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Rembrandt, sa vie et ses œuvres

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Rembrandt, sa vie et ses œuvres
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 244-277).

REMBRANDT


SA VIE ET SES ŒUVRES.





Rembrandt, né en 1606 à Leyerdorp, était le fils d’un meunier nommé Gerretsz. Comme son père avait amassé par son travail une certaine aisance, Rembrandt fut destiné à l’étude des lettres. Peut-être le meunier rêvait-il pour son fils la gloire du barreau ou la dignité de magistrat. Ce que nous savons d’une manière positive, c’est que Rembrandt, dès qu’il eut entre les mains une grammaire latine, manifesta son aversion pour ce genre d’étude. Au lieu d’apprendre docilement les déclinaisons et les conjugaisons, il s’occupait à dessiner tout ce qu’il voyait, depuis la tête du professeur jusqu’aux bancs de la classe. Quand il s’agissait de réciter sa leçon, il restait court, et son maître, pour punir sa paresse, le condamnait à étudier tandis que ses camarades allaient jouer. Comme la peinture, dans les premières années du XVIIe siècle, jouissait en Hollande d’une grande faveur, le meunier Gerretsz ne se fit pas longtemps prier pour renoncer à ses premières espérances. Voyant que son fils témoignait du dégoût pour l’étude des lettres latines, il ne s’obstina pas dans l’ambition qu’il avait conçue, et ne songea qu’au bonheur de son enfant. Il avait trouvé dans son moulin une sorte de richesse : pourquoi son fils, dans la pratique de la peinture, n’aurait-il pas une chance égale ? Gerretsz eut bientôt pris son parti. Il y avait alors à Leyde, c’est-à-dire à quelques lieues de son moulin, un peintre dont le nom serait aujourd’hui complètement oublié, s’il n’était associé dans l’histoire au nom de Rembrandt : ce peintre s’appelait Swanenburg. Gerretsz résolut de lui confier son fils.

Dès les premiers jours, le fils du meunier montra les plus heureuses dispositions. Son intelligence rétive, si obstinément fermée lorsqu’il s’agissait d’étudier la grammaire latine, s’ouvrit rapidement pour recueillir les leçons de Swanenburg. Il copiait avec une fidélité surprenante et très rapidement les modèles que son maître lui fournissait. Il possédait une aptitude si merveilleuse pour l’imitation, qu’au bout de quelques mois Swanenburg n’avait plus rien à lui enseigner et le confessait franchement. Le meunier, fier et joyeux des progrès de son fils, ne perdit pas un instant et s’enquit d’un maître plus habile. Après avoir quitté Swanenburg, Rembrandt étudia tour à tour chez Lastman et Pinas. Les ouvrages qui nous restent de ces deux maîtres se recommandent par l’exactitude des détails, mais n’offrent pas un grand charme. Quand on les compare aux ouvrages de leur élève, on voit qu’ils n’ont pu lui enseigner que la pratique matérielle du métier ; quant à l’art de concevoir un sujet, de grouper les personnages, de concentrer l’attention, ce n’est pas dans leurs leçons que Rembrandt l’a puisé. Toutefois, bien qu’il pressentît sans doute l’insuffisance de leur savoir, il se montra docile et assidu, comme s’il eût espéré la révélation de secrets importans. Rembrandt copiait Lastman et Pinas comme il avait copié Swanenburg. Malgré la confiance que lui inspirait son génie précoce, il ne dédaignait pas leur expérience. S’il devinait sa supériorité, il mettait à profit leurs conseils. Animé du désir, soutenu par l’espérance de les surpasser, il suivait fidèlement la voie qu’ils lui indiquaient ; il avait pour eux la même déférence que Raphaël pour le Pérugin.

Cependant Lastman et Pinas devaient s’avouer vaincus au bout de quelques années, et s’ils ne confessaient pas leur défaite aussi franchement que Swanenburg, ils n’essayaient pas de cacher leur admiration pour les ouvrages de leur élève. Satisfaits de la réputation dont ils jouissaient, ils surent fermer leur cœur au démon de la jalousie. En sortant de leur atelier, Rembrandt ne devait plus avoir d’autre maître que la nature. Il le comprit et revint au moulin de son père. L’imitation avait pour lui tant d’attrait, lui offrait un intérêt si puissant, qu’il n’éprouvait pas le besoin de renouveler souvent le sujet de ses études. Un arbre contemplé attentivement aux différentes heures de la journée, éclairé à demi par l’aube naissante, inondé de lumière à midi, doré à la fin du jour par les derniers rayons du soleil couchant, suffisait pour occuper toutes ses facultés. Toutes les faces de la réalité lui étaient bonnes, parce qu’elles avaient toutes quelque chose à lui apprendre. Il serait temps de faire un choix quand il saurait ce qu’il voulait savoir : aussi ne se pressait-il pas de quitter le moulin de son père. Tous les jeux de la lumière trouvaient en lui un observateur attentif et passionné. Comme s’il eût pressenti qu’il ne devait pas essayer de lutter avec l’Italie pour la pureté des lignes, pour l’élégance des contours, pour la noblesse de l’expression, il s’attachait sans relâche à saisir, à fixer sur la toile les accidens les plus fugitifs ; il épiait, il guettait la lumière, il la suivait jusque dans ses dernières dégradations. Je ne m’étonne pas qu’il ait trouvé plus tard dans cet agent mystérieux de si puissantes ressources ; il avait compris de bonne heure qu’il devait chercher dans l’emploi de la lumière une voie nouvelle, une voie inattendue ; son espérance s’est pleinement réalisée.

On se tromperait pourtant si l’on rangeait Rembrandt parmi les imitateurs naïfs de la nature. Ce fils de meunier qui ne voulait pas entendre parler de la grammaire latine, qui se trouvait heureux dans le moulin de son père et passait des journées entières à étudier, à copier l’ombre d’une branche sur un ruisseau, n’était rien moins que naïf ; il savait bien qu’il ne lui était pas donné de lutter avec la nature. Si la ligne et la forme se laissent aborder, la lumière défie l’imitation. Aussi résolut-il bientôt de tourner la difficulté en éclairant les objets d’une manière toute personnelle, et en effet toutes ses œuvres se distinguent par une distribution de lumière qui n’appartient qu’à lui ; il ne s’est pas contenté de représenter ce qu’il voyait, ou plutôt il n’a pas essayé de le représenter. Désespérant de reproduire sur la toile ce que ses yeux avaient aperçu, il s’est décidé à ne plus voir, à ne plus regarder que ce qu’il pouvait montrer. Il a mesuré avec une précision mathématique la quantité de lumière qu’il pouvait soumettre à sa puissance, et n’a jamais franchi la limite qu’il avait marquée.

