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Un radical anglais d’autrefois - William Cobbett

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Un radical anglais d’autrefois – William Cobbett
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 94, 1889


UN
RADICAL ANGLAIS D’AUTREFOIS

WILLIAM COBBETT

Vers la fin du mois de juin 1835 mourut dans le comté de Surrey un Anglais né en 1766, qui avait beaucoup fait parler de lui et dont on ne parle plus guère. C’était un homme de haute taille, de forte carrure, aux épais sourcils, aux petits yeux gris pleins de feu. Devenu membre de la chambre des communes, il n’y joua qu’un rôle insignifiant ; c’étaient sa plume et ses pamphlets qui l’avaient rendu célèbre. Il possédait une ferme à Farnham ; on l’y voyait arriver dans une voiture rustique, qui semblait avoir servi de perchoir à toutes ses poules et que traînaient deux chevaux-de labour. Les murs de sa petite maison étaient rouges ; lui-même avait le teint vermeil, et suivant la mode des gros fermiers du siècle dernier, il portait une large houppelande écarlate. On l’appelait toujours le radical Cobbett, et le radical Cobbett passait pour avoir des opinions aussi rouges que sa maison, son visage et son gilet.

Durant vingt-neuf ans, il avait publié une feuille hebdomadaire intitulée le Political Register ; dans ce registre, il disait leur fait, sans mâcher ses mots, aux grands seigneurs, aux ministres, à tous les puissans de ce monde, aux souverains comme aux peuples. Il avait été condamné à deux années de prison, à de grosses amendes, après quoi on l’avait laissé tranquille, et son journal, que tout le monde lisait, était devenu pour les Anglais une chère habitude, un besoin ; on faisait la grimace en avalant ce breuvage épicé, on ne laissait pas de le boire avec plaisir.

Cet homme avait le génie de la polémique ; personne ne sut si bien haïr, n’eut la dent si dure et plus de joie à se faire d’innombrables ennemis. On lui reprochait ses violences, ses ruses, ses monstrueuses ignorances, ses entêtemens de mulot, son outrecuidante vanité, « qui lui faisait considérer ce qu’il appelait son bon sens pratique comme le suprême régulateur de toutes choses sur la terre et dans les cieux. » Henri Heine, qui avait eu l’occasion de le voir, n’avait pu oublier « son rouge visage injurieux et son rire radical. » Mais il convenait que cet énergumène était parfois singulièrement éloquent. « C’est un chien à la chaîne, disait-il, se jetant avec une égale fureur sur tout passant qu’il ne connaît pas, mordant souvent aux mollets le meilleur ami de la maison, et qui, toujours aboyant, n’est plus écouté quand il lui arrive de hurler après un véritable voleur. .. Vieux Cobbett ! chien d’Angleterre ! ajoutait-il, je ne t’aime pas, car toute nature vulgaire m’est antipathique ; mais je te plains du plus profond de mon âme quand je vois que tu ne peux t’arracher à ta chaîne et atteindre ces audacieux larrons qui se raillent de tes hurlemens impuissans. »

Morte la bête, mort le venin. Quand ce terrible batailleur ne fut plus de ce monde, ses ennemis eux-mêmes célébrèrent son mérite et chantèrent ses louanges. Ils reconnurent que William Cobbett, si désagréables que fussent ses défauts, avait toujours été sincère, que son éloquence coulait de source, qu’il y mettait son âme, qu’il avait toujours haï la tyrannie et toujours pris à cœur la grandeur et la prospérité de son pays, que depuis les jours de Swift, aucun pamphlétaire n’avait eu tant de limpidité et tant de verdeur dans le style, que cet homme insupportable était quelqu’un. Mais si du fond de sa tombe il avait pu entendre ce qu’on disait de lui, quelques éloges qu’on lui prodiguât, il les eût jugés insuffisans, tant il avait une haute idée de son génie et de sa vertu !

