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Poètes modernes de l’Italie - Niccolini

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Poètes modernes de l’Italie - Niccolini
Revue des Deux Mondes, période initialetome 11 (p. 1054-1081).

POETES


MODERNES


DE L'ITALIE.




IV;
NICCOLINI.




Au commencement de ce siècle, l’Italie entrait déjà dans la révolution littéraire, qui est désormais un fait consommé pour l’Europe moderne ; elle offrait tous les signes d’un rajeunissement intellectuel. C’est un spectacle instructif et plein d’attrait à considérer que celui de la pensée d’un peuple dans ses mouvemens divers, dans ses déviations, dans ses retours et dans ses accroissemens successifs. Sans -remonter jusqu’aux seicentisti, jusqu’à cette époque relâchée de futiles paroles, de fausse harmonie, où un seul cri énergique a peine à se faire entendre : « Italia ! Italia ! etc… Italie, Italie, ô toi à qui la fortune a fait don de la beauté ! etc… » quel est encore, en 1750, le plus grand poète au-delà des Alpes ? Métastase est le dominateur efféminé de ce temps ; le pâle et inoffensif courtisan de Schoenbrunn suffit aux imaginations affaiblies, et les nourrit de son élégante fadeur, de sa délicate et prétentieuse mollesse, de sa poésie de lait et de miel, comme on l’a justement dit. La Clemenza di Tito, Issipile, l’Olimpiade, sont les chefs-d’œuvre de cet art doucereux et corrompu. Cependant bientôt tout change d’aspect ; le XVIIIe siècle s’avance et finit au milieu des agitations ; Alfieri a succédé à Métastase. Une légion nouvelle de poètes se lève : c’est le sage et profond Parini qui frappe d’une vive et honnête satire les vices de la société milanaise, et aiguillonne la paresse des sardanapales de la Lombardie. C’est le doux et rêveur Pindemonte qui devine d’instinct l’aimable génie d’André Chénier. Le brillant Monti, qui avait, par malheur, autant de ressources dans la conscience que dans le talent, semble un instant avoir retrouvé la verve héroïque de Dante, et écrit la Bassvilliana. Cesarotti initie l’esprit italien aux vaporeuses beautés de la poésie du Nord en traduisant Ossian. Foscolo laisse échapper de son cœur troublé les accens les plus pathétiques, — Jacob Ortis et les Tombeaux. Faut-il attribuer ce réveil à une de ces contradictions telles qu’en a cru remarquer Sismondi ? « On a vu souvent quelques hommes, dit-il, parvenir au plus haut terme de la gloire littéraire, à l’époque même où la décadence de toutes les institutions politiques semble devoir dégoûter de la gloire et donner de l’aversion pour tout développement de l’esprit. » Nous ne savons où l’auteur de l'Histoire des Littératures méridionales a pu distinguer ce phénomène d’une poésie grande et vraie venant dans une époque de complète décrépitude ; mais si un pays murmure déjà de sa décadence, s’il la connaît et veut rompre avec elle, si ses efforts tendent invinciblement à une transformation, si enfin l’espérance a de nouveau pénétré dans les cœurs, alors l’inspiration poétique peut renaître. Tel était l’état de l’Italie après Filangieri, Beccaria et le grand Vico.

Cette impulsion vigoureuse, quoique incertaine encore et timide en plus d’un point, se fait sentir particulièrement dans les rouvres dramatiques ; c’est le moment où la péninsule a un théâtre. Certes, l’Italie autrefois fut richement douée ; les couronnes de la poésie n’ont pas manqué à son front. Une seule gloire, toutefois, lui a fait défaut, la gloire dramatique, la Sofonisbe du Trissin, l'Oreste et la Rosmonda de Ruccellaï n’égalent pas même les compositions secondaires d’un autre genre. Le vrai drame italien dans ces temps si pleins de mouvement et de brusques péripéties, c’est l’Enfer. Les essais de comédie de Machiavel, qui ne sont pas sans mérite, si l’on veut, et qui se font trop remarquer par une licencieuse bouffonnerie, pâlissent bien auprès du Prince ou du Discours sur la première décade de Tite-Live. Nulle part on ne voit, comme en Angleterre, comme en Espagne, ce penchant décidé de quelques grands esprits pour l’art scénique, cet ensemble d’ouvrages qui constituent un théâtre ayant son caractère propre, son originalité, et retraçant avec puissance les glorieux épisodes de la vie nationale. — La tragédie, il est vrai, telle que la conçut, telle que la créa Alfieri, ressemble à la tragédie française du XVIIe siècle ; Corneille et Racine en ont été les inspirateurs ; c’est la même correction savante, la même unité, la même obéissance aux règles. Dans les œuvres du hautain Piémontais cependant, dans les Pazzi, dans Philippe II, — il y a une mâle austérité, une franchise entière d’inspiration dont l’auteur n’a trouvé la source qu’en lui. Les plus belles pages sont encore celles où il s’abandonne au charme fortifiant des souvenirs nationaux. Il y a parfois aussi une visible tendance à se rapprocher de la vérité historique, de la réalité humaine, et plusieurs des qualités du drame moderne s’y trouvent en germe. Les mêmes traits caractérisent les essais dramatiques de Jean Pindemonte, Ginevra di Scozia, Adelina e Roberto, ce sombre tableau des Pays-Bas sous le gouvernement du duc d’Albe, la Rotrude de Pepoli, lArminius d’Ippolito Pindemonte, lAristodeme, le Caïus Gracchus, le Galeotto Manfredi de Monti. Qu’ils s’exercent d’ailleurs au théâtre ou dans la poésie lyrique, une pensée surtout semble dominer les plus marquans de ces écrivains : ils s’efforcent de faire revivre la vieille langue italienne. Semblables au paysan d’Athènes qui regardait vers le couchant pour voir plus tôt blanchir au sommet d’une tour voisine les premières lueurs de l’aube, ils tournent, eux aussi, leurs yeux vers le passé pour y lire le présage du prochain avenir littéraire de l’Italie ; pensée en partie juste et grande, en partie stérile et erronée, nous le verrons, par la portée extrême qu’on lui voulut donner, et qui excita plus tard de vives et remarquables luttes.

Aucun écrivain de notre temps ne se rattache plus directement que Niccolini à cette école dont les vues étaient déjà tournées vers l’avenir ; aucun poète n’a parcouru avec plus de persévérance, avec une fermeté plus égale, grandissant à chaque pas, accroissant ses forces, acceptant les hardiesses légitimes, et résistant aux caprices passagers du faux goût, ce grand espace, — oevi spatium,- qui nous sépare des premiers jours du siècle. Son existence littéraire embrasse quarante années ; elle a commencé par Polixene, elle continue aujourd’hui par Arnaldo da Brescia ; l’un de ces ouvrages marque le point de départ du poète, l’autre est la preuve énergique de la marche constamment progressive qu’a suivie cet heureux talent. Si le théâtre moderne de l’Italie se pouvait résumer en un seul homme, ce serait en Niccolini. Manzoni, en effet, s’est borné à deux drames, Carmagnola et Adelghis, qui n’ont point été joués, et qui restent comme des indications éclatantes, comme deux jalons lumineux, et on ne saurait dire quel effet la pratique de la scène eût produit sur le grand auteur milanais. Silvio Pellico a bien moins le nerf tragique, ainsi qu’on le peut voir dans Francesca da Rimini, Eufemio di Messina, Esther d’Engaddi, Thomas Morus. Ce que conçoit cette muse pieuse, ce n’est pas le violent combat des passions ; si elle ressent parfois quelques frémissemens patriotiques, bientôt elle revient à ses inspirations familières, à la résignation, au pardon évangélique, à une foi sans limites ; sa tragédie, c’est le simple récit des Prisons ! Niccolini, avec des facultés naturelles, n’a cessé de rechercher par l’étude les vraies conditions de l’art dramatique ; par ses tentatives multipliées aussi, il n’a cessé de s’éclairer de ces lumières qui jaillissent, pour l’écrivain, d’un contact assidu avec le public. Ses œuvres sont populaires en Italie ; quelques-unes de ses tragédies ont été jouées sur tous les théâtres, et s’y sont long-temps maintenues. Ce n’est pas seulement un poète dramatique éminent, c’est en même temps un philologue habile, un critique tour à tour éloquent et délié, un penseur droit et sévère comme le démontrent ses ouvrages en prose, l'Eloge d’Alberti, les discours sur la formation de la langue, sur le sublime et Michel-Ange, — pures qualités de l’esprit rehaussées encore par le plus noble caractère. Ainsi il est arrivé, par degrés, à cette haute renommée dont il jouit aujourd’hui. Quel nom autre que le sien pourrait-on mettre auprès de celui de Manzoni, glorieux à tant de titres ?