Rien au monde n’est moins neuf qu’un pareil procédé ; pour le concevoir et pour l’appliquer, il faut avoir longtemps étudié la nature sans parti pris, sans arrière-pensée, sans doctrine exclusive, en dehors de toutes les traditions d’écoles. Or c’est précisément par cette épreuve laborieuse que Rembrandt se préparait à fonder la méthode qui lui appartient, et, je pourrais ajouter, dont il a emporté le secret, car les plus habiles ont échoué lorsqu’ils ont voulu marcher sur ses traces. Pour la découverte et l’application du procédé que j’ai tâché de formuler, les études faites au moulin de Layerdorp valaient mieux que les leçons de Lastman et de Pinas. Le maître le plus habile n’en dit pas autant que l’observation personnelle. Il y a des ruses que l’atelier n’enseignera jamais et que l’esprit conçoit en présence de la nature. Au moulin de Leyerdorp, Rembrandt n’avait à se préoccuper d’aucune manière, d’aucune tradition ; il copiait de son mieux ce qu’il voyait, et quand, après des efforts multipliés pour imiter ce qu’il avait, devant lui, il comprit toute son impuissance, il abandonna l’imitation pour l’interprétation. Sans prendre le temps d’analyser la marche de sa pensée, il renonça au but qu’il s’était proposé d’abord et qu’il ne pouvait atteindre, et se donna une tâche plus modeste, quoique bien difficile encore. Il est probable qu’il fût arrivé plus lentement à la découverte de son procédé, s’il eût prolongé son séjour dans les ateliers de Lasiman et de Pinas. Pour mesurer ses facultés, pour déterminer les ressources de son art, il valait mieux qu’il fût livré à lui-même et n’eût d’autre interlocuteur que la nature. Ses maîtres lui avaient appris tout ce qu’ils pouvaient lui apprendre, la composition des couleurs et le maniement du pinceau ; la nature seule devait lui enseigner où commence, où finit le domaine de l’art. C’est en parcourant la campagne, c’est en observant tour à tour l’ombre du feutre sur le front d’un paysan ou l’image brisée d’un chêne dans l’eau courante, qu’il a conçu nettement toute la stérilité de l’imitation pure, de l’imitation littérale, toute la puissance, toute la fécondité de l’interprétation appuyée sur de solides études. La solitude était pour lui pleine de leçons qu’il eût vainement cherchées dans l’atelier des maîtres les plus savans.

Cependant, parmi les amis de son père, il se trouvait plus d’un amateur éclairé. Une composition du jeune Rembrandt ayant éveillé leur attention d’une manière toute particulière, ils lui conseillèrent de la porter à La Haye. C’était là seulement qu’elle serait dignement appréciée. Ils lui donnèrent le nom et l’adresse d’un connaisseur qui ne pouvait manquer d’acheter son tableau, et Rembrandt partit plein d’espérance. Parfaitement accueilli par le Mécène qui lui avait été indiqué, il savourait avidement les louanges qui lui étaient prodiguées. Quel ne fut pas son étonnement, lorsque son nouvel ami lui offrit cent florins en échange de son œuvre ! Rembrandt n’avait jamais vu une somme pareille. Pour qu’un tel trésor lui fût offert, il fallait de toute nécessité que son tableau se recommandât par une valeur réelle. Aussi, à dater de ce jour, Rembrandt conçut de lui-même une très haute opinion ; il n’y avait en effet, dans le bonheur qui lui arrivait, ni prestige de renommée, ni piège tendu par une louange anticipée. Il était venu à La Haye inconnu ; il lui avait suffi de montrer son tableau pour tirer de la poche d’un amateur une somme de cent florins. Il pouvait donc sans présomption croire qu’il possédait dans son talent un instrument et un gage de fortune. Il avait fait à pied le voyage de Leyde à La Haye ; pour revenir plus vite au moulin de son père et lui montrer sans tarder le trésor qu’il ne devait qu’à lui-même, il prit le chariot de poste. Les biographes racontent que le chariot s’étant arrêté pour la dînée, tous les voyageurs descendirent, à l’exception de Rembrandt, à qui peut-être la joie avait ôté l’appétit ; et comme le garçon d’auberge, en donnant l’avoine aux chevaux, avait négligé de les dételer et de les attacher, ceux-ci, leur repas achevé, partirent dans la direction de Leyde, n’emmenant que Rembrandt. Quand le jeune peintre eut étalé devant son père les cent florins qu’il venait de recevoir, le meunier ouvrit de grands yeux et s’applaudit d’avoir cédé à temps aux instincts de son fils. Il se sut bon gré de n’avoir pas persisté à vouloir faire de lui un savant.

Si je raconte avec tant de détails cette première aubaine de Rembrandt, c’est qu’elle exerça sur sa destinée une action décisive. D’après le témoignage de ses contemporains, son premier voyage à La Haye éveilla en lui une passion nouvelle qui n’a rien à démêler avec l’art et qui ne devait plus sommeiller un seul jour : dès qu’il eut compté cent florins, il devint avare. Que voyait-il dans l’or ? Il est assez difficile de le dire. L’or ne représentait pas pour lui toutes les jouissances qui peuvent s’acheter, car au temps de sa plus grande richesse, il n’a jamais changé la première simplicité de ses habitudes. Ni ses vêtemens ni sa table ne révélaient son opulence. Il est donc permis de croire que l’or avait pour lui une autre signification. Peut-être n’y voyait-il que le témoignage irrécusable de l’estime accordée à son talent. Quelle que soit la valeur de cette dernière conjecture, il est hors de doute que la vie de Rembrandt s’est partagée entre deux passions, celle de l’art et celle de l’or, et pour être juste, nous ajouterons que la première de ces deux passions, sans le secours de la seconde, n’eût peut-être pas suffi pour enfanter les œuvres si nombreuses, si variées, qui nous étonnent chaque jour par un charme nouveau. Epris de l’amour unique de l’art, il n’eût pas songé à multiplier les formes de sa pensée, et comme sa pensée ne le portait pas vers l’élégance et la pureté des lignes, ses loisirs, ses tâtonnemens, fussent demeurés sans profit pour nous ; aiguillonné par l’amour de l’or, il n’a pas perdu un seul jour. Tout ce qu’il a vu, il a voulu le rendre ; tout ce qu’il a tenté d’exprimer s’est révélé à nous avec une pleine évidence. Avons-nous donc le droit de nous plaindre ? Affranchi de l’avarice, eût-il produit, outre des tableaux dont le nombre n’est pas connu, trois cent soixante-seize eaux-fortes qui, avec les variantes, s’élèvent à six cent quatre-vingt-sept ? Il est au moins permis d’en douter. J’insiste d’autant plus volontiers sur cette considération, que, dans l’œuvre de Rembrandt, rien n’indique la précipitation ou la négligence. Il a multiplié ses productions pour multiplier ses profits ; mais il ne lui est pas arrivé une seule fois d’abandonner son travail avant d’avoir réalisé sa pensée. S’il a su tirer parti de son talent comme un négociant très habile, rendons-lui cette justice, qu’il a toujours poursuivi l’accomplissement de sa volonté comme un artiste désintéressé qui tient avant tout à se contenter lui-même.

Si l’avarice lui eût inspiré dans sa vie une seule mauvaise action, je condamnerais en lui comme en tout autre une passion qui se concilie difficilement avec les sentimens élevés ; mais comme elle n’a jamais attiédi dans son âme la passion du beau tel qu’il le comprenait, loin de la condamner, j’y applaudis. Quelle que fût la fécondité naturelle de son esprit, il est à peu près certain que, s’il n’eût pas été dévoré de l’amour de l’or, nous posséderions à peine la moitié de son œuvre. Il aurait eu beau ressasser vingt fois sa pensée, il n’eût jamais rencontré l’élévation, la pureté familières à Rome et à Florence. Il était dans sa nature de produire promptement ; eh bien ! cette heureuse faculté, abandonnée à elle-même, n’eût pas porté tous ses fruits : l’amour de l’or en a doublé la puissance, en obligeant Rembrandt à l’appliquer plus souvent. Les esprits inattentifs m’accuseront d’avoir entrepris l’apologie de l’avarice ; je ne perds pas mon temps à leur répondre. Quant à ceux qui ont suivi pas à pas le développement de ma pensée, ils ne se méprendront pas sur mon intention, et leur approbation me suffit. Si l’avarice eût dominé chez Rembrandt l’amour de l’art, comme cela est arrivé plusieurs fois, l’avarice eût été un malheur. Servant d’aiguillon au travail sans jamais le hâter, c’est presque un surcroît de génie.