Nous connaissons tous des gens infiniment contens d’eux-mêmes ; mais l’homme le plus content de lui-même qui ait jamais existé, c’est sûrement Cobbett. Quand on le voyait passer, vêtu de son habit aux larges basques, de son pantalon de Casimir, et les mains dans ses poches, on pouvait dire : « J’ai vu passer l’orgueil, et j’ai été témoin de la joie qu’il éprouvait à contempler son ombre s’arrondissant au soleil. » Ce n’est pas lui qui aurait dit, comme l’auteur inconnu de l’Imitation : « Fils du néant, apprends à briser ta volonté ! Poussière, apprends à t’humilier. » Il se regardait très sincèrement comme le premier des hommes, comme un Anglais infaillible autant qu’irréprochable. Il était fermement convaincu que tout ce qu’avait fait Cobbett était bon, que tout ce que disait Cobbett était un oracle digne d’être écouté dans un religieux silence par les nations assemblées. De sa Grammaire anglaise à son Traité des forêts, de son Histoire de la réformation à son Manuel du jardinage, il tenait tous ses livres pour des trésors. Il disait : « Toutes les fois qu’on me demande ce que doit lire un jeune homme ou une jeune femme, je réponds : Faites-leur lire tout ce que William Cobbett a écrit. »

Si l’homme à la houppelande rouge faisait le plus grand cas de sa grammaire anglaise, et, sous peine de manquer à son devoir, se croyait tenu de déclarer à l’univers que c’était la meilleure de toutes, il attachait plus de prix encore à ses traités de morale, et il pensait que, pour se guérir des ambitions dangereuses et des sottes vanités, il suffisait de lire ses Sermons et son Économie de la chaumière, Cottage Ecoonomy. « Que de gens, écrivait-il, m’ont remercié avec effusion de mes traités sur les forêts et sur l’horticulture ! Mais rien ne m’a donné tant de joie que la visite d’un homme riche que je n’avais jamais vu, et qui vint me remercier en personne de ce que son fils s’était radicalement corrigé après avoir lu mes sermons sur l’ivrognerie et le jeu. » Il ajoutait : « J’ai déjà rendu de grands services ; mais je crois qu’on a encore besoin des avis que je puis donner. » Et il publia son Avis aux jeunes gens.

Ce livre, où il enseigne l’art d’être parfaitement sage et parfaitement heureux, avait été traduit en français, il y a quarante-quatre ans, par un Genevois, M. Vernes-Prescott, et Vinet avait consacré à cette traduction et à l’intéressante notice qui l’accompagnait un article exquis comme tout ce qui sortait de cette plume si pure, si chastement délicate. La première édition était depuis longtemps épuisée ; on vient d’en publier une autre, revue avec soin et enrichie de nouveaux documens[1]. Cela m’a fourni l’occasion de relire un livre que j’avais lu dans ma première jeunesse, sans que je puisse me vanter que cette lecture m’eût rendu parfaitement sage. Au risque de me brouiller avec M. Vernes-Prescott, j’oserai dire que la sagesse de Cobbett m’a toujours paru fort courte, que c’est une de ces sagesses qui me font aimer la folie.

Je ne veux pas être injuste, et je crois sentir tout le mérite de Cobbett. Son désagréable, mais légitime orgueil, était celui d’un homme qui avait fait son chemin sans que personne l’aidât, d’un autodidacte qui se devait tout à lui-même. Fils d’un petit fermier actif, industrieux autant qu’honnête et économe, on ne le laissa pas manger le « pain de paresse. » dès son enfance, il gagnait laborieusement sa vie. Son père se vantait d’avoir quatre fils dont l’aine n’avait pas quinze ans et qui faisaient autant de besogne que trois hommes de la paroisse de Farnham. Mais tout en conduisant un attelage ou en suivant la charrue, il pensait à beaucoup de choses. A onze ans déjà, il avait un goût décidé pour la lecture et de vagues inquiétudes ; il se sentait né pour quelque chose, il cherchait sa destinée.