Giovani Batista Niccolini est né dans l’autre siècle, peu avant 1789. Vrai Toscan, pur Florentin, il est aisé de voir quel immuable attachement lui a inspiré l’Athènes nouvelle de cette autre Grèce. Comme tous les hommes du même temps, il a ouvert les yeux pour assister, jeune encore, au spectacle de toutes les extrémités humaines qui s’est déroulé pendant vingt ans. Il s’y est peu mêlé activement toutefois ; sa vie est la vie d’un savant, d’un sage, — la vie d’un poète : peut-être n’est-ce pas toujours la même chose. Le seul emploi qu’il ait occupé, je pense, est l’emploi de professeur d’histoire. Dans son entraînement naissant, il n’a pas, à l’exemple de Monti, salué tous les pouvoirs. Ses relations marquent mieux ses premières pensées : Foscolo était-il forcé de quitter Milan en fugitif, il l’accueillait à Florence et se liait avec le fougueux auteur d'Ortis d’une chaude amitié. Ce n’est pas que dans cette position désintéressée, pour ainsi dire, et en dehors de la lutte publique, les évènemens n’aient eu en lui aucun retentissement : ils ont puissamment agi sur sa jeune ame ; ils lui ont montré son pays morcelé, déchiré, livré à toutes les ambitions, passant d’une servitude à l’autre et possédant malgré tout d’indestructibles élémens de vie, et ainsi, par cette éducation lente, silencieuse d’abord, qui fait la virilité de l’esprit en le provoquant à la méditation, ils accoutumaient cette pensée toute préoccupée d’art à rattacher les choses littéraires au développement de la société, ils faisaient naître dans son cœur un amour élevé pour l’indépendance italienne, un sentiment de patriotisme généreux et ferme qui depuis est devenu en quelque sorte le fondement de ses croyances littéraires. C’est en considérant ce premier germe qu’on peut mieux juger comment, par une loi logique, l’auteur a pu écrire plus tard Jean de Procida et Arnaldo da Brescia, après les compositions de ses jeunes années où ne se révèle aucun autre soin que celui de la forme et de la perfection poétique.

Le premier essai de Niccolini date de 1804 : c’est le poème de la Pitié, écrit en tercets comme la divine Comédie, ou plutôt en vue d’un modèle plus rapproché, de la Bassvilliana. Écoutant la pitié qui enseigne la plainte aux mortels, le poète a réuni deux fléaux qui désolèrent alors Livourne, une fièvre contagieuse et une inondation, et, par une heureuse fiction, c’est la tempête qui absorbe les miasmes corrupteurs de la fièvre. Au milieu des hésitations de la jeunesse et de quelques beautés de convention, il y a déjà dans ces vers une pure élévation, et les sombres ravages des deux fléaux y sont peints en traits vigoureux. Mais c’est en 1810 seulement que Polyxène fit voir en Niccolini un poète dramatique qui, du premier coup, atteignait aux plus sérieuses qualités de pensée et de style. L’auteur avait choisi la douce héroïne d’Euripide, la fille de Priam et d’Hécube, immolée, après la ruine de Troie, sur le tombeau d’Achille. Ici cependant la vérité des faits est modifiée : de même que parmi les captives troyennes Cassandre est échue à Agamemnon, Polyxène est tombée en partage, à Pyrrhus, au fils d’Achille, qui est touché de sa grace et de sa douleur et qui l’aime. Elle-même n’est point éloignée de l’aimer à son tour ; mais cet amour est retenu par un cruel remords, tempéré par le respect du devoir, et ce n’est pas seulement de la froide dignité tragique : cette prisonnière, en effet, que Pyrrhus supplie, cette victime qu’il dispute à la mort, n’a-t-elle pas été promise à l’ombre paternelle ? D’un autre côté, cet homme pour qui Polyxène sent son cœur s’amollir n’est-il pas un des auteurs des calamités de sa patrie et de sa famille ? Noble lutte de généreuses passions ! Dans le drame apparaissent encore le roi des rois, Agamemnon, qui voudrait aussi sauver Cassandre et sur qui pèse le souvenir de sa fille sacrifiée ; Calchas, parlant au nom des dieux et attachant le salut des Grecs à un nouveau sacrifice ; l’artificieux Ulysse, qui diffère trop peut-être du sage héros d’Homère. Rien n’est grand comme la douleur maternelle d’Hécube : « Le Destin nous réserve de nouvelles épreuves, dit-elle, et bientôt Ilion détruit sera pour nous une ancienne douleur.

« POLYXÈNE.- Que peux-tu craindre ?… Quel autre souhait pourraient faire les Grecs ? Les dieux n’ont-ils pas épuisé leurs colères ?
HÉCUBE. — Hécube a encore des enfans !… Ah ! tu ne sais pas que le vainqueur redoute toujours le vaincu… Une mère n’est point trompée par les prévisions de son cœur affligé… Hélas ! je ne suis pas encore arrivée à cette sécurité terrible qu’on rencontre au bout des infortunes humaines !…

En effet, les larmes d’Hécube couleront encore, l’ombre d’Achille aura sa victime ; Polyxène n’est pas vainement réclamée par les dieux ; du moins elle mourra de la main de Pyrrhus, et elle se jette au-devant de son glaive, au moment où, irrité, il veut frapper Calchas en face des Grecs assemblés pour le sacrifice.

Polyxène fut, avec justice, couronnée en 1810 par l’académie de la Crusca. C’est une belle étude sur ces temps consacrés par la poésie, un vrai bas-relief antique. Niccolini était remonté droit à la source de l’inspiration grecque, à Homère, à Eschyle, à Euripide, et on sent combien, dans son jeune enthousiasme, il s’était laissé séduire par cette mâle vigueur de pensée et cette divine harmonie de forme. Il n’y aurait pas beaucoup de traits à retrancher pour que Polyxène eût pu figurer devant le public d’Athènes ; y a-t-il donc une si grande différence entre la patrie d’Euripide et la patrie de son lointain disciple ?

Il y a en effet une chose à observer, bien propre à éclairer l’histoire littéraire : c’est cette mystérieuse parenté qui rapproche les peuples à travers les siècles et fait comme une famille unique d’une race antique et des races nouvelles qui en dérivent. Par-là s’expliquent nos goûts, nos préférences, nos instincts intellectuels ; de là naît aussi cette aptitude particulière de chaque nation à reproduire des types divers. Faire revivre la Grèce, n’est-ce pas, pour l’Italie, retracer en beaucoup de points sa propre image ? En s’en allant vers cet antique pays, elle aperçoit encore le même ciel, elle vit sous le même climat ; elle sent en elle le même amour de la forme, de la beauté, de tout ce qui est grand et harmonieux. Si l’on tient compte des modifications introduites par la civilisation chrétienne, le génie méridional se retrouve encore, pour ainsi dire, en face de lui-même. En serait-il ainsi d’un génie bien différent, du génie du Nord placé en présence de ces merveilleux souvenirs de l’antiquité ? C’est une erreur de croire que le sentiment critique, si fort développé dans notre temps, nous rend propres à renouveler même les beautés qui nous sont le plus étrangères ; nous pouvons les juger, les apprécier plus sainement en critiques ; difficilement un poète parviendrait à saisir assez bien leur essence pour qu’on ne pût voir dans son travail la trace d’une inspiration factice, laborieuse et souvent mélangée d’élémens contraires. Goethe l’a tenté dans Iphigénie ; mais l’auteur d’Hermann et Dorothée et de Faust, qui était le poète le mieux doué pour une telle œuvre, a-t-il pleinement réussi ? Est-il vrai que la jeune fille grecque, même dans son exil de la Tauride, ait dû nourrir son ame de ces songes stériles dont parle Goethe, et les paît savamment décrire comme ferait quelque fils rêveur de la Germanie ? La vierge antique se serait-elle écriée : « Ah ! l’état des femmes est bien digne de pitié ! dans l’intérieur, à la guerre, l’homme commande… ; c’est lui qui a le plaisir de la possession ; — c’est lui que couronne la Victoire ; c’est à lui qu’une mort pleine d’honneur est réservée ? Que le bonheur de la femme est peu de chose ! obéir à un époux farouche est pour elle un devoir… » - Et ailleurs : « L’homme a-t-il donc le privilège des actions extraordinaires ? a-t-il seul un cœur héroïque et sublime qui embrasse l’impossible ? Ne nous reste-t-il rien à nous ? » Iphigénie est bien autre dans Euripide ; ses rêves n’ont pas cette indomptable ambition ; elle n’embrasse pas l’impossible ; le sort de la femme ne lui apparaît pas sous le même aspect. « Habitante de ces rivages barbares, dit-elle, je suis dans un séjour odieux, sans hymen, sans enfans, sans patrie, sans amis. Mon occupation n’est plus de chanter Junon déesse d’Argos, ni de retracer sur les riches tapis, avec l’art de Minerve, les titans qu’elle dompte… » Ainsi l'Iphigénie de Goethe diffère de celle d’Euripide. C’est encore, si l’on veut, un admirable effort de ce puissant esprit ; c’est une belle statue antique, mais transportée en quelque sorte sous les brumes du Nord qui enveloppent et glacent sa pure nudité, atténuent le relief de ses formes et effacent peu à peu sa beauté native. – Dans Polixene, Niccolini a ressaisi sans peine les traits du génie grec. Ses vers ont la même grace décente et parfois aussi la même forte simplicité. A quoi faut-il attribuer en partie ce résultat, si ce n’est à une intime parenté dont nous parlions, qui unit l’Italie à la Grèce ?

