Les Médailles d’argile/La Nuit des Dieux

La bibliothèque libre.
Les Médailles d’argileSociété du Mercure de France (p. 143-151).
◄  la barque
la halte  ►


 
Homme ! Je t’ai suivi longtemps, tu ne m’as pas
Entendue, et l’écho qui seul double ton pas
A fait que tu croyais marcher seul dans l’aurore ;
Tu marcherais toujours sans m’avoir vue encore
Peut-être, et toujours seul et me cherchant en vain,
Peut-être, si, ce soir, debout sur ton chemin,
Familière à ton songe et nouvelle à ta vue,
Je n’étais, tout à coup et soudaine, apparue,
Opportune et mystérieuse devant toi
Sans surprise et qui me regardes sans effroi
Car le pieux espoir où se voua ta vie
T’a laissé sans autel, sans culte et sans patrie
Sur cette terre aride où tu cherches les Dieux.

Je t’ai suivi longtemps, invisible à tes yeux,
Ô passant, je t’ai vu, tout haletant de joie

Quand tu croyais saisir quelque divine proie
Persévérant chasseur sans flèches ni filets…
Je t’ai suivi dans la forêt où tu voulais
Surprendre le Sylvain ou saisir la Dryade
Alors qu’à la naissante aurore elle s’évade
De l’écorce rugueuse où s’écorche ta main.
En vain ta hache abat l’arbre ; il est vide. En vain
Tu t’es courbé longtemps au-dessus des fontaines
Pour entrevoir dans l’eau fugitivement vaine
La Nymphe qui l’habite et qui ne montre plus
Au ruisseau transparent son corps fluide et nu
Qui selon la courbe où l’étreinte de la rive
S’étirait en fuyant avec l’onde furtive.
Ô berger, c’est en vain que parmi les troupeaux,
Nourri de leur laitage et vêtu de leurs peaux,
Assis la flûte aux doigts près des ruches à cire,
Sous la lune, l’été, tu guettas le Satyre
Dont le sabot piétine et qui marche en dansant.
Vaine attente ! À genoux, je t’ai surpris souvent
Au crépuscule près de la source sacrée
Sur le sable cherchant la trace vénérée
De Pégase. La Mer à tes regards pieux
N’a pas fait de ses flots jaillir ses glauques Dieux.
Aucun, qu’il soit des prés, des antres ou des grèves,
N’a montré son visage au désir de tes rêves ;
Pas même ceux, jadis, qui, partout familiers,

À toute heure, des champs, des monts ou des halliers
Sortaient et se mêlaient aux hommes de la Terre.

Parcours la plaine en fleurs ; monte au pic solitaire,
Visite le vignoble ou scrute la forêt,
La lande, les jardins, le verger, le guéret,
Rien. Passe, ô voyageur, la porte de la Ville
Que le libre travail ou le labeur servile
Emplit de l’aube au soir de sa double rumeur :
On chante, on parle, on rit, on court, on vit, on meurt.
Le brasier luit, le bûcher flambe, le four fume ;
Le marteau furieux retombe sur l’enclume ;
L’un forge la cuirasse et l’autre bat la faulx ;
La fonte en un seul bronze unit divers métaux.
Pour l’arène où l’on saigne et la glèbe où l’on sue
Voici le glaive court et le soc de charrue ;
Voici l’ancre nautique et l’éperon marin.
Admire l’Aigle d’or et la Louve d’airain
Qui harcèle du bec et qui mord de la gueule
Les esclaves muets attelés à la meule
Car la Ville, en un jour, tous les jours, sans arrêt
Dévore une moisson et brûle une forêt
Et semble, au fond des soirs, une aurore allumée.
Mais il manque pourtant à toute la l’urne
Rampante au-dessus d’elle et noircissant les cieux
Le petit grain d’encens qui monte vers les Dieux !