Un jardinier de Farnham, qui l’employait à émonder des haies, à sarcler les allées d’un parc, lui fit une pompeuse description de la ville de Kew. Il se mit en tête de voir Kew. Le lendemain matin, il visita sa poche, y trouva jusqu’à treize sous, et vêtu d’un petit sarrau bleu, des jarretières rouges nouées au-dessus du genou, il s’échappa. Comme, le nez en l’air, il traversait Richmond par une belle soirée de juin, il avisa à l’étalage d’un libraire un petit volume intitulé : Le conte du Tonneau. Il n’avait plus tous ses sous ; il en avait dépensé six, en avait perdu un, et le volume en coûtait cinq. S’il l’achetait, adieu son souper. Il n’hésita pas longtemps, et son petit livre à la main, il entra dans un champ, où il s’assit au pied d’une meule de foin : « Ce livre ne ressemblait à rien de ce que j’avais lu jusqu’alors. C’était pour moi quelque chose de si nouveau que, sans en comprendre la moitié, j’éprouvais la jouissance la plus vive ; l’effet de cette lecture fut tel que j’ai toujours daté de cette époque le premier éveil de mon esprit. Je lus jusqu’à la nuit, sans penser à souper ni à me coucher. Quand le sommeil s’empara de moi, je me laissai tomber sur la meule de foin, et je dormis jusqu’au moment où les oiseaux m’éveillèrent. Je me remis en route, lisant toujours mon livre bien-aimé. » Tout dans cette aventure était prophétique et semblait préparer un avenir : le premier livre qui lui avait fait battre le cœur était un pamphlet célèbre, et il avait, ce jour-là, des jarretières rouges. Mais ce futur radical était à mille lieues de soupçonner qu’il deviendrait, lui aussi, un éloquent pamphlétaire, ressemblant à Swift autant que peut ressembler à un oiseau de haut vol celui qui se plaît dans les régions basses et aime à regarder la terre de près.

Avant de savoir à quoi il était bon, il devait tâter de bien des choses. Dégoûté de la charrue, il partait le 6 mai 1783 pour courir les aventures. Il aperçut une grande route blanche, qui menait à Londres : il lui parut qu’elle l’appelait. Arrivé dans la grande ville, il obtint à grand’peine une place de sous-copiste dans l’étude d’un procureur ; pendant huit ou neuf mois, il travailla quinze heures par jour à copier des lettres et des exploits. Le métier ne lui convenait guère. « Quand je pense à tous les considérant que et à tous les à la requête de que j’ai barbouillés, s’écriait-il quelques années plus tard, ainsi qu’aux feuilles de soixante-douze mots et aux lignes séparées par deux pouces d’intervalle que j’ai expédiées, en vérité, la tête me tourne. Dieu miséricordieux, enterrez-moi dans les neiges de l’Islande et ne me donnez pas d’autre nourriture que de l’huile de baleine ; condamnez-moi au soleil des tropiques et refusez-moi toute rosée rafraîchissante ; mais, je vous en conjure, préservez-moi du bureau d’un avoué. « Il s’affranchit de son mortel ennui en s’engageant, et à quelque temps de là, il suivait ; son régiment au Canada, dans la Nouvelle-Écosse et dans le Nouveau-Brunswick, où il resta huit ans. À peine de retour en Angleterre, poussé par son inquiétude, il repartit pour l’Amérique, s’établit à Philadelphie, où il gagna son pain en donnant des leçons d’anglais à des émigrés français et particulièrement à M. de Talleyrand.

Il découvrit enfin qu’il était né pour écrire et pour se disputer avec tout le monde, et il publia des libelles signés : Pierre Porc-Épic : il avait trouvé son nom. En Angleterre, où il se fixera définitivement, ce porc-épic ne cessera de redresser ses piquans, et jusqu’à la fin cet homme, qui avait toujours raison, trouvera que tout ce qu’il fait est bien fait, que tout ce que font les autres est mal fait. Le jour même de sa mort, pouvant à peine se tenir debout, il voulut faire le tour de ses champs, et il critiqua vivement les travaux qu’on avait exécutés sans qu’il pût les surveiller, donna, d’une voix qui s’éteignait, ses derniers ordres. Quelques heures après, il expirait sans pousser un soupir ; ce fut la première fois qu’il connut le repos et respecta celui des autres.

Beaucoup de Genevois, et si je ne me trompe, M. Vernes-Prescott est du nombre, ont Rousseau en aversion et le rendraient volontiers responsable de tout ce qui peut se passer de fâcheux dans le monde. Je ne m’explique pas que l’habile traducteur de Cobbett ait si peu de goût pour l’auteur de l’Émile et tant d’admiration pour l’auteur de l’Avis aux jeunes gens. En Angleterre comme ailleurs, Rousseau a eu de grands et de petits disciples. C’est de lui que procèdent les Shelley, les Byron, ces illustres héritiers de son romantisme. Cobbett, qui était le moins romantique des hommes, ne lui a pris que ce qui était à sa portée et à son usage. Otez à Rousseau sa sensibilité orageuse, ses nerfs d’enfant ou de femme, sa puissante imagination et à la fois toute sa folie et tout son génie, et vous aurez Cobbett, qui en matière de doctrine était un Jean-Jacques fort diminué, un Jean-Jacques sans ailes.