Cette œuvre de pure et calme poésie apparaît singulièrement au milieu de ce monde où vivait l’auteur. Niccolini s’était fait le contemporain d’Homère, tandis qu’autour de lui l’histoire vivante offrait le plus dramatique intérêt, tandis que l’Europe était tout entière en armes, frémissante sous l’empire d’un seul homme, tandis que l’Italie, subissant le contre-coup de toutes ces révolutions grandioses, changeait à chaque instant de maîtres, se voyait le hochet des fantaisies impériales, et déguisait mal ses inquiétudes. A peine, par un indirect pressentiment, parle-t-il de ces expéditions lointaines où les époux vont mourir, « ne trouvant que des mains étrangères pour fermer leurs yeux, et ne devant plus retrouver les embrassemens des épouses. »

Les ouvrages qui suivent Polyxène, Ino « Temisto, Edipo, i Sette a Tebe, ont une moindre valeur. Par Nabucco, Niccolini entra un peu dans cette guerre d’allusions dont l'Ajax de Foscolo avait donné l’exemple éclatant. Nabucco n’est autre que Napoléon ; Marie-Louise revit sous la figure d’Amiti, « dont le mariage fit espérer la paix du monde. » Vasti, la mère de Nabucco, ne peint-elle pas le héros moderne en disant : « Que la fortune lui sourie, son orgueil est de nouveau poussé à de téméraires entreprises, et de ses triomphes même naît la guerre. Que les rois ennemis l’emportent, et je les vois fouler aux pieds Nabucco et se hausser sur ses ruines ! » Nabucco, déjà près d’être vaincu, appelle Amiti : « Si je t’entraîne dans mon malheur, lui dit-il, mon nom te reste, et la gloire que tu en recevras sera plus grande que celle du trône et de tes aïeux… Va vers notre fils, embrasse-le pour moi !… » Illustre héritage qui a été répudié comme un legs vulgaire ! Faut-il être surpris qu’un poète bien inspiré se reportât vers d’autres temps pour y trouver un idéal de dignité qu’il n’avait pas sous les yeux ?

Cependant, au moment même où Niccolini écrivait ces ouvrages empreints de la couleur antique, sans relation avec les questions actuelles, avec cet ensemble de pensées nouvelles qui tendaient à pénétrer dans la littérature, il se faisait en lui un travail secret qui préparait son esprit aux tentatives modernes, qui le conduisait à approfondir les lois de l’art, à leur donner une interprétation plus large et plus vivante. L’instinct de rénovation perce déjà dans ses premiers fragmens de critique. Dans le discours sur la Ressemblance de la poésie et de la peinture (della Somiglianza fra la pittura e la poesia), Niccolini indique comme le but le plus constant de l’une et de l’autre la fidélité à la nature. Le morceau de l’Influence des arts sur la vie civile est plein d’une sérieuse fierté. Les arts ne sont plus considérés comme un objet de frivole amusement, comme un passe-temps aimable ; l’auteur ne les sépare pas de la vie sociale, il veut qu’ils soient l’expression de nos sentimens, de nos pensées, et qu’ils travaillent aussi à élever nos ames, à nous encourager dans les luttes publiques, et pour cela il faut que les arts aient le premier bien qui les peut faire vivre, la liberté. C’est là le résumé du discours, qui finit par un chaleureux appel au souvenir de Rienzi. Que ces idées, entrevues par Niccolini, soient développées, n’arrivera-t-on pas à la ruine de toutes les fictions académiques, et aux principes littéraires que l’école moderne a cherché à faire prévaloir ? C’est de ces préoccupations, sans aucun doute, qu’est né le premier essai dramatique du poète florentin sur un sujet moderne. Matilde date d’une année plus féconde en catastrophes qu’en productions littéraires, — de 1815 ! C’est une œuvre médiocre, où luttent des tendances opposées, où se fait sentir un pénible effort. L’auteur voit bien que le passé littéraire ne peut plus être refait ; il sent que les classiques héros de la tragédie ont perdu leur prestige, qu’une révolution s’est accomplie dans les esprits ; mais l’avenir ? il ne peut le distinguer clairement encore. Quels accens, quelles formes faut-il invoquer pour donner une poésie digne d’elle à cette époque si profondément remuée, éblouie par tant de gloire, attristée par tant de malheurs ? C’était un moment grave pour la littérature. Dès-lors Niccolini semble rentrer en lui-même ; il se renferme dans l’étude, seul asile qui convienne à son indépendance ; il laisse passer les réactions bruyantes au sein desquelles les lettres n’ont point de rôle. Il attend le résultat de ces luttes tragiques, et demande à la méditation silencieuse la maturité qui manque à ses idées. Son intelligence observe soigneusement tous les indices, et s’élargit par la connaissance des littératures étrangères. Un élégant Discours sur Andrea Orgagna est le seul fruit de ces années. Entre ces dernières œuvres et celles qui ont vu le jour depuis, il y a un intervalle marqué, — plus grand encore si on le juge au point de vue moral qu’au point de vue du temps écoulé.

L’empire, dans sa chute, avait entraîné toutes ces fragiles puissances, ces proconsulats auxquels Napoléon avait soumis l’Italie. La face de l’Europe était changée ; rien ne restait plus de cet assemblage de royaumes feudataires que l’empereur avait cru durables dans l’illusion de sa gloire ; les frontières nouvelles que sa main hardie avait tracées, la rancune victorieuse avait eu hâte de les faire disparaître, et, en effaçant tout vestige de cette domination gigantesque, fille d’une révolution, il semblait aussi qu’on eût le dessein de ne laisser subsister aucune des conquêtes morales, aucun des progrès qui en étaient résultés. L’Autriche avait ressaisi le sceptre de la péninsule, qui se trouvait ainsi ramenée à l’immobilité, livrée de nouveau à un esprit de gouvernement sans grandeur, réduite à vivre sans bruit, doucement, vulgairement, dans une passive obéissance, propre encore à augmenter ses divisions. Si vive que fût en quelques cœurs italiens l’animosité contre l’empereur pour les déceptions qu’il leur avait causées, il y avait encore en eux cependant une intime espérance. Un poète l’a dit, — par les armes qui étaient mises dans ses mains, l’Italie pouvait regagner son indépendance ; ce mélange de peuples divers sous les drapeaux pouvait servir à atténuer d’antiques rivalités, à réaliser en partie l’union du pays. Voilà ce qui ne paraissait plus possible avec les nouveaux gouvernemens italiens, influencés par l’Autriche. Quels sentimens, quelles pensées furent éveillés dans l’ame de Niccolini par ces évènemens mémorables ? Peut-être est-il aisé de l’entrevoir dans l'Éloge d’Alberti, prononcé à l’académie des beaux-arts de Florence en 1819, et où il apprécie avec une singulière virilité les conditions de l’art en face du pouvoir : c’est la forte impartialité d’un esprit éclairé et affermi par les révolutions, qui a vu souvent l’égoïsme et l’ambition pris pour mobiles, et ne croit plus qu’à la vertu, à l’indépendance, seuls objets dignes qu’on se dévoue à leur culte. Il aime à s’arrêter là où ces qualités se retrouvent. « Alberti n’était pas tel, dit-il, qu’en face des puissans la peur lui conseillât un lâche silence ou l’adulation de viles paroles. » Et, en peignant la calme solitude du sage, qui semble être pour lui un idéal, il ajoute : « … Mais pour que cette vie solitaire te plaise, il faut que tu saches supporter joyeusement la pauvreté, que ta conscience soit assez pure pour ne te rien reprocher, ton ame assez forte pour se suffire à elle-même ; afin d’arriver à ce but, rappelle-toi les doctrines de cette mâle philosophie qui éleva l’ame de Caton et de Brutus, et qui, dans les temps de la plus abjecte servitude, préserve la dignité du genre humain et inspire une vertu sans terreur. » N’y a-t-il pas en même temps un sentiment de plus en plus assuré de la vérité littéraire dans les observations de Niccolini sur cette époque des Médicis, « où l’auguste éloquence des libres génies fait place à la présomptueuse loquacité des rhéteurs, et où l’érudition impose silence aux muses toscanes. »

La rénovation littéraire se dessinait dès-lors avec puissance et avec un remarquable ensemble en Italie. Au milieu des effets désastreux qu’eut la catastrophe de 1815, il en est un cependant qui mérite d’être autrement jugé. En mettant fin à la vie militaire où l’Europe se trouvait engagée, à ces vastes prises d’armes pour lesquelles il n’y avait plus de bras, ce grand changement détermina le retour des esprits vers les studieuses recherches, vers les discussions intellectuelles. De là naquit le mouvement philosophique et littéraire de la restauration en France, qui alla hardiment, à travers l’empire, renouer la tradition de la révolution ancienne, pour aboutir à une révolution nouvelle. L’Italie entrait aussi dans la même voie ; mais la sphère littéraire lui était seule ouverte. Quelques années s’étaient à peine écoulées, et déjà d’énergiques poètes se produisaient avec éclat, — Manzoni, Berchet, Silvio Pellico, Grossi. Ils levaient le drapeau de la révolte en face des doctrines anciennes : Manzoni tentait la réforme du drame, Berchet donnait de beaux exemples de poésie lyrique, Grossi travaillait à créer le poème historique par les Lombards à la première croisade ; leurs brillans essais suscitèrent des polémiques semblables à celles qu’on a pu voir en France, polémiques pleines de passion et d’acrimonie, et qui n’ont pas empêché la poésie moderne, dans tous les pays, d’arriver à ses hautes fins, parce que le but des novateurs était de lui rendre la vérité, de peindre avec plus d’exactitude et plus d’élévation en même temps les faits de l’histoire qui peuvent revêtir la forme tragique, d’exprimer plus fidèlement ces inquiétudes, ces angoisses, ces libres élans, ces joies sereines de l’amour, ces mortelles tristesses du désespoir, qui se modifient sans cesse et font de la vie du cœur un poème si vieux et si nouveau, si simple et si étrange, si douloureux et si consolant. Et puis ils avaient pour eux la jeunesse, l’inspiration, l’enthousiasme, qui se reflétaient dans leurs ouvrages ; ils marchaient en avant, ils produisaient, tandis que leurs adversaires se bornaient à la critique, à la raillerie, à un blâme stérile, au nom de théories surannées.