Et nul, sous le marteau dont la forge résonne,
Humblement, d’une main pieuse, ne façonne,
Dans l’argent malléable ou dans l’or souverain,
La face fabuleuse ou le profil divin.

Pourquoi n’as-tu donc pas, comme les autres hommes,
Oublieux, oublié les noms dont on nous nomme ?
Pourquoi nous cherches-tu toujours, cher obstiné,
Toujours, sur notre trace invisible, acharné ?
Ne saurais-tu sans nous trouver la terre belle
Et fertile ? L’est-elle moins sans que Cybèle
La parcoure, ô pieux Ami ? Toute la Mer
Ne chante-t-elle plus d’un flot toujours amer
Sa plainte langoureuse et sa sonore joie
Sans qu’à travers le vent qui l’apporte tu croies
Entendre en sa rumeur t’appeler à leurs bras
Les Sirènes ? Que veux-tu donc ? N’es-tu donc pas
Heureux que le troupeau tout entier t’appartienne
Sans avoir à livrer aux Déesses Gardiennes
Ta plus blanche génisse ou ton plus noir bélier ?
Est-ce trop pour toi seul des fruits de l’espalier,
Du champ et du jardin, de l’arbre et de la vigne
Sans qu’un devoir secret à l’offrande désigne
La grappe la plus lourde et le plus lourd épi ?
Ne sentirais-tu donc ni regret, ni dépit
A verser sur l’autel pour qu’un Dieu s’en honore

Le vin qu’à son crater épancha ton amphore ?

Va donc ! Coupe ton orge et moissonne ton blé.
Qu’importe où s’est enfui le Céleste Exilé
Qui levait, en menant la vendange et l’orgie,
Sa corbeille pourprée et sa serpe rougie !
Sois homme. Mange, bois, pleure et ris, tour à tour.
Le désir est plus bref que tu ne crois. L’Amour
Dure à peine le temps d’effeuiller une rose.
Prends la fleur. Mords au fruit. Vis à même les choses
Sans plus t’inquiéter de ce qui fut divin.

Mais je sens, ô mon fils, que je te parle en vain.

Ecoute moi. Entends. Je suis l’une de celles
Que les hommes jadis nommèrent Immortelles.
Seule encore je vois la moitié des saisons
Et l’éternel soleil grandir à l’horizon.
Les autres, avec moi, aux Enfers descendues,
Ombres pâles, en ont oublié les issues,
Moi seule encor je sais par quel détour obscur
On monte à la clarté du jour et vers l’azur,
Car je suis à la fois terrestre et souterraine
Et mon Royaume est double où je suis deux fois Reine
Tu l’as voulu. Reçois sur tes lèvres le grain
Du fruit mystérieux que je porte à la main ;

Ferme tes yeux à la lumière dont encor
S’emplit leur rouge nuit du reflet d’un soir d’or.
Suis-moi qui t’ai suivi longtemps. Tais-toi. Prends garde.
Descends encor. C’est bien. Ouvre les yeux. Regarde !

Tu vois, là-bas, roulant la vase de ses eaux,
Le noir fleuve entourer de son fluide anneau,
A travers l’ombre trouble et la clarté nocturne,
Abrupte ou sablonneuse et partout taciturne,
L’Ile silencieuse où séjournent les Dieux.
Le Temps ne les a pas respectés. Ils sont vieux
Et leurs cheveux sont blancs et leurs barbes sont blanches.
Vois Bacchus corpulent qui saisit, lève et penche.
L’amphore vide d’où ne coule plus nul vin,
Son thyrse est un cep mort sans pampre ni raisin
Et l’inquiet Hermès lui compare en pensée
Le bâton nu qui fut jadis le caducée
Où ne s’enroulent plus les mystiques serpents ;
Les Satyres lassés auprès des Aegypans
Dorment ou lourdement s’étirent et la corne
Pastorale est rompue au front osseux des Faunes.
Ne reconnais-tu point en ces spectres errants
Les fantômes des Dieux que le monde a crus grands,
Terribles, bienveillants, injurieux ou fourbes,
Durs à qui leur résiste et durs à qui se courbe,
Innombrables, vivants, suprêmes, immortels

Vers qui fumait l’encens et ruisselait l’autel
Du sang quotidien de victimes sans nombre
Et qui ne sont plus rien maintenant que des Ombres ?