Le mariage de Rembrandt suffirait seul à nous prouver que l’avarice n’avait pas envahi son âme tout entière. Fêté, recherché comme il l’était, il lui eût été facile, à coup sûr, de faire un riche mariage, et pourtant il choisit pour compagne une paysanne du village de Ransdorp ; dans la province de Waterland, une fille qui n’avait d’autre fortune que sa jeunesse et sa beauté. Certes, si Rembrandt n’eût écouté que le démon de l’avarice, il n’aurait jamais pris une telle détermination. Riche déjà du fruit de son travail, il pouvait doubler sa richesse en se mariant, et pourtant il n’en fit rien. Il faut donc croire que l’or gagné par son burin ou son pinceau avait pour lui un prix particulier, et qu’il trouvait dans les florins dont on couvrait ses gravures un charme qu’il n’eût pas trouvé dans la dot la plus opulente. À peine marié, il s’empressa de reproduire sa jeune femme dans tout l’éclat de sa fraîcheur et de sa beauté. D’ailleurs il ne changea rien à sa manière de vivre : toujours même simplicité, poussée souvent jusqu’à la parcimonie. La seule dépense inutile qu’il se permît, c’était la toilette de sa femme, car il aimait à la voir parée ; mais il n’oubliait jamais son origine villageoise, et voulait que la paysanne se retrouvât sous les plus riches parures.

Il est curieux de voir à quelles ruses Rembrandt avait recours pour contenter son avarice. Tantôt il mettait ses gravures en vente publique et allait lui-même surenchérir, tantôt il chargeait son fils d’aller les vendre, en disant aux acheteurs qu’il les lui avait dérobées. Ce dernier trait mérite d’être noté comme un trait de génie. Plaute et Molière en eussent été jaloux. Sans approuver toutes ces supercheries, je suis loin cependant de partager la colère des biographes qui accusent Rembrandt d’avoir déshonoré son art par son ignoble passion pour l’or. Conseiller le mensonge à son fils pour élever le prix de ses œuvres n’était certes pas une action louable ; mais il est probable que l’auteur de ce coupable conseil n’en avait pas mesuré toute la portée morale, et n’y voyait qu’une espièglerie, une manière ingénieuse d’exploiter l’engouement de ses compatriotes. Ramené à ces proportions, le stratagème de Rembrandt ne mérite plus la colère de l’historien.

Encouragé par le succès, Rembrandt imagina un jour une ruse plus hardie que toutes les précédentes : il disparut, et répandit le bruit de sa mort. Son atelier, mis en vente, produisit une somme fabuleuse, et le mort reparut au milieu des acheteurs ébahis. Il serait difficile, pour ne pas dire impossible, de justifier une telle action, car les œuvres d’un peintre doublent de valeur dès que la main qui les traçait s’est glacée. Il y a donc dans une telle conduite une indélicatesse qui touche à l’improbité, et cette accusation est trop bien fondée pour que j’essaie de la combattre. Cependant des juges plus indulgens pourraient répondre : « Le prix payé pour les œuvres de Rembrandt, qui passait pour mort, était un prix librement consenti, et reposait sur l’estimation personnelle des acheteurs. La résurrection inattendue de l’auteur ne change pas la valeur intrinsèque de ses œuvres. Ceux qui les avaient acquises pour en jouir, pour les garder, n’ont rien perdu ; quant à ceux qui voulaient spéculer sur le prix de leur marché, ils ne sauraient nous inspirer une bien vive compassion. Ils ont agi légèrement et portent la peine de leur étourderie. » Voilà ce que pourraient dire des juges indulgens : mais l’histoire ne s’est pas associée à cette interprétation complaisante de la conduite de Rembrandt.

Il serait difficile d’imaginer un caractère et des habitudes plus contraires au libre développement de la fantaisie. La parcimonie, la lésinerie, ne s’accordent guère avec la vie de l’imagination, et cependant Rembrandt est un des esprits les plus féconds qui se rencontrent dans la série entière des artistes européens ; car, jusqu’à son dernier jour, — et il mourut à l’âge de soixante-huit ans, en 1674, — il ne cessa de produire. Il y a dans cette contradiction un mystère que je ne me charge pas de pénétrer. C’est un génie à part, sans aïeux ni descendans. S’il appartient à son temps et à son pays par le costume de ses personnages, il appartient au monde entier par l’énergie et la vérité de la pantomime, par l’expression toujours vraie des physionomies. La tradition était pour lui comme non avenue, et l’on peut se demander, en feuilletant ses œuvres, ce qu’il eût gagné à la consulter. Ses armoires étaient pleines de vieilles étoffes, de costumes chargés de clinquant, de vieilles armures de tous les temps et de tous les pays. Il disait, en montrant cet amas confus de casques et de turbans, de sabres et de boucliers, de serge et de brocart : « Voilà mes antiques. » C’était pour lui, en effet, une source inépuisable d’inspirations, et il est permis de croire que les œuvres de l’art antique lui eussent porté moins de profit, car il y a cela de particulier dans le génie de Rembrandt, qu’il ne tient compte ni du temps ni du lieu dans la représentation d’aucune scène. Qu’il s’adresse à l’Ancien, au Nouveau-Testament, l’aspect du pays, le costume des personnages ; sont pour lui sans importance. La vérité telle que la comprend l’érudition ne saurait entrer dans l’esprit de Rembrandt ; il ne cherche et ne poursuit que la vérité humaine, sans acception ni de lieu ni de temps. Pourvu que les personnages expriment la pensée qu’il a conçue, pourvu que la lumière et l’ombre, habilement distribuées, mettent le paysage en harmonie avec le sujet, Rembrandt ne demande rien de plus. Je ne songe pas à lui faire un mérite de son ignorance volontaire, mais je crois qu’une étude plus attentive des lieux et des temps n’eût pas élevé de beaucoup la valeur de ses œuvres. Entendons-nous cependant : je ne voudrais conseiller à personne de mépriser, à l’exemple de Rembrandt, la vérité locale et historique ; cette ignorance, que j’absous dans le peintre d’Amsterdam, serait sans excuse chez un peintre de nos jours. Amplement rachetée chez lui par des qualités de premier ordre, elle ne saurait se comprendre aujourd’hui chez un peintre, même très habile, tant les moyens d’information sont multipliés. Les renseignemens que Rembrandt dédaignait sont aujourd’hui à la portée de tout le monde ; les posséder n’est pas un mérite, les négliger est une faute qui ne saurait se concevoir.