Rien ne donne mieux une idée d’un tel mouvement littéraire que les publications périodiques. Il n’est pas besoin de rappeler celles qui se signalèrent en France et donnèrent une si vive, une si haute impulsion aux esprits. L’Italie eut divers journaux qui servaient d’organes aux deux partis. Champions des anciennes doctrines, la Bibliothèque de Milan, l’Arcadico de Rome, servaient moins encore la cause littéraire que les desseins des gouvernemens blessés de l’audace des idées nouvelles. Le Conciliateur avait réuni à Milan les plus jeunes, les plus fiers novateurs ; c’était comme l’avant-garde de la révolution poétique. L’histoire en a été déjà retracée ; le Journal Bleu, comme on le nommait, fut bientôt frappé ; au moment où les insurrections de Turin et de Naples retentissaient dans la Lombardie, ses rédacteurs furent dispersés dans l’exil et dans les prisons. Le Spielberg recueillit celui qui en avait conçu l’idée, Silvio Pellico, et le jeune auteur de Francesca da Rimini alla expier dans un silence de dix ans ses nobles désirs et ses espérances. L’Anthologie de Florence a été sans aucun doute un des plus sérieux essais de littérature périodique de ce temps, et par une fortune singulière, due à un gouvernement plus doux, elle a vécu douze années environ, de 1819 à 1832, jusqu’à l’heure où l’Italie s’agita de nouveau, et où chaque parole pouvait devenir une étincelle propre à enflammer les cœurs. Un homme bien intentionné, M. Vieusseux, avait réuni autour de lui, à Florence, quelques écrivains éminens, qui formaient comme une libre famille de penseurs. MM. Zannoni, secrétaire de l’académie de la Crusca, Giordani, Sestini, Niccolini, Tommaseo, prirent part à l’Anthologie, M. Libri fut appelé à lui prêter son concours. Sans avoir la fougue du Conciliateur, l’Anthologie était ouverte à toutes les tentatives généreuses, à toutes les vues élevées et hardies, et prenait chaque jour une importance plus grande, après les hésitations du début. Il y a de remarquables pages de Romagnosi ; les questions de droit naturel, de philosophie, d’instruction publique, donnaient lieu à des études où apparaît un légitime désir de perfectionnement. La France surtout, dans l’Anthologie, était l’objet d’une préoccupation constante ; les cours de MM. Guizot, Cousin, Villemain, y étaient suivis et attentivement analysés. Les idées de Merder y trouvaient aussi de l’écho, et venaient naturellement rejoindre les théories historiques de l’auteur de la Science nouvelle. Dans les discussions littéraires, qui occupaient une large place, l’Anthologie appuyait le principe d’une rénovation dans les arts, dans la poésie, dans le drame, dans le roman, mais avec la prudence d’un goût sévère qui répugne également aux audaces emportées jusqu’au-delà du but et aux stériles prescriptions de règles étroites. Tel est le sens général de cette œuvre collective, et, il faut l’ajouter aussi, tel est le caractère de l’auteur de Polyxène.

Niccolini a été l’un des collaborateurs de l’Anthologie. Son nom se lie au mouvement littéraire italien ; mais il diffère des autres poètes qui ont assuré par leurs efforts et par leurs ouvrages le triomphe des théories modernes. Il se rattache à la rénovation par le développement invincible de sa pensée, qui tend toujours à s’agrandir, sympathise avec toutes les conquêtes de la raison humaine, et éprouve sans cesse le besoin du vrai ; il s’en éloigne par une réserve qui ne l’abandonne jamais dans ses hardiesses, par un goût qui s’effraie aisément de la licence littéraire, par ses visibles affinités avec le XVIIIe siècle, par son amour presque exclusif des gloires nationales, qu’il craint de voir désertées pour des modèles étrangers, pour Goethe, pour Schiller.

La première question où le novateur se révèle en Niccolini, c’est la question de la langue, toujours agitée avec tant de chaleur, avec une si vive passion, et qui ne serait qu’un puéril débat de vanités rivales, qu’une pédantesque dispute de grammairiens, si on ne découvrait ce qu’il y a au fond d’essentiel et de vital. M. Sainte-Beuve, dans sa belle étude sur Fauriel[1], a montré à quel point l’obstacle qu’oppose au progrès littéraire de l’Italie la différence de ses dialectes avait occupé Manzoni : il se présente en effet invinciblement à l’esprit de tout écrivain, au moment où il prend la plume, et lui rappelle les divisions du pays. Ainsi cette question philologique naît d’une pensée plus profonde déposée au cœur de l’Italie moderne ; ce travail pour créer une langue commune sur les ruines des dialectes qui se combattent répond à d’autres vœux plus intimes, aux tendances irrésistibles vers l’unité. Au commencement du siècle, disions-nous, quelques poètes, sentant cette difficulté, voyant d’ailleurs la langue énervée, pervertie par l’imitation, avaient voulu la retremper à ses sources, et, se retirant dans le passé, ils avaient pris exclusivement pour modèles les antiques écrivains. Là du moins était la certitude, là se retrouvait la pureté primitive, là l’expression n’était sujette à aucune variation ; mais n’était-ce point constituer une sorte d’aristocratie de langue écrite à côté de la langue parlée, diverse et mobile ? Toute tradition morale n’était-elle pas rompue ? En immobilisant le langage, ne violaient-ils pas toutes les lois du progrès intellectuel ? De telle façon que leurs efforts, généreux en principe, aboutissaient à des conséquences étroites et infailliblement mortelles, à une littérature toute de fiction et d’imitation. Niccolini envisage ce problème à un point de vue plus élevé, à un point de vue vraiment philosophique, dans son Discours sur la formation de la langue, écrit en 1818, Il ne sépare pas le développement de la langue de la vie même de la nation ; il recherche les élémens de l’expression dans nos facultés, dans notre entendement, dans nos sentimens et nos pensées les plus intimes ; il efface ces distinctions d’un langage écrit, fixe et invariable, qui serait un langage mort, et d’un langage parlé, abandonné à tous les caprices, à toutes les divisions, rebelle à toute règle, et impropre aux œuvres littéraires ; il n’en existe qu’un seul, et c’est dans le peuple autant que dans les livres qu’il le faut aller chercher ; c’est l’usage qui le modifie et le transforme, qui fait vivre les mots ou les frappe de mort. En prenant cette parole dans sa plus haute signification, on peut dire que la langue est démocratique par essence. Cette liberté de principes dénotait certainement un esprit large, vigoureux, et dévoué à la révolution littéraire plus qu’il ne le pensait lui-même ; mais en même temps, ébloui par ses souvenirs, aveuglé par cette gloire traditionnelle d’écrivains qui ont illustré Florence plus que toute autre ville, ne se montrait-il pas trop porté, en concluant, à s’enfermer dans sa patrie particulière au sein de la grande patrie ? N’y avait-il point une inconséquence trop claire à vouloir imposer la langue toscane à l’Italie pour arriver à l’unité désirable ? Malgré tout, cependant, le Discours sur la formation de la langue, où quelques faiblesses se mêlent à tant de vues supérieures, est une des pièces solennelles de ce débat, depuis bien long-temps posé, qui a inquiété beaucoup d’esprits, qui a été l’occasion de luttes amères, et n’est point arrivé encore à sa solution.

Ceci est le côté élevé et fécond de ces polémiques soulevées par la rénovation littéraire italienne. Cependant il faudrait aussi faire la part de l’envie, de la jalousie, des basses passions mises en jeu, qui faisaient saigner la nature généreuse et impressionnable de Foscolo à Londres ; il y a encore cette plaie honteuse de la vénalité, qui inspirait à Niccolini ces hautes et fermes paroles : « Vous accusez les libraires… je ne veux pas me faire leur apologiste ; mais l’un d’eux ne pourrait-il pas vous répondre : — La soif de l’or nous est commune ; nous gagnons, il est vrai, sur la fatigue de votre esprit, mais vous, vous vendez aux puissans votre génie et votre conscience ? Par les dates de vos livres, on connaît vos opinions, et l’Égypte n’eut jamais de divinité si ridicule qui n’eût eu votre encens. Fauteurs de la licence ou de la tyrannie, pour que l’une ou l’autre vous paie, vous rendez odieux le vrai en l’exagérant, ou vous vous appliquez à ne laisser briller que cette faible et malfaisante lumière qui, si elle est mortelle à la pensée, n’en est que plus chère au nombre infini de ceux que le soleil blesse, et plus utile à ceux qui aiment à ne point être vus. Par vous sont mises en honneur ces misérables études qu’on permet à ceux qu’on veut retenir dans une perpétuelle faiblesse, comme on laisse un jouet entre les mains d’un enfant. L’infortune, qui désarme les hommes généreux, vous rend cruels ; vous aimez à planter votre bannière sur les ruines d’autrui. Vous flairez la force triomphante comme l’hyène suit le lion pour dévorer ses restes, et vous ne craignez pas de jeter la pierre de la malédiction à la tête des malheureux qui sont tombés ! » L’ame fière et libre du poète respire dans ces lignes tombées’ en passant de sa plume dédaigneuse.