Comme Rousseau, il avait l’instinct de la combativité et l’esprit de paradoxe. Il aimait à s’insurger contre toutes les conventions sociales, à fronder les opinions reçues. Royaliste aux États-Unis, il fut radical en Angleterre, et après avoir soutenu Pitt par haine des whigs, il attaqua ce même Pitt devenu l’idole de sa nation. Son plus doux plaisir était de ravaler ce qui était cher à ses compatriotes, d’exalter ce qui leur déplaisait, d’appeler Marie Tudor la miséricordieuse reine Marie, la grande Elisabeth la reine sanglante, Brougham un avocat bavard, et d’affirmer « que la célèbre bataille de Waterloo avait attiré sur l’Angleterre plus de honte, plus de malheurs, plus de détresse parmi les classes moyennes, plus de misères parmi les classes ouvrières, plus de dommages de toute sorte que n’en eussent produit cent défaites sur terre et sur mer. » Et après tout était-il si glorieux à Wellington d’avoir vaincu le grand Napoléon, qui, à le bien prendre, n’était « qu’un badaud français ? »

Les méditations abstraites n’étaient pas l’affaire de Cobbett. Toute métaphysique ne lui inspirait que défiance et dégoût. Il avait à la fois un bon sens trop résistant pour épouser des systèmes et l’esprit beaucoup trop borné pour les comprendre. Le peu d’idées générales qu’il possédait, il les avait empruntées à Rousseau. Je ne sais s’il aurait dit que tout est bien sortant des mains de l’auteur des choses, que tout dégénère entre les mains de l’homme. Mais il disait et répétait de sa plus grosse voix que la nature est bonne, qu’elle est la source de tous les vrais biens, que la vertu consiste à se conformer à ses lois, que les besoins artificiels et imaginaires sont le fléau, la peste des sociétés. Il en concluait que le premier des hommes est celui qui se rapproche le plus de la nature, celui qui cultive la terre et pétrit lui-même son pain. Lisez ses Promenades à cheval, lisez son Économie du cottage, vous y verrez que c’est dans les chaumières qu’habite la vraie sagesse comme le vrai bonheur. Mais ce disciple de Jean-Jacques ne peut oublier qu’il est Anglais, c’est une chose qu’on n’oublie jamais, et la chaumière qu’il recommande est une chaumière très bien tenue, une chaumière élégante et confortable. Rousseau disait que la joie est plus amie des liards que des louis ; Cobbett ne méprisait pas les louis, pourvu qu’ils fussent loyalement acquis et arrosés des sueurs d’un honnête homme.

Cobbett n’était pas radical dans le sens qu’on donne aujourd’hui à ce mot. Un radical est un métaphysicien creux, dont le premier principe est qu’une abstraction vaut mieux qu’une coutume et que toutes les nouveautés sont préférables aux vieilleries. Gobbett, tout au contraire, estimait que les hommes d’autrefois l’emportaient sur nous en beaucoup de choses, qu’ils avaient des idées et des mœurs plus conformes à la nature, et il préférait le bon vieux temps au nôtre. Il pensait qu’avant de juger un siècle, il faut s’informer de ce que coûtait alors un mouton gras, une oie grasse, de ce qu’on payait la journée des ouvriers, de la facilité qu’ils avaient à satisfaire leurs vrais besoins et de la répugnance qu’ils éprouvaient à s’en créer de faux. Il aimait à citer un édit rendu sous le règne d’Edouard lequel interdisait aux petites gens de porter des habits de drap coûtant plus de deux francs et demi l’aune et à leurs femmes de se parer de ceintures brodées en argent ou en or. Cet édit prouvait, selon lui, qu’en ce temps-là il y avait plus d’aisance dans les classes inférieures et plus de sagesse dans les lois, que l’Angleterre avait eu alors son âge d’or et « que malgré un faste apparent de brillans palais, de routes et de canaux, sa glorieuse révolution l’avait rendue misérable. » Il pensait aussi que le plus grand mal de notre temps est la fureur de sortir de sa condition et de sacrifier le bonheur aux vanités.