Ils rêvent, anxieux, espérant le soleil
Et que le songe ambroisien, noble et vermeil
Recommence et que l’exil cesse et que l’on sorte
De l’Ile souterraine autour de qui l’eau morte
Du noir Styx passe, court et s’écoule sans bruit,
Car leur foule nocturne est lasse de la nuit.
Mars, comme pour partir, rattache sa sandale
Et Vénus, belle encor, en cette onde infernale,
Trempe son pied, tandis que Neptune prudent
Semble sonder un gué du bout de son trident.

Contemple tous ceux-là de qui fut générique
La joie olympienne ou la force olympique,
Qui furent autrefois l’oracle et le destin,
La réponse de l’antre et le mot sybillin,
L’écho sacré, la flûte alternée et la lyre,
Les cymbales, le cri, la danse, le délire,
Le parfum de la rose et l’odeur du laurier,
L’ode religieuse et le refrain guerrier,
Le roulement des chars ou le choc des tonnerres,
Les murmures du ciel, les frissons de la terre,
La houle des moissons qui font le sol mouvant

Et la forêt mouvante au long souffle du vent
Et le chant de la mer et le chant des fontaines,
La rumeur qui bourdonne au creux des ruches pleines,
La source, le ruisseau, le fleuve ; eux qui mêlaient
En leurs coupes, le vin, l’eau, le sang et le lait,
Portaient le sceptre droit ou le thyrse flexible,
Lançaient la foudre au mont et la flèche à la cible
Et remplissaient la terre et le ciel tour à tour
De la confusion de leurs vastes amours,
Tous ces Dieux de la Vie et de la Violence
Leurs Ombres maintenant ne font que du silence.

Et tous, d’un long regard, suivent pensivement,
En son vertigineux et morne tournoiement,
Pégase qui, rué d’une course inutile,
Les crins au vent, galope en rond autour de l’Ile
Et qui parfois bondit et qui parfois s’abat
Et qui semble hennir et que l’on n’entend pas
Et qui s’arrête et qui repart et semble attendre,
D’un quadruple sabot creusant le sol de cendre,
Et brusquement, cabré, prodigieux et noir,
D’un élan furieux et d’un tragique espoir,
Ecarte d’un seul coup ses deux ailes ouvertes
Qui battent l’air trop lourd et retombent inertes
Et, rebelles encor, referment à son dos
L’effort désespéré d’un vol jamais éclos.

Et, maintenant, adieu, mon fils. Retourne. Oublie
A la lumière de l’amour et de la vie
Ce monde inférieur où tes yeux ont connu
Ce que les Dieux que tu cherchais sont devenus.
Va-t’en sans regarder derrière toi. Va vivre ;
Car moi qui t’ai conduit je ne peux plus te suivre
Là-haut. Ici mon heure infernale est sonnée
Et j’ai vécu la part de ma terrestre année ;
Je redeviens une Ombre et je rentre parmi
Cette foule, Étrangère et Captive à demi,
Car le printemps m’appelle à la terre et l’automne
Du Tartare profond ramène Perséphone ;
Mais toi que rien n’arrête en la funeste nuit
Va-t’en. Tu reverras l’aurore d’aujourd’hui
Et, du seuil retrouvé de la clarté vivante,
Tes yeux se rouvriront de leur sombre épouvante
Loin de l’Ile cruelle et des farouches lieux
Où rôdent à jamais les fantômes des Dieux.

Pars ; mais en repassant la pierre de ta porte
Secoue avant d’entrer le sable que rapporte
A sa semelle humide encor du noir chemin
Ta sandale trempée au fleuve souterrain.