Le discours sur le sublime et Michel-Ange témoignait de nouveau, en 1825, des progrès de l’esprit de Niccolini. Le grand auteur du Penseroso a inspiré peu de pages aussi éloquentes. Ici on voit combien la pensée du poète s’est agrandie par degrés et s’est affranchie du joug des règles. Pour lui, ni le beau ni le sublime n’ont un caractère unique et immuable, dont il appartienne aux rhéteurs de marquer les traits ; les voies qui y conduisent sont variées et nombreuses. « Si le style, dit-il, est comme la manière d’être dans un ouvrage, ceux qui pensent qu’il n’en peut exister qu’un seul circonscrivent la nature dans un cercle semblable à celui où l’ambassadeur romain enferma le roi de Syrie. Et ces Popilius de l’art se plaignent ensuite qu’il ne produise plus rien, lorsque la rigueur de leurs préceptes le retient dans l’impuissance, enchaîné au point où ils se sont arrêtés. » Il y a un autre mérite dans ce discours, c’est la liberté des jugemens sur le temps et sur les hommes. Niccolini ne néglige aucune occasion de mettre en lumière tout ce qui peut rehausser l’ame, de frapper d’une parole ardente l’âge de corruption où disparaît l’indépendance italienne. « Alexandre de Médicis, écrivait-il, voulait que Michel-Ange choisît un lieu opportun pour élever une forteresse qui pût être le soutien de la nouvelle puissance et la terreur des citoyens ; ce grand homme refusa. Les sages des époques corrompues diront que cette audace qui créait pour lui un péril ne procura pas aux autres la liberté ; mais je prie que la postérité n’ait pas assez peu de mémoire, que les lettres ne soient pas assez ingrates pour laisser dans l’oubli ce magnanime refus ! » Puis, arrivant au bout de la longue vie de Buonarotti, il ajoute avec une grave tristesse : «  Je le plains d’avoir vécu si long-temps, en songeant à ce que la vieillesse devait lui permettre de voir. Les Italiens, courbés sous le poids de l’autorité espagnole, oublièrent les coutumes de leurs aïeux, et, acceptant tout de leurs nouveaux dominateurs, ne gardèrent d’eux-mêmes que leurs vices. Les douceurs domestiques disparurent au milieu des pompes d’un faste sans richesse, des vanités d’un abaissement caché sous des noms magnifiques ;… l’Italie eut l’inertie sans le repos, des aventures sans gloire, des crimes atroces, de lâches vertus, et, en résumé, toutes les honteuses douleurs de la servitude. Alors aussi on tenta d’étouffer le génie, de faire périr la véritable éloquence à l’ombre des écoles, de tromper la conscience du genre humain, et d’empêcher ces destinées qui sont le fruit du temps et des idées. Et la pensée se fit si bien à cette domesticité, qu’à cette époque, qui enfanta des travers nouveaux, on ne trouve pas un écrivain italien qui ait laissé éclater un peu de cette généreuse colère par laquelle, comme on le voit dans Tacite et dans Juvénal, les lettres peuvent vivre encore dans les siècles corrompus. Dans les arts eux-mêmes il n’y eut plus de goût ; Michel-Ange resta sans ennemis, mais sans juges, roi encore, il est vrai, mais d’un peuple d’esclaves !… »

Ce serait une étude curieuse à faire que de rechercher à quel point le poète et le critique coexistent dans Niccolini, et se prêtent une aide mutuelle ; la grave émotion d’une raison élevée se mêle, en lui, à l’élan naturel de l’inspiration. Du poète, il a l’instinct divinateur, l’activité féconde, le mouvement, l’éclat, la sympathie pour tout ce qui est beau. Du critique, il a la fermeté de vues, la sagacité, la logique, et ces facultés diverses sont dominées par un mobile supérieur, par un invincible amour de la patrie. C’est cet amour qui éclaire l’esprit de l’auteur de Polyxène, et détermine sa foi aux idées progressives, parce que sans elles l’Italie resterait en arrière des peuples. Niccolini n’est point, il est vrai, un de ces audacieux novateurs qui ouvrent des routes inconnues jusqu’à eux, et s’y précipitent avec une ardeur spontanée et irréfléchie ; mais chaque pas qu’il fait est assuré : son génie peu hasardeux, grave, méditatif, le rend d’autant plus propre à féconder des principes qu’il n’a admis qu’avec maturité. Les germes déposés dans son esprit fructifient peu à peu. En vain les excès de l’école moderne le pourront effrayer par momens, et lui feront regretter les réserves de sa jeunesse, si fort éprise de l’antiquité ; en vain des tendances opposées se disputent son intelligence ; son talent se développe néanmoins dans le sens nouveau ; il va d'Antonio Foscarini à Jean de Procida, de Procida à Arnaldo da Brescia. Ce sont les trois œuvres glorieuses de sa vie littéraire.

Foscarini marque la rentrée de Niccolini au théâtre, en 1827, après dix années de silence. L’issue de la lutte littéraire n’était plus douteuse déjà : Carmagnola et Adelghis avaient montré ce que peut un génie éminent dégagé des liens d’une discipline trop sévère ; mais il restait à tenter quelques-unes de ces réformes sur la scène même, il restait à concilier la liberté, la vérité désormais exigées dans une action tragique avec les pratiques théâtrales. Niccolini a-t-il rempli ces conditions ? Il a du moins essayé d’y parvenir, et ses efforts ne sont pas sans éclat. Foscarini n’est point certes un drame conçu sur le modèle de Cromwell. Il offre cependant des beautés vraiment neuves. La couleur moderne y est bien plus prononcée que dans les tragédies d’Alfieri. La régularité qu’on y remarque naît plus encore de la simplicité de l’action elle-même que du respect outré de l’auteur pour des préceptes abrogés. C’est un grave et sombre tableau de cette politique occulte et étouffante de Venise qui dit par la bouche de Lorédan : « Qu’arrive-t-il si tout est livré à un téméraire examen ? D’abord on pense, puis on hait, puis on conspire ! » Et encore : « L’homme qu’on redoute est toujours coupable, et, fût-il innocent, il faut le punir si on l’a offensé, car il deviendra coupable par vengeance ! » Antonio Foscarini, bien qu’il descende d’aïeux illustres, bien qu’il soit le fils du doge, est la victime choisie par ce haineux pouvoir, toujours mis au service des colères personnelles. Revenant de la Suisse, où il a été envoyé, Foscarini, la poitrine pleine encore de cet air salubre qu’il a respiré dans les libres montagnes helvétiques, revoit sa patrie contristée par la tyrannie des dix ; il retrouve aussi une jeune fille, qu’il aime et dont il est aimé, devenue l’épouse de Contarini, l’un des trois inquisiteurs d’état et son plus cruel ennemi. Ainsi l’homme et le citoyen tout ensemble sont profondément blessés. Foscarini cependant veut revoir encore Teresa, et il va répéter près de sa maison le chant plaintif de leurs jeunes amours. La jeune femme, qui n’a cédé qu’à la force et au malheur en épousant l’inquisiteur d’état, s’attendrit. Au moment où Antonio et Teresa sont réunis mêlant leurs douleurs irréparables, les souvenirs de leur affection sans espérance, ils sont surpris tout à coup par Contarini, et Foscarini, pour sauver la renommée de son innocente complice, n’a d’autre moyen que de se réfugier aussitôt dans le palais de l’ambassadeur espagnol. Or, depuis la conjuration de Bedmar, la loi punit de mort, comme conspirateur, tout sujet vénitien qui met le pied dans le palais d’un ambassadeur étranger. Foscarini est donc traité comme un criminel d’état ; il va être jugé par Contarini, qui a découvert la vérité. Ce qui répand un noble intérêt sur le jeune patricien, c’est la fierté qu’il met à avouer tout haut des pensées de liberté qui sont un crime aux yeux du tribunal secret, tout en niant qu’il ait eu le dessein de conspirer contre Venise ; c’est son généreux empressement à cacher le motif réel pour lequel il a été trouvé en rébellion contre la loi, préférant ainsi la mort au déshonneur de Teresa. Contarini se venge en inquisiteur et en époux irrité en le condamnant. Son père lui-même, le doge Alvise Foscarini, devant son silence, est forcé de le condamner. Vainement le peuple commence à gronder au dehors ; quelques sbires suffisent à le disperser et à étouffer sa voix, qui n’est plus menaçante ; vainement Teresa, devinant le danger de son amant, accourt pour s’avouer aussi coupable et éclairer ce sombre mystère ; par les soins de Contarini, Antonio Foscarini est déjà mort. — Ce drame, dans sa simplicité, est d’un puissant effet. Joué sur tous les théâtres, il a été vivement attaqué et chaleureusement défendu. Un critique de l'Anthologie en donnait une définition vivante qu’on peut bien rapporter. Un jour, il avait vu une jeune Française, renommée pour sa beauté autant que pour son talent poétique, descendant les degrés du palais Michelozzi ; sa figure fière et charmante, ornée d’une belle chevelure blonde, se détachait, par un merveilleux relief, sur la structure monumentale qui semblait lui servir de cadre. Voilà la tragédie de Niccolini ! s’écria-t-il. Telle est, en effet, la douce et pâle image de Teresa se dessinant sur le fond austère de la Venise du XVIIe siècle. Il y a une différence cependant ; déjà la douleur a laissé sa trace sur le front de la jeune Vénitienne, et ses cheveux qui tombent ont été dénoués dans l’affliction.