Il avait assisté un jour à la vente forcée des biens d’un fermier chassé de sa ferme. Ce spectacle lui a inspiré quelques pages admirables, vraiment dignes de Rousseau. Il avait vu dans cette ferme envahie par les huissiers de grands meubles de chêne, des armoires, des tables gigantesques, des lits hauts comme des maisons, des salles aux solives sculptées, toute la magnificence des vieux âges, « et au milieu de ces débris antiques, un petit salon à la moderne, orné de mauvais acajou, de petites chaises qui n’avaient que le souffle, de petits miroirs qui n’auraient point déshonoré l’arrière-boutique d’une lingère de Londres. » Ce beau changement était l’œuvre du fermier Charington à qui l’envie était venue de se faire appeler M. le chevalier de Charington. Cobbett remarquait à ce propos que jadis les fermiers anglais logeaient et nourrissaient tout leur monde, qu’on s’asseyait tous à la même grande table de chêne, qu’on priait ensemble avant le repas et qu’on buvait de la même bière, que désormais les mœurs avaient bien changé, que l’ouvrier touchait sa paie et allait la manger dans quelque trou, pendant que le fermier, transformé en gentillâtre, avait des carafes de cristal, des fourchettes à manche d’ébène, des couteaux à manche d’ivoire, des assiettes de porcelaine. « Que feront les enfans ? Travailleront-ils à la terre ? Fi donc ! ils auraient honte. Les voilà commis, clercs d’huissier, garçons de boutique, corrompus sans éducation, vicieux sans élégance, perdus dans la masse des inutiles et des mécontens… Ah ! me disais-je, si cette grande vieille table de chêne eût conservé ses anciennes attributions, que de livres de pain bis, que de tranches de lard et de bœuf salé eussent satisfait l’appétit des travailleurs ! Que va-t-on faire de la vieille table ? Quelque agioteur enrichi la dépècera pour construire un pont chinois sur une rivière artificielle. Non, non, je l’achèterai ; je veux l’acheter comme une relique, la vieille table du fermier ; je veux la conserver avec respect, en souvenir du bien qu’elle a fait au monde ! »

Un bon fermier, au teint vermeil, aux mœurs antiques, qui ne boit pas de vin et ni veut être que fermier, voilà l’homme selon le cœur de Cobbett, et devenu fermier lui-même, il pratiqua les sagesses et les vertus qu’il prêchait dans ses livres. Toutefois, on aurait pu lui représenter que s’il était fier de sa ferme, il était plus fier encore du journal qu’il rédigea vingt-neuf ans durant, et que le métier de journaliste, peu connu du bon vieux temps, n’a pas été inventé par la nature. Il aurait sûrement répondu qu’il n’était pas un journaliste comme un autre, que ses sots confrères, qu’il méprisait cordialement, s’occupaient de donner des nouvelles vraies ou fausses, de fournir un aliment malsain à la frivole curiosité des oisifs, que, pour lui, il entendait autrement son métier, qu’ayant reçu du ciel une sainte et auguste mission, il se servait de sa plume pour protéger le bonheur des honnêtes gens contre les entreprises des coquins, qu’ils fussent procureurs, banquiers, évêques, malthusiens, ministres d’état ou rois. Dans une brochure devenue fort rare, qu’a su retrouver M. Vernes-Prescott, il a raconté lui-même que dès son enfance on l’employait à empêcher les petits oiseaux de manger le blé, qu’un petit sac sur l’épaule, une bouteille de bois en bandoulière, il montait du matin au soir la garde dans un champ, ayant toutes les peines du monde à franchir les haies et les barrières. Enfant, il avait défendu le blé contre les moineaux ; homme fait, il défendit les ruches et les abeilles contre les effrontés frelons qui les pillent et se gorgent du miel qu’ils n’ont pas fait.

Il haïssait les grandes villes et leurs corruptions, les manufactures et leurs tristesses, les armées permanentes, les casernes, les commerçans à la nouvelle mode, les pharisiens de toute couleur et l’aristocratie d’argent. Ce qu’il détestait encore plus, c’étaient « les mangeurs de taxes » qu’il traitait de vermine et de démons. Il accusait Pitt d’avoir attiré sur son pays, par ses énormes emprunts, « des maux que Satan lui-même n’eût pas imaginés. » Il définissait le crédit public, l’art de contracter des dettes qu’on ne paiera jamais, et il jugeait que dans un monde bien ordonné les peuples se croient tenus de tout payer comptant et de ne rien devoir à personne.