Pour bien comprendre le génie de Rembrandt, il faut se pénétrer d’une vérité qui domine l’histoire entière de l’art, à savoir qu’il y a dans toutes les œuvres de l’intelligence humaine deux parts bien distinctes : l’une qui relève de la passion pure et qui s’adresse à la passion, l’autre qui relève de la science et qui s’adresse à la science. De ces deux parts, Rembrandt n’a choisi que la première, mais il la possède pleine et entière, et sur ce terrain il ne craint pas de rival. Il a si complètement négligé la seconde part, qu’il y aurait de l’injustice à s’en préoccuper dans l’étude de ses œuvres. Je sais très bien qu’on peut faire aux œuvres de Rembrandt une objection d’une autre nature, et cette objection est tellement grave, qu’il est impossible de la passer sous silence : la vérité historique et locale n’est pas la seule chose qui lui manque, la noblesse prise dans le sens le plus élevé du mot est presque toujours absente. Je ne veux pas parler de la noblesse telle que l’enseignent les académies de tous les temps et de tous les pays, de la noblesse exprimée par un style convenu, non, je parle de la noblesse qui tient au choix de la forme. Or Rembrandt n’a pas traité l’élévation de la forme avec moins de dédain que la vérité historique et locale, et cependant, cette réserve faite, je ne crains pas d’affirmer qu’il demeure, sur le terrain qu’il a choisi, comparable aux maîtres les plus habiles, à ceux mêmes qui ont respecté toute leur vie les conditions qu’il a négligées. Certes, pour mériter un pareil éloge, qui lui est décerné d’une voix unanime par tous les esprits vraiment impartiaux, il faut être singulièrement fort, et nous verrons que l’étude attentive de ses œuvres ne permet pas d’élever un doute à cet égard. En demeurant Hollandais dans l’acception la plus étroite du mot, Rembrandt a trouvé moyen d’être éternellement vrai. C’est l’homme qu’il interroge, c’est l’homme qu’il veut exprimer, c’est l’homme qu’il émeut et qu’il attendrit, qu’il exalte ou qu’il plonge dans la rêverie, qu’il emporte d’un vol puissant dans les régions les plus hautes de la fantaisie, ou qu’il étreint d’une douleur poignante. Quel plus beau, quel plus glorieux triomphe l’art peut-il se proposer ? et combien peuvent se vanter de l’avoir obtenu parmi les maîtres mêmes qui ont ajouté à la connaissance parfaite des temps et des lieux une noblesse constante dans le choix de la forme ? S’il ne possède pas toutes les parties de son art, ce que je ne songe pas à nier, il en possède du moins la partie la plus précieuse, la plus intime, celle qui ne s’enseigne dans aucune école, que le génie peut seul deviner et qui assure à ses œuvres une éternelle durée. Le premier venu, sans être bien savant, peut relever aujourd’hui ce qu’on est convenu d’appeler les erreurs de Rembrandt ; ces erreurs frappent tous les yeux, et sont d’autant plus faciles à compter, qu’elles n’appartiennent pas au hasard, mais bien à un parti pris. Qu’on le sache bien en effet, Rembrandt, lorsqu’il se trompait, se trompait volontairement. Il n’avait pas oublié l’histoire, il ne voulait pas s’en souvenir. Il ne voyait dans l’Ancien, dans le Nouveau-Testament, que des passions à exprimer. Il ne tenait aucun compte du théâtre où s’accomplissait le drame qu’il avait choisi.

BRien que l’érudition n’eût pas encore réuni, à l’époque où il vivait, tous les documens que nous possédons aujourd’hui sur le paysage et les costumes de l’Orient, il aurait pu, sans de grands efforts, contenter ceux qui ont étudié le passé. Il ne l’a pas voulu, et je ne m’en plains pas. Renfermé dans l’expression de la vérité purement humaine, c’est-à-dire tout simplement de la vérité éternelle, il n’a rien négligé pour résoudre le problème qu’il s’était posé, et les esprits les plus sévères avoueront qu’il n’a pas failli à sa tâche. Si Rembrandt n’est pas un peintre savant dans le sens historique du mot, c’est à coup sûr un peintre philosophe. S’il ignore ou s’il n’exprime pas le côté local et passager de la vie humaine, il connaît à fond, il exprime admirablement le côté intime, le côté éternel de son art, je veux dire la passion. Quoiqu’il manque de noblesse, il sait pourtant varier la physionomie de ses personnages selon leurs diverses conditions. Cette variété de physionomies suffit pour assurer l’intérêt de ses compositions. Refuser de se placer à son point de vue, ce n’est pas vouloir le juger, mais se résoudre d’avance à le condamner. Prendre l’art grec et l’art italien comme point de départ et tenter d’estimer Rembrandt d’après les modèles qu’Athènes et Rome ont légués à notre admiration est tout bonnement la plus folle de toutes les pensées. En procédant ainsi, nous n’arriverions pas à la justice, mais à la négation absolue. Or nier un maître aussi puissant ne va pas à moins qu’à nier l’évidence, en dehors de la beauté telle que la Grèce et l’Italie l’ont comprise, il y a bien des manières d’émouvoir et de charmer par l’expression des sentimens humains : la manière choisie par Rembrandt, dépourvue d’élégance et de noblesse, rachète par l’énergie les défauts que je viens de signaler. Aussi je ne crains pas de le proposer pour modèle dans tout ce qui touche à la vérité de la pantomime. Outre les parties purement matérielles de son art, dans lesquelles il a excellé, où personne même ne s’est élevé aussi haut que lui, je veux dire la distribution de l’ombre et de la lumière, il offre encore un côté purement moral qui ne sera jamais étudié sans fruit. Les nuances les plus délicates du sentiment sont saisies et rendues par lui avec une finesse qui atteste les plus profondes méditations. Ce peintre, que le vulgaire s’est habitué à regarder comme un génie capricieux, amoureux de l’ébauche, inhabile à rendre sa pensée d’une façon complète, est un des philosophes les plus profonds qui aient jamais manié le pinceau. Pour ceux qui savent lire dans ses œuvres, il est évident qu’il n’a rien ébauché, qu’il a tout achevé, qu’il a dit tout ce qu’il voulait dire, et que sa conception n’est jamais demeurée au-dessous du sujet.