Jean de Procida date de 1830. Qui ne connaît le terrible et sanglant épisode des vêpres siciliennes ? Un essai érudit et ingénieux de M. Amari a, il est vrai, présenté ce grand fait sous un jour nouveau et en a notablement changé le caractère ; il a effacé cette couleur dramatique que l’histoire semblait avoir empruntée à l’imagination populaire. Il a réduit à des termes moins héroïques ce soulèvement proverbial. Cependant cette victoire de l’érudition ne saurait, à notre avis, modifier profondément le point de vue sous lequel la poésie l’a pu envisager. La vérité poétique, en effet, diffère de la vérité historique en plus d’un point. Certes l’historien qui décrit une époque ne peut en négliger le côté moral ; mais son premier devoir, c’est une entière exactitude, c’est une parfaite reproduction de la réalité des faits. Le poète, au contraire, échappe à cette loi rigoureuse et peut créer lui-même une action, pourvu qu’il reste fidèle à la vérité des mœurs, des idées, des sentimens, à la vérité humaine. Que lui importent les détails d’une conspiration, le lieu où elle a pris naissance, le nom de ceux qui ont poussé le premier cri de révolte ? S’il voit dans un pays deux races qui se combattent, des vainqueurs et des vaincus, certainement il ne fausse pas la vérité en montrant ceux-ci prêts à tout tenter pour leur délivrance et en personnifiant la lutte en quelques hommes dont il agrandit à dessein la figure. C’est en quoi, il nous semble, la tragédie de Niccolini peut être vraie encore, malgré les démentis que lui pourraient donner les faits après les découvertes érudites de M. Amari. Jean de Procida est le résumé vivant de toutes les antipathies patriotiques contre la domination étrangère ; il a parcouru toute l’Europe pour fomenter des inimitiés contre Charles d’Anjou ; âpre et redoutable proscrit, il remet le pied en Sicile ; son pays gémit sous le joug, son fils est mort, sa fille Imelda est la femme d’un des dominateurs, de Tancredi, fils d’Éribert. « Je n’ai plus d’enfans, s’écrie-t-il, je n’ai que ma patrie ! » Et il prépare l’effrayant dénouement auquel les coopérateurs ne manqueront pas dès le premier appel. « Un peuple ne conjure pas, dit Procida ; mais tout le monde s’entend sans qu’il y ait un accord visible. » Le drame entier est écrit avec une chaleureuse énergie et abonde en traits d’une poésie inspirée. Tout s’y agite, tout prend une voix, — le peuple, qui remue sourdement, gronde, puis éclate, — les poètes, qui se demandent en chœur si la sœur des esclaves doit toujours féconder la terre, si le divin sourire du ciel est fait pour éclairer tant de douleurs, — et les jeunes filles siciliennes, qui pleurent la perte de leur beauté réservée au vainqueur. C’est la poésie de la plainte, de l’amertume, de la vengeance. Dans cette atmosphère de haine, cependant, il circule un souffle plus doux par momens ; il y a une pensée de concorde où se peut reposer le cœur. L’auteur a fait la part de l’humanité généreuse, aspirant à la paix, à l’union fraternelle, et c’est l’amour de Tancredi et d’Imelda qui semble être l’expression de ces nobles souhaits. Imelda dit au fils d’Éribert :


« Ah ! puissé-je te suivre et oublier que je suis née sur cette terre où la haine des Francs est arrivée à son comble !

TANCREDI. — Que me parles-tu d’Italie et de France ? Ah ! tu ne sais pas qu’il n’y a qu’une patrie pour les ames !… Devant Dieu, il n’y a ni Italien ni Franc ; il n’y a que l’homme, et je sens toute la douceur de cette loi qui nous veut frères. Reviens vers notre enfant, tu verras comme il dort et comme il sourit. Peut-être est-ce à nous qu’il pense dans son rêve ; s’il se trouble, donne-lui un baiser ; soulève ses mains innocentes vers le ciel, et que sa prière entendue du Seigneur te rende la paix !… »


Tancredi, n’est-ce pas un autre marquis de Posa pour Niccolini, c’est-à-dire l’homme qui devance son temps, le héros idéal que, par un anachronisme pardonnable, le poète aime à opposer à la réalité digne de pitié ou de mépris ?

Jean de Procida rappelle une autre œuvre d’un écrivain respecté, de Casimir Delavigne. Niccolini, Delavigne ! ce n’est point un rapprochement factice créé par notre imagination. En négligeant les différences radicales, soit dans l’idée, soit dans l’exécution, qu’il y a entre Procida et les Vêpres siciliennes, et en remontant des œuvres aux hommes, combien de traits semblables dans le caractère également digne et pur des deux poètes, dans leur talent sérieux et élevé ! L’un en Italie, l’autre en France, ils représentent ces pensées de transaction auxquelles en appellent toujours les esprits ennemis des excès, dans les réformes littéraires comme dans les révolutions politiques. Nés presque dans les mêmes circonstances, leur vie, en avançant, semble suivre la même loi. Une conviction morale pareille les anime. L’amour du pays domine leurs inspirations et laisserait le même reflet dans leurs ouvrages, si cet éclair joyeux que le triomphe fait briller parfois au front de Delavigne n’était remplacé chez Niccolini par une constante tristesse. Les doutes, les craintes, que l’un a ressentis en présence des hardiesses littéraires excessives, l’autre les a connus. Leur existence s’est passée à rechercher le vrai point où le sentiment d’une règle supérieure se pourrait concilier avec les libertés de l’art moderne, et il ne faut pas croire que ce soit l’imitation qui ait produit ce phénomène de deux hommes semblables sous tant de rapports : il n’en est rien ; mais les mêmes questions littéraires s’agitant autour d’eux, c’est par une simultanéité naturelle que leur génie fraternel est arrivé à la même gloire par le même chemin.

Niccolini n’est point un poète lyrique dans le sens réel du mot. Ses élans passionnés, ses cris vengeurs, c’est dans ses drames qu’il les faut chercher. Rarement il s’est servi de cette forme abondante et glorieuse de l’hymne ou de l’ode si propre aux directes émanations de l’ame, au développement des pensées les plus intimes, des sentimens les plus secrets et les plus vivans du cœur qui s’abandonne à lui-même, sans s’arrêter aux limites qu’impose la peinture d’une action définie. Il n’a pas fixé en strophes harmonieuses et alternées ses impressions personnelles, ses émotions viriles, ses souvenirs et ses douleurs mystérieuses, et sa vague rêverie. Tel n’est pas le penchant décidé de son talent poétique. Pourtant, dans ses œuvres, il y a souvent la marque d’une inspiration qui pourrait se suffire à elle-même ; plus d’un passage révèle ce qu’il aurait pu en ce genre. Les chœurs de Procida l’indiquent ; ceux d'Arnaldo da Brescia le disent mieux encore. Parfois aussi, de même que Corneille peignait en passant

Cette pâle clarté qui tombe des étoiles,


il jette un regard détourné vers la nature, et laisse tomber quelques vers sur « la nuit profonde qui agrandit l’ame et attriste le cœur ; ou bien il décrit « ce lointain et vaste horizon où le ciel et la mer se confondent en se touchant. » C’est ainsi que se décèle accidentellement, pour ainsi dire, le talent lyrique de Niccolini, bien mieux que dans ses Poésies diverses. Parmi celles-ci, deux morceaux seulement, une courte élégie sur la Vieillesse et une touchante Plainte, portent un vrai caractère lyrique. Une grave tristesse est empreinte dans cette ode de la Plainte, adressée à une femme, et lui donne une valeur particulière.

« Vous pleurez !… Vainement vous cherchez à retenir et à cacher vos larmes. Quel fantôme est passé devant votre ame ? Est-ce un souvenir ou une crainte ?
« Hélas ! comme s’il ne souffrait pas assez du malheur actuel, l’homme, emporté dans l’immensité du temps, — regarde toujours, plein de terreur ou de regret, en avant ou en arrière du point indivisible qui partage l’infini !…
« Était-ce en voyant s’enfuir les jours rapides de la jeunesse et les plus douces illusions du songe de la vie ?…
… « Vous étiez-vous fiée, dans votre crédulité, aux promesses d’un long amour ? Si vous avez cueilli cette fleur, elle naît, puis bientôt languit, et meurt.
« Pleurez, et que celui qui vous a trompée soit vaincu par l’enchantement de votre regard !… - Mais il n’est pas donné aux gémissemens d’avoir une fin dans cet exil, ni aux larmes de tarir dans notre paupière.
« Maintenant que, mère vigilante, vous veillez auprès de votre enfant, qu’il apprenne de vous la première langue de l’homme, — la plainte !…
… « Il se plaint, celui qui regrette, celui qui souffre ; il se plaint, celui qui sert comme celui qui commande. Nous sommes tous condamnés : les larmes sont la meilleure prière.
« Vous savez les douces et tendres paroles qu’enseigne l’amour ; mais l’homme seul se laisse aller aux chants de la douleur.
« Moi aussi, j’ai voulu exprimer ces tristes accens ; j’essayai, nouveau Pygmalion, d’animer ma statue ; — je l’étreins encore, et je tremble… elle ne sent rien, et le marbre cruel retombe sur moi froid comme la pierre de la tombe.
… « Un souci grave et assidu poursuit mes jours, et le malheur m’assiége de toutes parts.
« Déjà, comme une image rapide qui se reflète sur le mur, je disparais de la mobile scène de l’univers.
« Je rêvai de la gloire, je me crus de la race de l’aigle, et me voilà gisant près du rocher d’où j’essayai de prendre mon vol.
« Mais avant que la mort étende son voile éternel sur mes yeux, qù i ! s brillent encore de ces larmes à qui le ciel fut promis !… »

Peut-être est-il permis de regretter que cette sévère et profonde mélancolie ne se soit pas épanchée plus souvent, et que l’auteur n’ait pas ajouté d’autres chants à ce poème intime du cœur, qu’on eût pu mettre à côté des hautes inspirations lyriques de Berchet et des hymnes douloureux de Leopardi.

