a traité que l’Enfer et le Paradis païens, beaucoup moins complexes, et, si l’on peut dire, beaucoup moins intellectuels, ou spirituels, et moraux, que ceux de Dante. Orphée, d’ailleurs, n’est pas sans pâtir, à la représentation, d’une mise en scène toujours périlleuse pour de tels sujets. Enfer, paradis, anges, démons, élus et damnés, de pareils tableaux n’échappent guère au ridicule, et les Valkyries de Wagner ou le chevalier Roland, dans Esclarmonde, semblent infailliblement des échappés de la lanterne magique. Les grands intermèdes symphoniques et descriptifs devraient se jouer rideau baissé, et c’est au dedans de nous que la musique essaierait de provoquer les visions que ne réalisent jamais ni des châssis peinturlurés, ni des projections électriques. Rappelez-vous seulement tout ce que les chauves-souris et les reptiles de l’Opéra font perdre de grandeur et de beauté fantastique à l’incomparable Fonte des balles ; rappelez-vous le prestige dissipé par la représentation, à l’Odéon, du Songe d’une nuit d’été. Imaginez ce que donnerait au théâtre la Course à l’abîme de Berlioz, le Ciel du Faust de Schumann ou le Déluge de M. Saint-Saëns… Mais, pardon ! je parle ou j’écris là comme au sortir de la répétition générale. La machinerie de l’Opéra-Comique ayant paru insuffisante et inexpressive, on a fait au tableau de la Divine Comédie des changemens, ou plutôt des coupures. On a supprimé tout ce qu’on voyait dans l’Enfer et beaucoup de ce qu’on y entendait. Le spectateur n’y a pas perdu grand’chose ; l’auditeur, malheureusement, n’y a rien gagné. Que de tapage fait cette scène, véritablement infernale ! Il y a pourtant, comme dans tout enfer, de bonnes intentions dans l’enfer de M. Godard, du moins sur le seuil de cet enfer. L’entrée de Dante, son invocation à Virgile, ne manque, il s’en faut, ni d’élan ni de puissance. C’est de beaucoup la meilleure page de la partition ; mais, en revanche, quelle ennuyeuse et maussade allocution de Virgile ! Après le fâcheux discours du poète latin, un rideau de nuages s’abaisse, et alors commence un charivari abominable. Dans la coulisse, on pousse des cris de toute espèce : diatoniques, chromatiques, et on les pousse à pleins poumons. L’orchestre lutte de violence avec les chœurs : trois timbales, des cymbales seules, d’autres cymbales encore, accouplées à la grosse caisse, trombones, tuba, trompettes ; on souffle dans les uns, on frappe sur les autres à les faire tous éclater ; le Tuba mirum de Berlioz, la scène finale de la Götterdämmerung paraîtraient un murmure, un souffle dans le feuillage, auprès de cet effroyable tintamarre. Si du moins le Paradis nous calmait ! Hélas ! il fait moins de bruit que l’Enfer, mais il en fait encore trop, et du bruit peu agréable. Le chœur des bienheureux est banal, accompagné sans relâche par des accords écrasés et écrasans, d’un rythme haletant, aussi contraires que possible à toute illusion de béatitude et de sérénité. Peut-être trouverait-on de la poésie à la phrase lointaine de Béatrice, à la réponse extasiée de Dante, si déjà l’on n’entendait grincer, miauler ces trois malheureuses notes qui reviendront au dernier acte ; le violon les distille ici pour la première fois, et elles tombent sur chaque mesure du chant de Béatrice comme trois gouttes de vinaigre. Et puis, dans tout ce Paradis, sans parler du reste de la partition, que de harpes, mon Dieu, que de harpes ! C’est une averse continue, un déluge de notes pincées, une interminable pluie de perles ; et ces arpèges incessans donnent à l’instrumentation de M. Godard une couleur de sensiblerie faussement angélique et de mysticisme larmoyant. Harpes et flûtes, flûtes et harpes, avec des intermèdes de grosse caisse et de tuba, voilà toute l’orchestration de Dante ; elle fait gnan-gnan à moins qu’elle ne fasse boum-boum. Les flûtistes s’écorchent les lèvres ; les harpistes, les doigts ; les musiciens de la batterie tapent à tour de bras, et pourtant rien ne se détache, rien ne ressort, tout est gris ; on dirait toujours que cet orchestre ne joue pas.

De M. Lhérie, du moins, on ne dira jamais cela. Il joue un peu moins qu’il ne jouait l’an dernier à pareille époque dans I Pescatori di perle ; mais il joue encore énormément. Il ne chante plus en italien, mais toujours à l’italienne. M. Gibert ménage aussi peu ses notes que M. Lhérie ses gestes ; il déploie une vigueur qui, chose curieuse, n’exclut pas la mièvrerie ; il joint à une voix quelquefois expressive, mais quelquefois aussi brutale, une prononciation un peu mièvre : il rappelle à la fois M. Duc et Mlle Sarah Bernhardt. Mlle Simonnet nous montre une Béatrice dolente et potelée. Mlle Nardi, que l’on voue aux rôles de suivante, s’y dévoue avec autant de zèle que de talent ; elle y fait applaudir des qualités de simplicité et de franchise qui mériteraient un plus haut emploi.

En somme, voilà de pauvre musique, une œuvre inutile et imprudente : œuvre faite à la hâte et à la légère ; indigne d’abord et surtout du redoutable nom qu’elle porte, indigne même des œuvres passées de M. Godard, et peut-être, au moins faut-il l’espérer, de ses œuvres futures.


CAMILLE BELLAIGUE.