L’enseignement de Rembrandt, tel que nous le révèlent ses biographes, offre un caractère particulier et qui mérite d’être noté. Cet homme, qui connaissait si parfaitement tous les procédés de son art, ne permettait pas à ses élèves d’étudier en commun. Il avait établi dans son atelier ce que nous appelons aujourd’hui le régime cellulaire. Chacun de ses élèves, placé dans une chambre à part, étudiait le modèle vivant sans savoir ce que faisaient ses camarades. Je ne veux pas exagérer la portée de cette mesure ; cependant il est impossible de n’y pas voir un respect profond pour l’indépendance, une déférence réfléchie pour l’originalité native. Rembrandt, qui ne procédait de personne, qui ne ressemblait à personne, voulait que tous ses élèves gardassent la même liberté. Il craignait les dangers de l’imitation involontaire. Tous ceux qui ont fréquenté les ateliers où se trouvent réunis de nombreux élèves savent en effet que trop souvent l’élève qui a devant les yeux le modèle vivant, au lieu de copier ce qu’il voit, reproduit volontiers ce qu’il voit copié près de lui. Il est vrai que le régime cellulaire adopté par Rembrandt détruit à peu près toute espèce d’émulation ; mais il n’est pas moins vrai que l’élève, mis aux prises avec la nature vivante, obligé de lutter avec le modèle qu’il a sous les yeux, ne pouvant compter que sur son travail personnel, ne pouvant invoquer un secours étranger, fait une dépense d’énergie à laquelle il n’aurait pas songé, s’il eut pu compter sur l’épreuve tentée par un camarade. Il est malheureusement vrai que cent élèves qui ont vécu cinq ans dans un même atelier, sous le régime de l’enseignement en commun, le quittent presque toujours en possession d’un procédé uniforme qui ne permet pas de discerner leurs instincts personnels. Rembrandt, qui connaissait ce danger, avait cru le prévenir en soumettant tous ses élèves à des études solitaires. Je ne prétends pas donner sa méthode comme excellente et souveraine. Il y a cependant dans ce respect pour l’indépendance des facultés naturelles quelque chose qui mérite d’être noté. Si les écoles offrent un avantage, c’est à coup sûr l’enseignement des procédés matériels, sur lesquels repose la pratique de l’art ; mais à côté de cet avantage que je ne veux pas contester, elles offrent un danger que Rembrandt avait compris : c’est l’uniformité de l’expression. Contre ce danger, il n’avait rien trouvé de mieux que l’enseignement cellulaire ; or je crois qu’il avait fait fausse route. Si l’étude solitaire du modèle vivant respecte en effet l’indépendance des facultés naturelles, elle éteint complètement l’émulation, et n’est pas moins dangereuse que l’imitation involontaire et mécanique des ateliers où se pratique l’enseignement en commun. Il est bon sans doute que chacun garde sa nature et mette dans ses œuvres, même informes et inachevées, l’empreinte de son caractère ; mais il n’est pas moins salutaire que les hommes voués à la représentation de la forme trouvent dans leurs jeunes années, à tous les momens de leur travail, l’aiguillon sans cesse ravivé de l’émulation. Or l’enseignement cellulaire, considéré par Rembrandt et par quelques-uns de ses biographes comme si propice à l’indépendance du génie, anéantit toute espèce d’émulation ; c’est pourquoi je ne saurais m’associer aux éloges qu’ils lui décernent. Je crois que tous les maîtres qui ont pratiqué l’enseignement sont de mon avis, qu’il est possible de concilier l’indépendance et l’émulation. Je crois qu’un peintre habitué à discerner les facultés natives de ses élèves peut, tout en respectant le caractère original de leur esprit, les stimuler, par l’exemple de leurs camarades. L’émulation et l’imitation ne sont pas synonymes ; c’est une vérité banale que je n’ai pas besoin de démontrer, il me suffit de l’énoncer. Rembrandt, en partant d’un principe vrai, n’avait pas su s’arrêter à temps. L’idée qui servait de base à son enseignement, juste en elle-même, finissait par devenir fausse en arrivant à ses dernières conséquences. L’indépendance de l’esprit, respectée jusqu’à l’excès, manquait de ressort, parce qu’elle n’avait plus devant elle l’aiguillon de l’émulation ; toutefois ce trait méritait d’être rappelé, parce qu’il prouve que Rembrandt demeurait dans son enseignement fidèle aux principes qu’il pratiquait lui-même, c’est-à-dire qu’il ne voulait pas imposer à ses élèves la tradition, qu’il avait lui-même dédaignée. Si je le mentionne et si je le discute, c’est uniquement parce qu’il se coordonne d’une façon parfaite avec l’ensemble du caractère que j’ai tâché d’esquisser. S’il s’agissait d’un autre homme, ce trait serait sans importance, mais avec un homme comme Rembrandt, tout est bon à noter.

Quand on étudie un caractère aussi entier, rien n’est à dédaigner. À cet enseignement se rapporte une anecdote qui ne doit pas être omise, parce qu’elle rappelle l’avarice de Rembrandt. Ses élèves s’amusaient à peindre des florins sur des morceaux de carton ; Rembrandt ne manquait jamais de les ramasser. Je ne garantis pas l’exactitude du fait ; mais l’anecdote est caractéristique, car elle rappelle la passion du maître pour l’or. Il avait, d’ailleurs habitué ses élèves au trompe-l’œil. Un jour, pour mystifier les bourgeois d’Amsterdam, il imagina d’enlever le châssis d’une de ses fenêtres ; à la place du châssis, il mit une peinture représentant sa servante dans l’attitude d’une fille curieuse, qui regarde dans la rue : la réalité de cette image était si fidèlement rendue, que plusieurs passans s’y laissèrent prendre ; ce ne fut qu’au bout de quelques jours qu’on s’aperçut de la supercherie. Les élèves d’un tel maître n’avaient pas grand’peine à représenter des florins capables de tromper l’œil le plus exercé. Je ne veux pas négliger un fait mentionné par Sandrart, contemporain de Rembrandt : c’est qu’il demandait à chacun de ses élèves 100 florins pour étudier dans son atelier, et qu’il ajoutait à ce profit déjà fort honnête, car il s’agit de 100 florins d’or, la vente des copies exécutées par eux, et que les amateurs achetaient comme des œuvres du maître.

Dans tout ce que j’ai dit jusqu’ici, je n’ai fait aucune mention des sources auxquelles Rembrandt avait pu puiser. Les biographes n’en mentionnent qu’une seule, mais elle est d’une haute importance : il s’agit en effet des gravures de Marc-Antoine Raimondi. Ce graveur, demeuré sans rival jusqu’ici, a reproduit, comme chacun le sait, de nombreux dessins de Raphaël qui ne sont jamais passés à l’état de peinture. Les gravures de Marc-Antoine seront l’éternel désespoir des artistes modernes. Il est impossible, en effet, d’épouser plus fidèlement la forme ; toutes les ruses du burin inventées depuis trois siècles n’ont pas réussi à détrôner la suprématie de Marc-Antoine. Edelinck, Drevet, Bolswert, qui passent à bon droit pour des prodiges d’habileté, n’ont pas effacé Marc-Antoine. Rembrandt recueillait avidement et achetait à grand prix toutes les œuvres du maître bolonais : mais il est probable qu’il ne négligeait pas les œuvres d’Albert Dürer.

Quel profit a-t-il tiré de ce double enseignement ? — Question délicate, insoluble au premier aspect, et qui pourtant se résout d’elle-même dès qu’on veut prendre la peine de l’étudier avec attention. Marc-Antoine et Albert Dürer représentent en effet deux faces de l’art qui n’ont rien à démêler avec la manière de Rembrandt. Or, à mon avis, c’est précisément dans la diversité même des procédés qu’il faut chercher la solution de la question. Marc-Antoine et Albert Dürer cherchent, avant tout, la précision de la forme. Je laisse de côté la mélancolie et l’austérité qui caractérisent le maître allemand ; je ne veux m’occuper que de la simplicité des contours qui lui est commune avec le maître bolonais. Or j’imagine que Rembrandt, en étudiant les gravures de Marc-Antoine et d’Albert Dürer, n’avait en vue qu’une seule chose : ce qu’ils avaient voulu et rendu d’une manière excellente, ce qu’il ne devait pas tenter de reproduire après eux. Il a dû se dire : « Voilà des hommes d’une habileté consommée, qui ont traduit en pleine lumière des personnages nettement dessinés ; je ne peux pas espérer les surpasser, pas même les égaler dans le champ qu’ils ont choisi ; je n’ai qu’un seul profit à tirer de leurs œuvres, c’est de tenter une voie nouvelle dans un champ nouveau. Ce qu’ils ont essayé, ce qu’ils ont réussi à faire au milieu de la lumière diffuse, je veux le tenter, je le ferai dans une lumière avarement ménagée. » C’est, à mon avis, la seule manière d’expliquer la passion de Rembrandt pour les gravures de Marc-Antoine, car il est impossible de saisir en son œuvre si abondant et si varié l’imitation la plus légère du maître bolonais. Il consultait Marc-Antoine, non pas pour le suivre, mais pour éviter avec soin tous les sentiers qui auraient pu le mener sur sa trace. Voulant demeurer lui-même et ne ressembler à personne, il interrogeait les maîtres les plus habiles, non pas pour les suivre, mais pour se frayer une route nouvelle : méthode périlleuse pour les esprits débiles, méthode victorieuse pour les esprits vraiment puissans. J’aime à croire que tous les juges impartiaux se rangeront à mon avis.