C’était sur ce sujet qu’il aimait le plus à raisonner et à déraisonner ; aucun autre n’échauffait davantage sa bile et son éloquence, et il ne se lassait pas d’expliquer aux nombreux lecteurs du Register l’histoire de la dette publique de l’Angleterre. La Révolution française, leur disait-il, ayant aboli tous les privilèges aristocratiques et les dîmes ecclésiastiques, le gouvernement anglais voulut empêcher que la réforme ne passât la Manche, et on résolut d’attaquer les Français, de menacer leur liberté récemment conquise, de les pousser à des actes de désespoir, et enfin de faire de la Révolution un tel épouvantail pour tous les peuples qu’on ne pût se représenter sous le nom de liberté autre chose qu’un affreux mélange de bassesses, d’abominations et de sang, et que les Anglais, dans l’enthousiasme de leur terreur, en vinssent à s’éprendre d’amour pour leur aristocratie et leur gouvernement. A cet effet, on dut s’assurer du concours de diverses nations étrangères, leur fournir de gras subsides et prendre leurs armées à sa solde : « Nous remportâmes ainsi, ajoutait-il, de nombreuses victoires sur les Français, et ces victoires étaient magnifiques. Ce fut une bonne affaire, elles valaient trois ou quatre fois ce que nous en avions donné, comme mistress Tweazle a coutume de dire à son mari quand elle revient du marché. Assurément, nous ne pouvions faire une plus belle provision de victoires à des prix plus favorables. Malheureusement, je l’avoue avec tristesse, nous avons emprunté l’argent avec lequel nous les avons achetées, et il s’agit maintenant de les payer. Ces victoires funestes, ces maudites victoires, nous ne pouvons plus nous en défaire, et nous chercherions en vain à les repasser à quelqu’un. Un homme peut-il se défaire de sa femme quand une fois il a eu le bonheur de se mettre sur les épaules ce gracieux fardeau ? » C’est ainsi qu’il racontait l’histoire, et ceux mêmes qui l’accusaient de débiter des fables ne pouvaient disconvenir qu’elles ne renfermassent une part de vérité.

Le porc-épic de Farnham représentait aux peuples qu’ils ne sont jamais assez riches pour payer leur gloire, et il démontrait aux particuliers que la vanité est la pire des passions, parce qu’elle est la plus coûteuse. Vinet préférait infiniment la morale de Cobbett à celle de Franklin : « L’Avis aux jeunes gens, écrivait-il, est un de ces livres d’où s’exhale je ne sais quoi de semblable à la senteur salubre et fortifiante des pins ou des mélèzes dans les forêts de mon pays. Arbre à l’écorce rude, à la sève résineuse et fortement aromatique, aucune violence n’a courbé son front, aucun ver ne ronge sa moelle ; des racines aux rameaux, du tronc jusqu’aux feuilles, qui sont des épines, tout est robuste, tout est sain. » Il ne reprochait à cet arbre vigoureux que de tirer toute sa vie de la terre et de ne rien devoir au ciel, il entendait par là que la sagesse tout humaine de Cobbett n’avait rien emprunté au christianisme. Cette sagesse très bourgeoise n’avait rien emprunté non plus à la philosophie. Où donc Vinet prenait-il que l’auteur des Avis eût une générosité naturelle qui manquait à Franklin, et que sa morale fût beaucoup plus élevée que la Science du bonhomme Richard ? Cobbett était un ascète, si l’on veut, qui, dans une vue d’utilité, avait appris à se priver volontairement et à se passer de beaucoup de choses. Ce moraliste austère mettait l’ascétisme au service de l’intérêt, et on connaît des avares qui, sans être des moralistes, sont encore plus austères que lui.

Rousseau voulait que son Emile, dans quelque situation que le plaçât la fortune, fût au-dessus de sa destinée, et il lui enseignait que la première des sciences est « de savoir quitter l’état qui nous quitte et rester homme en dépit du sort. » Cobbett, lui aussi, voulait que ses disciples fussent des hommes ? mais il posait en principe que, pour être un homme, il faut être indépendant, que pour être indépendant, il faut être maître quelque part, que pour être maître, il faut avoir des écus, et il n’est guère question dans sa morale que des moyens de devenir homme en acquérant une honnête aisance. Pauvre diable sans sou ni maille, qui rêves de devenir un jour l’heureux possesseur d’un champ et de la chaumière idéale, sois sévère à toi-même, impitoyable pour tes plaisirs : ; ne perds jamais une minute, ne dépense jamais inutilement un liard, sacrifie tes fantaisies à tes projets, mortifie tes passions, comme un moine. As-tu mis quelques sous de côté, occupe-toi de les garder. Fuis les divertissemens coûteux du cabaret et la société plus coûteuse encore des prostituées, méprise les cartes et les dés, la pipe et la bouteille, et refuse-toi toutes les friandises ainsi que les boissons chaudes, dont l’usage le plus modéré fait toujours perdre du temps. Et selon sa coutume, se donnant en exemple, Cobbett nous apprend que pendant un séjour de quelques semaines à Londres, il se nourrissait un jour de gigot rôti, le lendemain de gigot froid, le surlendemain de gigot en hachis, après quoi il recommençait. Il nous apprend aussi que durant toute sa vie, tous les repas compris, il n’est jamais resté dans une journée plus de trente-cinq minutes à table.