Tandis que dans ces écrits divers, tragédies ou essais de critique, on voit le poète florentin s’accroître ainsi, et par un effort mesuré et persévérant, par une sorte de combat où se plaît son esprit, qui développe ses forces, chercher à s’approprier ce qu’il y a de bon, d’excellent, de fécond dans les doctrines modernes, sans renier les pensées de sa jeunesse et les souvenirs de l’austère tradition, — la littérature contemporaine, au contraire, affaiblie dans son triomphe, s’aventurait et se relâchait de plus en plus ; la recherche, l’affectation, dont ont avait cru se délivrer, reparaissaient sous d’autres formes ; l’incertitude produisait un désordre maladif et stérile, une réelle anarchie d’idées et de langage. Le caprice restait seul souverain ; il était adopté comme l’unique règle dans la poésie. Or, à quelque point de vue qu’on se place en abordant sérieusement les questions littéraires, qu’on veuille suivre les traces de Shakspeare ou de Racine, de Virgile ou de Dante, de Boileau ou de l’Arioste, qu’on s’inspire de l’antiquité, du moyen-âge ou du temps présent, est-il possible d’imaginer un art qui ne soit que l’expression de la fantaisie de chaque écrivain, auquel on ne puisse demander compte des couvres qu’il produit, en vertu de certaines notions générales, de certaines lois fixes, de certaines conditions immuables qui forment comme un point commun où se peuvent retrouver, pour se comprendre, le poète, le critique et le public ? La poésie serait vraiment alors rejetée parmi ces brillantes futilités qui amusent sans instruire, sans laisser dans le cœur cette durable émotion qu’excite l’expression de toute vérité humaine largement et fidèlement reproduite. Là où nous cherchions les mouvemens de notre propre nature, nous trouverions le caprice et les bizarreries de l’écrivain. La critique ne serait pas seulement inutile, elle serait impossible, car elle ne pourrait être que le sentiment particulier d’un homme variable, suivant son humeur, et ne se rattacherait à aucun principe permanent. Ainsi, ce qu’il y a de vraiment grand dans la littérature considérée comme l’image de la société qui s’agite et qui marche disparaîtrait aussitôt ! Cela est vrai en Italie comme en France.

Quelle influence pouvait avoir un tel état de choses sur l’auteur de Procida ? L’hésitation devait regagner son intelligence et glacer ses premières ardeurs. Son cœur reste animé des espérances et des vœux de ce siècle, et son esprit, effrayé des excès littéraires, se réfugie parfois encore vers le passé ; il doute, il recherche un terrain solide qui lui échappe sans cesse. C’est ainsi qu’il va d’une tentative à l’autre, qu’il fait Lodovico Sforza et Rosmonda. Dans Lodovico Sforza, dans ce tableau sévère de l’usurpation de Louis le More sur son neveu Galeas, duc de Milan, la fibre patriotique frémit, il est vrai, et donne une apparence de vie à l’action. L’un des personnages, Belgiojoso, s’écrie : « Je hais la servitude et l’étranger. Ne sais-tu pas que dans ma patrie il est encore des hommes qui ont vu la république ? Ignores-tu que, le dernier des Visconti descendu au tombeau, Milan osa briser ses chaînes, et que des lèvres fermées par la peur il sortait un nom qu’on peut invoquer après celui de Dieu, la liberté !… » Mais c’est une tragédie régulière et froide à laquelle quelques touchans passages ne peuvent donner un intérêt suffisant. Rosmonda, au contraire, est un essai plus libre ; l’histoire de la maîtresse de Henri Il d’Angleterre, de la rivale d’Èléonore de Guyenne, y est retracée avec plus de mouvement et d’ampleur. La même contradiction se reproduit dans d’autres œuvres : tantôt Niccolini, suivant Shelley au milieu des vices monstrueux de l’Italie corrompue, fait revivre la sinistre famille des Cenci dans un drame plein de toutes les hardiesses nouvelles, et tantôt, comme pour purifier son esprit, il revient avec joie vers la source antique, en publiant une œuvre de sa jeunesse, Agamennone, et, selon les paroles de sa dédicace au professeur Centofanti, cette simple et harmonieuse beauté fait naître en lui un triste regret semblable à celui qu’inspire le souvenir d’un premier amour. Telles sont les incertitudes de Niccolini ; de là naissent ces vœux de conciliation prédominans en lui, et résultant naturellement de sa position intermédiaire. Beatrice Cenci et Agamnennone lui ont fourni l’occasion de résumer ses vues dans un Discours sur la tragédie grecque et sur le drame moderne. C’est une étude d’une savante érudition et d’une vive logique, où il analyse avec soin le théâtre grec, les œuvres d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, pour montrer leur incomparable grandeur, et où il lance de solides attaques contre ce goût de l’exception qui a envahi le drame moderne, contre ces personnages qui semblent faire sur eux-mêmes une perpétuelle expérience en disséquant leurs passions, leurs pensées, par une subtile analyse, « qui s’aiment, se haïssent, se redoutent, sont heureux ou malheureux seulement par pure curiosité scientifique, de même qu’Eusebio Valli s’inoculait la peste, afin de la mieux étudier. » Oui, cela est vrai, la tragédie grecque a des beautés toujours enviables, oui, encore, ceux qui ont tenté de nos jours de créer un théâtre ont semé de graves et de nombreuses erreurs : c’est là ce qui est toujours le plus facile à démontrer ; mais, arrivé à ce point, l’auteur s’arrête. La conclusion du discours est donc moins satisfaisante que quelques parties pleines d’observations larges et vraies sur Eschyle, sur Shakspeare, et sur la noble fraternité de ces génies immortels.

C’est par une œuvre récente, par Arnaldo da Brescia, que Niccolini a semblé triompher de ses hésitations, et s’est pleinement jeté dans la voie nouvelle ; il a fait taire les scrupules d’un goût trop prompt à s’alarmer, et ici comme en toutes ses tentatives les plus marquantes, on pourrait le dire, c’est le sentiment patriotique qui a servi de lumière à son intelligence. Son regard s’est étendu vers un horizon plus vaste ; son inspiration embrasse tout un âge historique, toute une période de formidables combats où l’Italie aime encore à se contempler telle qu’elle fut, pleine de vie et d’ardeur. Le sens politique dArnaldo da Brescia a été indiqué ici même[2] : c’est une puissante invective contre l’adultère de l’empire et de l’église au moyen-âge, adultère consommé dans un but d’oppression. C’est une vigoureuse satire, quoique indirecte, des nouveaux guelfes et des nouveaux gibelins qui prétendraient ressusciter ces anciennes doctrines et se fieraient encore soit au pouvoir temporel de Rome, soit à l’influence de cette ombre d’empire qui plane encore sur la péninsule et l’enveloppe. Vue dans le vague lointain du XIIe siècle, la figure d’Arnaldo n’est pas sans grandeur ; c’est un digne sujet pour la poésie. Arnaldo n’est-il pas le type de ces réformateurs extrêmes et prématurés qui se sont succédé d’âge en âge au-delà des Alpes, de ces conspirateurs remplis des souvenirs de la vieille Rome, animés d’instincts généreux, mais imparfaits, citoyens d’une république chrétienne idéale, qui voulaient remettre un peu du sang de Caton et de Brutus dans les veines de l’Italie, déjà atteinte par la corruption, et s’en allaient un jour s’éveiller de leur songe au pied d’un gibet ou dans les flammes d’un bûcher ? Vainement les cendres d’Arnaldo furent jetées dans le Tibre, comme pour purger l’Italie de son passage ; cela n’a pas empêché que, trois siècles après, Savonarola ne fût tourmenté des mêmes rêves et ne renouvelât la même tragédie sanglante. — Niccolini a rassemblé dans son drame, — dont la scène est placée dans tous les lieux illustres de Rome, au Vatican, en face du Capitole, sur la place publique, dans les solitudes peuplées d’ombres antiques, — les personnages caractéristiques du temps, le pape Adrien IV, Frédéric Barberousse, des cardinaux et des sénateurs, des nobles et le peuple, les féroces soldats de l’empereur et les Suisses, que, selon Jean de Müller, Arnaldo avait emmenés avec lui à Rome en rentrant de son exil. Puis de toutes parts éclatent les lamentations des villes détruites par le fer et par le feu, de Tortona, d’Asti, de Chieri, de Trecate, à travers lesquelles Frédéric s’est frayé un chemin jusqu’à la cité éternelle. Dès-lors, on conçoit l’animation de cette grande tragédie, qui finit par la défaite de Rome révoltée contre le pape, par le martyre d’Arnaldo de Brescia livré aux flammes, et par la rentrée triomphale d’Adrien et de Frédéric faisant alliance pour mieux assurer leur empire et donner au pouvoir « cette unité qui le fait ressembler à Dieu. » Il est rare de voir mieux exprimés les mouvemens d’une multitude changeante sous la pression de quelque puissant agitateur. C’est ici le grand art de Shakspeare dans Jules César ou dans Coriolan. Arnaldo s’empare, par sa parole enflammée, de ce peuple assemblé en face du Capitole ; il le passionne en prêchant « Dieu et la liberté ! » Lui rappelle-t-il les vieux souvenirs romains, le peuple veut le faire tribun ou consul ; s’il lui fait sentir le poids de son esclavage, s’il retourne, pour ainsi dire, le fer dans la plaie, en répétant ces mots de saint Bernard : « Les Romains sont rebelles ou vils… pourquoi les craindre ? montre à l’Europe qu’ils ont la parole superbe et le pied rapide ! » le peuple crie, frémit, s’agite, étouffe la voix d’Arnaldo et le menace de mort ; et s’il réveille ses espérances au contraire, s’il lui présage la victoire et offre son sang en holocauste, alors de toutes les poitrines s’échappe un même cri : « Vive Arnaldo ! vive le saint !… C’est notre père !… » - Les chœurs sont aussi une des beautés dArnaldo da Brescia. Les Suisses et les Romains unissent leurs chants ; les premiers invoquent la liberté de leurs montagnes :