Reste à vider une dernière question : Rembrandt a-t-il voyagé ? Quelques-uns de ses biographes l’affirment, et la seule preuve qu’ils invoquent, c’est la date de Venise, inscrite sur trois gravures. Quant à moi, je ne crois pas que Rembrandt ait jamais quitté la Hollande. J’incline à penser que la date de Venise, inscrite sur ces trois gravures, est tout simplement une supercherie ajoutée à tant d’autres pour amadouer la curiosité de ses compatriotes.

Si Rembrandt eût visité Venise, comme l’affirment quelques-uns de ses biographes, il serait impossible de comprendre sa persistance dans le procédé qu’il avait adopté. Titien, Paul Véronèse, Bonifazio et Giorgione auraient nécessairement modifié sa manière. L’école vénitienne, si faible sur tant de points, sur le contour, sur le style, sur l’élévation, garde aujourd’hui et gardera éternellement le mérite incontestable d’une couleur lumineuse et vraie. Aucun des maîtres que je viens de citer n’a jamais songé à tricher sur le contour ; ils ont toujours éclairé en pleine lumière les objets qu’ils voulaient représenter. Il ne leur est jamais arrivé de dérober dans la pénombre la forme vraie d’un personnage. Si Rembrandt eût connu familièrement ces maîtres illustres, s’il eût été témoin de l’enchantement produit par la magie de leur talent, s’il eût séjourné pendant quelques années sous le climat qui les avait inspirés, eût-il résisté à la tentation de marcher sur leurs traces ? Pour ma part, je ne le crois pas. Je disais tout à l’heure qu’il avait consulté Marc-Antoine et Albert Dürer pour ne pas les imiter, et la pensée que j’énonce semblerait me mettre en contradiction avec moi-même. Je ne crois pas qu’il soit possible de comparer l’habileté du graveur à l’attrait du peintre. Rembrandt pouvait se garder de l’imitation de Marc-Antoine, d’Albert Dürer, comme d’un danger sérieux ; mais je ne pense pas qu’il eût contemplé impunément les toiles de Titien et de Paul Véronèse. D’ailleurs, les trois gravures de Rembrandt qui portent le nom de Venise ont toutes la date de 1635, et ces trois gravures n’ont rien qui les distingue des œuvres précédentes. Est-il probable qu’un esprit aussi fin, aussi exercé, aussi curieux, ait visité la patrie de Paul Véronèse et de Titien sans rapporter dans son pays le souvenir d’un tel voyage ? N’eût-il même séjourné qu’un an à Venise, est-il probable qu’il ait pu, de retour en Hollande, continuer sans trouble et sans distraction l’application de sa méthode ? Les fresques de Saint-Antoine de Padoue, les admirables peintures du buffet d’orgues de Saint-Sébastien n’auraient pas manqué d’influer d’une manière décisive sur la manière du maître hollandais ; c’est pourquoi je ne crois pas au voyage de Rembrandt à Venise. En 1685, Rembrandt n’avait que vingt-neuf ans ; il était dans la fleur de sa popularité. S’il eût fait un voyage à Venise, il n’aurait pas manqué d’en tirer parti. Les trois gravures datées de 1635 sont à mes yeux un travail sans importance pour un esprit aussi industrieux. L’école de Venise, qui ne saurait entrer en balance avec les écoles de Florence et de Rome sous le rapport de l’élévation et du style, n’a rien à démêler avec la manière de Rembrandt.

S’il y avait dans l’Italie une école à choisir pour y chercher les origines de ce talent singulier, ce serait à Parme qu’il faudrait s’adresser ; encore faudrait-il bien se garder de pousser trop loin la comparaison des procédés. Si les fresques d’Allegri rappellent en effet dans plusieurs parties, je devrais dire présagent, la manière de Rembrandt, il serait puéril de rapporter au maître parmesan la dégradation des teintes que nous admirons dans le maître hollandais. La coupole de Parme, qui malheureusement est beaucoup trop élevée et qu’on ne peut étudier qu’en montant dans les combles de l’église, n’a rien à démêler avec les procédés de Rembrandt. Il est très vrai que Corrège est le seul maître italien dont la manière offre quelque parenté avec celle du maître hollandais. Cependant il ne faudrait pas abuser de cette similitude, car les procédés du maître parmesan, étudiés avec attention, ne sauraient se confondre avec les procédés du maître hollandais. Depuis le Mariage mystique de sainte Catherine que nous possédons au Louvre, jusqu’à la Vierge couronnée par le Christ, qui se voyait autrefois sous une des portes de Parme, et qui se trouve aujourd’hui dans la bibliothèque de la ville, il n’y a rien dans la manière du maître parmesan qui se puisse comparer précisément aux compositions de Rembrandt, et si ces exemples ne suffisaient pas, je citerais l’Antiope, modelée en pleine lumière. Je ne veux pas pourtant contester l’analogie qui semble relier Corrège à Rembrandt. Il est certain, en effet, que le maître parmesan a plusieurs fois noyé les contours de ses figures dans une demi-teinte que le peintre d’Amsterdam semble affectionner, il est certain qu’il a plusieurs fois suivi une méthode qui semble initier l’œil du spectateur à la méthode du maître hollandais ; mais je ne crois pas que Rembrandt ait connu Corrège : il s’est rencontré avec lui, et rien de plus. Ce n’est ni un disciple, ni un rival du maître parmesan, c’est tout simplement un génie solitaire, qui, en cheminant dans le sentier qu’il s’était frayé, a retrouvé sans plagiat ce qu’un maître illustre avait trouvé avant lui. Je ne crois pas que l’érudition la plus patiente puisse découvrir les origines de Rembrandt, et si je mentionne l’allusion faite à Corrège par plusieurs de ses biographes, c’est de ma part pure complaisance, car l’Italie n’a rien à réclamer dans le génie du maître hollandais.