Cette fois, nous voilà bien loin de Rousseau. Il ne craignait pas de perdre son temps, le petit bourgeois déclassé qui sans goût de son état, mécontent de tout et de lui, dévoré de convoitises sans objet, soupira le premier sans savoir de quoi, et qui assis sur une grosse pierre, près de Clarens, passait des heures à regarder ses larmes tomber une à une dans un lac. Ajoutez que ce rêveur ne méprisait pas les lippées, que si courtes que fussent ses finances, il faisait des folies. Que devait penser Cobbett en lisant ces lignes : « Je me couchai voluptueusement sur la tablette d’une sorte de niche ou de fausse porte enfoncée dans un mur de terrasse. Un rossignol était précisément au-dessus de moi. Je m’endormis à son chant ; mon sommeil fut doux, mon réveil le fut davantage. Il était grand jour ; mes yeux, en s’ouvrant, virent l’eau, la verdure, un paysage admirable. Je me levai, me secouai ; la faim me prit, et je m’acheminai gaiment vers la ville, résolu de mettre à un bon déjeuner deux pièces de six blancs qui me restaient. J’étais si gai que j’allais chantant tout le long du chemin. » Encore un coup, qu’en pensait Cobbett ? Mais Rousseau n’était pas un ascète utilitaire. Dans ce Caton sentencieux, si puissant en raisonnement, si inconséquent dans sa vie, il y avait un épicurien, et cet épicurien, qui possédait le don de magie, avait trouvé l’art de mêler des imaginations à ses moindres plaisirs, des songes à toutes ses sensations, et il ornait tout de ses chimères. S’il a inoculé à la poésie moderne ses immortelles mélancolies, il lui enseigna aussi l’ivresse des désirs infinis, les divins tourmens dont elle fait ses délices, une musique toute nouvelle et des fêtes inconnues jusqu’à lui.

Cobbett, qui goûtait peu Malthus, engageait les pauvres diables à se marier, et il ne leur défendait pas d’avoir des enfans. Il avait décidé que les vieux garçons ne sont libres de soins que dans les chansons à boire, qu’une bonne ménagère affranchit un homme de bien des soucis, qu’elle lui fait gagner et du temps et de l’argent. Mais avant d’épouser, il faut examiner et réfléchir ; le choix d’une femme est une plus grosse affaire encore que l’achat d’une bonne vache laitière… Vous l’aimez, elle vous plait ? Attendez à vous déclarer. Tant mieux si elle est jolie : la beauté est un luxe qui dispense des autres, et l’expérience nous apprend que les femmes les plus laides sont celles qui donnent le plus de temps à leur toilette. Mais assurez-vous qu’elle est économe et sobre : « J’aurais mieux aimé prendre une courtisane dans la rue que d’épouser une jeune fille que j’aurais vue boire un verre ou deux de vin à son dîner. Il y a peu d’objets aussi dégoûtans qu’une femme qui boit, et cette idée a été présente à mon esprit dès le moment où je me suis aperçu que les jeunes filles sont un peu plus jolies que les murailles. » Il importe qu’elle soit propre : examinez avec soin ses cheveux et ses oreilles. Il importe encore plus qu’elle soit active et que la rosée du matin ait souvent humecté ses souliers. S’ils ne sont usés que d’un côté ou s’ils sont éculés, c’est un bien mauvais signe, et si vous voyez jamais apparaître les savates, pendez-vous, si vous le voulez, mais n’épousez pas. Étudiez surtout le travail de sa mâchoire ; regardez-la manger une côtelette. Qui mange vite travaille vite ; si elle va lestement en besogne, déclarez-vous, épousez.