LES SUISSES. — Soyons frères ; notre fer dira aux barbares que nous sommes citoyens de Rome…
ARNALDO. — Soleil qui brilles sur notre hémisphère et qui renouvelles tout parmi nous, que la lumière de la vérité ait des rayons encore plus ardens que les tiens ! Que la flamme de l’esprit nouveau brûle toujours dans le cœur du guerrier ! Embrassez-vous ; ils sont plus que frères, ceux qu’unit une même pensée.
UN SUISSE A UN ROMAIN. — Sauras-tu soutenir le choc des armes ?
LE ROMAIN. — Immobile et fier, tu me verras sur le champ de bataille, et la seule pensée de la fuite ne pénétrera pas dans mon cœur.
UN SUISSE. — Et si le peuple cède aux chances du combat ?
LE ROMAIN. -Le Tibre est là près de nous ; nous mourrons tous, et celui qui succombera sera frappé au front ; il aura la poitrine percée par la lance ou par le glaive, en mourant pour la liberté.
ARNALDO. — Ah ! si une valeur égale ne répond pas à ces paroles altières, les étrangers pourront dire : Brutus est pour toujours endormi !

Arnaldo da Brescia est le dernier fruit de la maturité prolongée et virile de l’auteur ; ses sentimens politiques comme ses instincts littéraires viennent s’y résumer avec puissance, et sous une forme hardie qui est un vrai signe de force. Dans son ame, on le voit, il est resté une foi entière à un idéal supérieur ; son esprit a gardé une fleur de pureté ineffaçable, et qui lui vient de sa première familiarité avec le génie antique. Nul ne vérifie plus complètement que l’auteur d'Arnaldo ce mot trop oublié : « Qui se contient s’accroît. » Et peut-être est-ce un exemple salutaire à opposer à cette diffusion étourdie, à ce relâchement effréné qui conduisent à une stérilité précoce, à cette ivresse factice qui flétrit et tue les meilleures natures avant qu’elles aient tenu toutes leurs promesses.

Ainsi apparaît Niccolini ; telles sont les œuvres de ce poète sérieux et fier. Sans doute on peut concevoir une interprétation plus large et plus profonde du cœur humain, une vigueur de création plus spontanée et plus libre, des habitudes de style moins souvent déparées par l’enflure ; sans doute Niccolini n’a point fondé d’école et ne pouvait en fonder : la mesure même de son génie efface en lui ces traits saillans par lesquels éclatent les grandes originalités poétiques. Cependant il occupe encore un illustre rang, et c’est avec justice qu’un poète anonyme, répondant à ceux qui voient l’Italie déjà passée dans la région des ombres, invoquait récemment son nom comme une preuve que les sources de la vie et du patriotisme ne sont point taries au-delà des monts. Certes, ce n’est point un esprit médiocre, celui qui, cédant aux suggestions généreuses de l’amour national, a pu s’élever de Polyxène à Arnaldo.

Ce qu’il faut louer, ce qu’il faut aimer en Niccolini, c’est cette constance qui ne se dément pas, cette sérénité, pour ainsi dire, qu’il montre dans la colère, cet ensemble de qualités qui ont survécu à des déceptions nombreuses, et, en un mot, le rajeunissement progressif de son talent. Poète éprouvé des premiers jours de la révolution littéraire italienne, où on le voit jouer un rôle particulier et indépendant, de ces jours où Manzoni, Silvio Pellico, cherchent hardiment des routes nouvelles, il n’a pas déserté le combat, et il se retrouve encore aujourd’hui au milieu d’une génération plus jeune qui leur a succédé et qui s’efforce de continuer leurs tentatives. — Si on jette, en effet, un coup d’œil général sur l’art dramatique en Italie depuis que l’auteur de Carmagnola est rentré dans le silence, le théâtre, on le verra, ne se résume pas tout entier dans cette naturalisation vulgaire du vaudeville et du mélodrame français habilement essayée par Romani et Bon, ou dans quelques languissantes et fades imitations de Nota et de Goldoni, ou bien dans la populaire bouffonnerie des grotesques héros de tréteaux. Il y a encore de jeunes poètes, tels que Battaglia, Revere, Turotti ; il y a des œuvres, telles que Luisa Strozzi ou le comte d’Anguissola, qui sont empreintes d’une vigueur peu commune et dénotent une réelle aptitude. Mais quelle conclusion en pourrait-on tirer ? Ces œuvres ne sont-elles pas de persistans indices bien plutôt que la réalisation de l’avenir dramatique qui semblait promis à l’Italie ? Et, à vrai dire, un temps de transition est-il propre au développement de la poésie dramatique ? Combien de causes se réunissent au contraire pour arrêter son essor !

Ce qui manque aux meilleurs de ces drames, c’est la vérité humaine, sans laquelle une œuvre tragique ne peut vivre ; ce qui manque aux auteurs, c’est la certitude, c’est une claire notion de ce qu’ils peuvent et doivent peindre. Au sein d’une semblable époque agitée par de sourds et irrésistibles ébranlemens, on peut imaginer une grande poésie lyrique se faisant l’écho des tristesses de l’ame, des regrets, des espérances, jetant un mélancolique adieu aux ruines qui tombent, ou chantant l’hymne de la réédification triomphante ; le douteux aspect de toute chose est lui-même une source nouvelle d’inspiration. Il n’en est pas ainsi de la poésie dramatique qui a un but plus certain, qui, en animant des personnages, doit reproduire leur caractère, leurs passions, leurs sentimens, dans leur rigoureuse logique, avec précision et vérité. Or, cette vérité, qui la pourra enseigner au poète ? Qu’il regarde autour de lui, et il verra de tous côtés l’effort, l’inquiétude, l’attente, le renouvellement partout commencé et à chaque pas suspendu ; ce monde lui apparaîtra comme un tableau dont l’inconstante mobilité lasse le regard, et alors, voyant que tout déjoue son observation, que pourra-t-il faire si ce n’est créer une nature humaine fille de sa fantaisie et de ses rêves, et souvent aussi de son inexpérience ? Aux obstacles qui naissent de ces circonstances morales, joignez encore les difficultés matérielles ; la censure, en repoussant les écrivains de la scène, ne leur ôte-t-elle pas le seul moyen qui les pourrait ramener à un sentiment plus exact de la réalité ? Privés de cette active communication avec le public si féconde en enseignemens, de ce commerce vivant et animé avec la foule lettrée ou vulgaire qui modifie sensiblement les conditions de l’art dramatique et fait sa puissance, ils créent cette distinction illusoire et funeste du drame écrit et du drame représenté ; leurs compositions ne sont pas des ouvrages scéniques : ce sont des poèmes libres, vagues, flottans, où toute perspective est troublée, où l’action s’encombre d’inutiles détails, où la pensée principale disparaît dans les divagations d’un esprit non retenu. De là vient que les œuvres aujourd’hui remarquables en Italie ne constituent pas, à proprement parler, un théâtre. Ce n’est pas la décadence de la poésie dramatique, mais ce n’est point le progrès véritable. C’est une suite d’efforts généreux, mais isolés et sans portée générale. C’est comme une aurore qui se prolonge depuis Manzoni et tarde à s’épanouir. Il est aisé de voir combien il y aurait d’autres questions à résoudre pour rendre moins problématique l’avenir dramatique de l’Italie. — Si ce jour désirable où s’aplanira cet avenir était proche, à côté des poètes nouveaux qui naîtraient, les hommes comme Niccolini, qui ont gardé une ame inaccessible aux défaillances et un génie pur des dérèglemens et des excès, ne trouveraient-ils pas comme une seconde jeunesse féconde encore en projets et en œuvres et éclairée par quelques-uns de ces bienfaisans rayons qu’ils virent briller dans leurs premiers songes de poésie ?


CHARLES DE MAZADE.

  1. Voyez les livraisons de la Revue du 15 mai et du 1er juin 1845.
  2. Voyez l’article sur la Révolution en Italie, par M. Ferrari. — Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1845.