Entamons maintenant l’examen des œuvres de Rembrandt. Elles sont nombreuses et variées ; les unes appartiennent à la fantaisie pure, et lors même que je réussirais à prouver qu’elles se recommandent par des qualités excellentes, je n’aurais pas gagné la cause du maître hollandais devant les amis de la grande peinture. Aussi n’est-ce pas par l’étude des œuvres de pure fantaisie que je veux ouvrir la discussion. J’aborderai franchement et de prime abord ses compositions bibliques, et je prendrai deux œuvres capitales, le Christ en Croix et le Christ détaché de la Croix. Tous ceux qui ont visité Venise connaissent une composition du Tintoret qui représente le même sujet, placée dans une salle du couvent de Saint-Roch ; le maître vénitien a prodigué dans cette œuvre toutes les richesses de son imagination, mais sa prodigalité n’est qu’un pur gaspillage, car malgré les trois gibets qui dominent toute la toile, l’œil ne sait où se fixer. La foule est tellement nombreuse, que le spectateur ne sait où arrêter son regard. Quoique la toile n’ait pas moins de trente pieds de long, il semble que l’imagination du peintre s’y trouve encore à l’étroit. Que l’on compare la composition du Tintoret à celle de Rembrandt, et l’on comprendra l’intervalle qui sépare le caprice d’une fantaisie effrénée de la prévoyance d’un esprit habitué à la réflexion. Dans le Christ en Croix de Rembrandt, la foule est nombreuse et drue ; mais avec quel art l’ombre et la lumière sont distribuées ! A gauche, la canaille, qui se rue toujours avec empressement au spectacle des supplices, foule sans nom, qui n’a pas besoin d’être éclairée, qui accepte sans murmure le triomphe de la force sur le droit, du mensonge sur la vérité, qui contemple aujourd’hui sans colère, avec une curiosité sauvage, le martyre du Christ, et qui quatorze siècles plus tard recueillera avec la même avidité le dernier soupir de Jean Huss sur le bûcher. L’ombre suffit à ce troupeau inintelligent, pour qui la vue du sang versé n’est qu’une distraction. Dans la partie gauche de sa composition, l’auteur s’est conduit tout autrement. L’œil saisit sans peine la douleur peinte sur les visages de la Vierge mère, de Madeleine et de saint Jean. Quoique ces trois figures ne soient pas modelées en pleine lumière, il est facile cependant de deviner le sentiment qui les anime, et le caractère des trois personnages est admirablement rendu : affliction sans mesure, mais pourtant mêlée de résignation, pour la Vierge même ; affliction passionnée pour la pécheresse repentante ; affliction tendre et pieuse pour le disciple bien-aimé. C’est ainsi que Rembrandt a conçu la partie pathétique de son sujet. On me dira que le Christ n’est pas beau, et certes, si l’on entend comparer le torse du divin supplicié à l’Antinoüs de la villa Albani, on aura trop facilement raison. On me dira que les deux larrons sont présentés d’une façon étrange, et qu’on a peine à discerner leurs dernières convulsions : je répondrai que la pénombre même où Rembrandt a plongé les deux larrons est à mes yeux un artifice de composition. Il n’a pas voulu distraire l’attention du sujet principal, et, pour atteindre plus sûrement son but, il s’est contenté d’indiquer les deux larrons. Pour la question de l’expression religieuse, la discussion devient plus délicate. Il est certain que je ne voudrais pas comparer le Christ en Croix de Rembrandt au Christ en Croix du Fra Angelico, qui se voit au couvent de Saint-Marc de Florence : ce serait engager une partie déjà perdue d’avance. Le peintre de Piesole lutte en effet d’onction et de ferveur avec la prose rimée de Jean de Todi, connue dans la liturgie catholique sous le nom de Stabat Mater, et qui a inspiré à Pergolèse des accens si pathétiques. Entamer une telle comparaison serait pure folie ; mais il y a diverses manières de comprendre le même sujet. Si Fra Giovanni est supérieur à Rembrandt par l’énergie de l’expression religieuse, si les saintes femmes placées au pied de la croix, dans le couvent de Saint-Marc, répandent des larmes sincères et témoignent par leur attitude une affliction poignante que rien ne saurait surpasser, Rembrandt a trouvé dans le côté populaire du sujet des ressources auxquelles nul maître n’avait songé avant lui. Son œuvre n’est pas l’œuvre d’un croyant, je le veux bien, mais c’est à coup sûr l’œuvre d’un maître qui comprend le côté poétique de la tradition chrétienne. La canaille curieuse et sauvage qui assiste à la crucifixion de l’homme-Dieu est à mes yeux une trouvaille sans prix. Rembrandt seul était peut-être capable de l’imaginer et de nous la montrer. Le contraste de cette foule ignorante et sans pitié avec le disciple désolé et la mère désespérée qui recueille les dernières paroles du Christ est une invention pleine à la fois de délicatesse et de profondeur, que les maîtres les plus habiles et les plus savans ne dédaigneraient pas. Parlerai-je du Christ lui-même ? Quoiqu’il ne soit pas placé sur le premier plan, quoiqu’il soit séparé par la foule de l’œil du spectateur, il exprime cependant très nettement une douleur infinie, mêlée d’une confiance sans bornes dans la miséricorde divine. Son visage respire la conscience et l’orgueil d’un sacrifice glorieusement accompli. Dans le visage de la victime, on lit clairement que son sang est un sang fécond qui fructifiera pour la rédemption du genre humain. Quant à moi, plus je contemple cette composition, plus j’y découvre de beautés inattendues ; les rayons qui tombent d’en haut et viennent éclairer la face du Sauveur suffiraient seuls pour exciter notre admiration ; ils semblent répondre d’une manière éloquente aux paroles que l’Evangile nous a transmises, et qui sont les dernières prononcées par le Christ : « Seigneur, Seigneur, ayez pitié de moi ! » La lumière qui se projette sur les traits du supplicié.semble dire que le ciel vient d’accueillir sa prière. C’est pourquoi le Christ en Croix de Rembrandt, si discutable sous tant de rapports, me parait une œuvre capitale.