Jeune encore, au Nouveau-Brunswick, comme il était sergent-major dans un régiment d’infanterie, il s’était fiancé avec une petite brune de treize ans, nommée Nancy, fille d’un sergent d’artillerie. Il l’avait vue pour la première fois par une froide matinée d’hiver, et du même coup il avait constaté qu’elle était jolie et que, quoiqu’il fît à peine jour, elle était déjà sur la neige, occupée à nettoyer une cuve : « Elle sera ma femme, » dit-il incontinent à l’un de ses amis. Six mois après, l’artillerie étant renvoyée en Europe, Nancy partit avec son père, et l’amoureux Cobbett lui remit toutes ses économies, montant à 150 louis, pour qu’elle en fît tout ce qui lui plairait. Quand il retourna lui-même en Angleterre quatre ans plus tard, il retrouva cette jolie fille employée dans un ménage où le service était fort dur, et sans prononcer une parole, elle lui présenta le rouleau des 150 louis encore intacts. Il s’empressa de l’épouser, et assurément il fit bien.

Il se vante des attentions qu’il eut toujours pour elle. A Philadelphie, comme elle était souffrante et que les aboiemens d’une bande de chiens errant dans les rues l’empêchaient de dormir, il passa toute une nuit à monter la garde, pieds nus, sur le trottoir, écartant les chiens à coups de pierre. Elle avait peur de la foudre, et dès qu’un orage s’annonçait, il avait hâte de la rejoindre. Les Français à qui il donnait des leçons lui disaient en riant : « Sauvez-vous vite, monsieur Cobbett, voilà le tonnerre. » Mais pendant plus de quarante années de mariage, il ne s’est pas promené vingt fois avec elle. Il ne se promenait jamais, il ne sortait que pour aller à ses affaires, et on le chagrinait en l’obligeant à ralentir son pas. Dans le même espace de temps, il ne permit pas une seule fois à sa femme de lui donner son avis sur une affaire qui ne la regardait point. « Jeunes gens, disait-il, tâchez de trouver une Nancy, et quand vous l’aurez trouvée, témoignez-lui des égards : mais, pour Dieu, apprenez-lui à marcher droit, et qu’elle n’ait jamais d’autre volonté que la vôtre. »

C’est dans sa théorie de l’éducation que se révèle dans toute sa candeur l’utilitarisme féroce de Cobbett. Il affirmait éloquemment qu’un jeune homme ne doit étudier que l’art ou la science qui se rapporte à la profession à laquelle il se destine, et que, s’il est des connaissances générales que tout le monde soit tenu d’acquérir, elles doivent se réduire à la grammaire, à l’arithmétique, à l’histoire et à la géographie. Quelle que fût son horreur pour les oisifs, il estimait plus un fat à la cervelle vide, mâchonnant tout le jour un cure-dents, que le malheureux atteint de la rage de lire des livres inutiles. Il méprisait également les études classiques et la philosophie, il tenait que les poètes n’ont jamais employé leur talent qu’à tourner la vertu en ridicule, il traitait les romanciers « de maquereaux littéraires, » et il déclarait au surplus qu’il est moins utile de savoir le latin que d’apprendre à se raser à l’eau froide et sans miroir.

La politique de Cobbett a vieilli ; ses vues sur l’éducation, sans qu’on lui fasse l’honneur de le citer, sont aujourd’hui fort à la mode ; mais on n’est pas aussi conséquent que lui. Il souhaitait que Rome et la Grèce fussent bannies des collèges ; mais il n’aurait eu garde de substituer à la lecture de Virgile ou d’Homère celle de Schiller et de Goethe ; il avait trop de bon sens pour vouloir remplacer dans les premières études le simple par le compliqué, le concret par l’abstrait, l’arithmétique par l’algèbre. D’ailleurs, antique ou moderne, il pensait « que toute poésie excite des passions dangereuses, donne le goût des fortes sensations, rend insipide la vie d’habitude. » Cet utilitaire franc du collier avait sur nos réformateurs de l’enseignement secondaire l’avantage d’une courageuse sincérité et d’une rigoureuse logique. On ne saurait trop leur recommander ses livres. Ils se perfectionneront, en les méditant, dans l’art de fabriquer des hommes affranchis à jamais de tout respect superstitieux pour les choses inutiles et possédant toutes les qualités d’un parfait philistin.


G. VALBERT.

  1. Avis aux jeunes gens et aux jeunes femmes, par William Cobbett, traduit de l’anglais et précédé d’une vie de l’auteur, par F. Vernes-Prescott. Paris, 1889 ; librairie