J’arrive au Christ détaché de la Croix, composition plus généralement connue et bien souvent attaquée. Il existe sur ce sujet deux œuvres qui jouissent d’une légitime popularité : la fresque de Daniel de Volterre, à la Trinité-du-Mont, et le tableau de Rubens, dans la cathédrale d’Anvers. La fresque de Daniel se recommande certainement par des mérites considérables ; cependant l’amour de la précision dégénère trop souvent chez l’auteur en sécheresse, et quoiqu’elle puisse être étudiée avec fruit, on peut dire qu’elle n’offre pas un très-vif intérêt. Quant au tableau de Rubens, bien qu’il ait été endommagé d’une façon très fâcheuse par les savonnages des prétendus restaurateurs qui abondent en tout pays, et qu’il semble aujourd’hui à demi effacé si on le compare au Christ en Croix du même auteur, qui lui sert de pendant, c’est à coup sûr une des compositions les plus savantes que l’on puisse citer, Rubens, né en 1570, était mort en 1640. Il est donc certain que Rembrandt a dû connaître la composition de Rubens ; mais il s’est bien gardé de l’imiter. Il a compris qu’il ne pouvait pas lutter avec le maître d’Anvers en restant sur le même terrain que lui. Rubens avait prodigué avec une sorte d’ostentation son savoir anatomique ; Rembrandt s’est proposé une autre tâche : l’expression des sentimens éprouvés par les acteurs de ce drame suprême. Au premier plan, sur le devant de la composition, une sorte de bourgmestre vêtu d’une redingote à brandebourgs, appuyé sur une canne richement ornée, qui assiste à la cérémonie funèbre comme un homme chargé d’en dresser le procès-verbal ; — sur la croix, le corps du Christ à demi détaché, dont le torse rigide et incliné sur la hanche droite indique nettement l’absence de la vie ; — sur les branches mêmes de la croix et sur l’échelle qui s’y appuie, des hommes à peine vêtus qui semblent appartenir à la plus humble condition et dont le visage respire une compassion profonde. Si la composition de Daniel de Volterre offre aux regards des morceaux très finement étudiés, si la composition de Rubens se recommande par une rare élégance, on ne peut nier que la composition de Rembrandt n’exprime plus fidèlement la nature intime du sujet, Il y a dans son Christ détaché de la Croix un côté passionné que ni Daniel, ni Rubens ne paraissent avoir entrevu. Est-ce à dire que l’œuvre de Rembrandt soit à l’abri de tout reproche ? Telle n’est pas ma pensée ; tout en reconnaissant ce qu’il y a d’excellent dans l’expression des visages, tout en admirant l’affaissement de la victime, l’empressement attendri des gueux qui déclouent ses mains et ses pieds, je suis forcé de reconnaître que chacun de ces personnages offre à l’œil des lignes souvent disgracieuses. Je passerais volontiers condamnation sur les gueux, qui sont peut-être des croyans faisant office de valets de bourreau, mais il me semble que le Christ pourrait offrir des lignes plus élégantes ; sans lui prêter la beauté païenne, sans essayer de le transformer et de lui donner les traits d’Endymion, d’Adonis ou d’Apollon, il me semble qu’il eut été facile de le montrer sous un aspect moins rabougri, L’expression paraîtra peut-être grossière, et cependant je crois qu’elle peut seule rendre ma pensée. Le Christ de Rembrandt semble en effet appartenir à cette race chétive, appauvrie, étiolée depuis plusieurs générations faute d’air et de lumière, qui se rencontre trop souvent dans les faubourgs des grandes villes industrielles, et qui ne peut offrir ni un soldat à l’armée ni un laboureur à l’agriculture. Or rien n’autorise à représenter le Christ sous cet aspect. Je pense donc que Rembrandt a eu tort de lui refuser tous les signes de la force et de l’élégance ; mais, ces réserves faites, je m’empresse d’ajouter que le Christ détaché de la Croix est à mes yeux une œuvre aussi importante au moins que le Christ crucifié du même auteur.

Si j’avais même une préférence à exprimer, ce serait en faveur du Christ détaché de la Croix, car dans cette dernière composition l’intérêt, concentré sur un plus petit nombre de figures, a quelque chose de plus saisissant. Il est impossible de contempler sans un profond attendrissement cet épisode suprême de la rédemption humaine. L’absence de noblesse et d’élégance qui frappe tous les yeux n’attiédit pourtant pas l’émotion du spectateur. Il y a dans cette manière de comprendre et d’interpréter la tradition chrétienne une puissance qui se rit de toutes les poétiques et défie toutes les objections. Oui, sans doute, ce proconsul romain n’est qu’un bourgmestre d’Amsterdam ; oui, sans doute, ces valets déguenillés qui déclouent la victime ressemblent à des mendians : oui, le Christ, le Christ même, par sa nature chétive, semblerait devoir imprimer au tableau un cachet prosaïque, et pourtant il n’en est rien. Malgré tous ces défauts, que je ne songe pas à contester, le Christ détaché de la Croix est encore aujourd’hui et demeurera sans doute éternellement une des œuvres les plus poétiques de la peinture. Comment expliquer ce prodige ? D’une manière bien simple, par la profondeur et la sincérité de l’expression. Le Christ détaché de la Croix, dont les incorrections sont faciles à noter, sans être cependant aussi nombreuses qu’on le dit généralement, ne peut manquer de garder longtemps la popularité dont il jouit parmi les artistes et les amateurs, parce que sa popularité repose sur un solide fondement. S’il ne possède pas l’élégance et la noblesse dont toutes les écoles se vantent d’avoir et de transmettre la recette, il possède une qualité plus précieuse, que nulle école n’a jamais enseignée. Il exprime admirablement sous une forme évidente et victorieuse la tradition évangélique. Aussi, tant que la foi chrétienne sera debout, le Christ détaché de la Croix comptera parmi les œuvres les plus vraies de la pointure moderne.

La Résurrection de Lazare et le Christ chassant les vendeurs du Temple se placent sur la même ligne. Le Christ debout commande à Lazare de se lever, et Lazare sort à demi de son tombeau. La stupeur des assistans est rendue avec une étonnante variété : chez les uns, l’étonnement se traduit en effroi ; chez d’autres, il est mêlé d’attendrissement et de reconnaissance. La tête de Lazare, languissante et pâle, ressemble à celle d’un homme qui s’éveillerait d’un long sommeil et chercherait à rassembler ses pensées confuses. La disposition des groupes, l’attitude des personnages, tout révèle la main d’un maître puissant et prévoyant. La physionomie du Christ est pleine de grandeur et de mansuétude, et les plis de son manteau ont une ampleur qui ajoute encore à la beauté du personnage. Rembrandt n’eût-il fait que la Résurrection de Lazare, son rang serait marqué parmi les plus habiles. Il y a dans la distribution de la lumière quelque chose de mystérieux et de magique. Quoiqu’il ait traité avec son dédain habituel le choix des costumes, il serait difficile au spectateur de s’en préoccuper, tant le peintre a su mettre d’évidence et de vivacité dans l’expression des sentimens. Ici toute comparaison avec les écoles d’Italie serait oiseuse. Rembrandt a traité le récit évangélique avec une liberté, une familiarité de style que Florence n’eût peut-être pas acceptée au XVe siècle, mais qui pourtant n’enlève rien à l’effet pathétique du miracle. La résurrection de Lazare, telle qu’il l’a comprise et rendue, émeut profondément tous ceux qui mettent la vérité de l’expression au-dessus des traditions académiques. Dans cette composition d’ailleurs, la figure du Christ respire une telle majesté, qu’elle ne permet pas aux regards de s’arrêter sur les parties secondaires. À peine remarque-t-on que le pied droit du Christ est dessiné d’une façon incomplète.

Le Christ chassant les vendeurs du Temple est une composition pleine de verve et d’énergie. La canaille, balayée par le fouet du Christ, fuit épouvantée, essayant pourtant d’emporter dans sa fuite quelques débris des denrées qu’elle exposait dans le sanctuaire. Il règne dans toute cette scène une confusion qui s’accorde merveilleusement avec le sujet. Le Christ frappe à coups redoublés. Tonneaux défoncés, pièces d’or et d’argent semées sur les dalles, bétail et publicains, tout se mêle et se confond sous le regard du spectateur. Le Christ attire d’abord tous les yeux, car il occupe le centre de la composition, et le fouet qu’il tient à deux mains ne laisse aucun doute sur la mission qu’il va remplir. Au fond, vers la droite, on aperçoit le grand-prêtre qui vient assister au châtiment des publicains. Cette figure calme et majestueuse contraste heureusement avec le caractère tumultueux de la scène. Je ne dis rien de l’architecture du temple, car si elle ne s’accorde pas avec les données que nous possédons aujourd’hui, elle n’offre pourtant rien de singulier, rien qui étonne ou blesse le goût.

Abordons maintenant un autre genre de composition. Nous savons tout ce que Rembrandt a su faire dans le genre religieux, suivons-le dans le domaine de la fantaisie. La Ronds de nuit, placée au musée d’Amsterdam, est, de l’aveu de tous les artistes, de l’aveu même de ceux qui sont loin de partager les doctrines de Rembrandt, un prodige d’exécution. Jamais peut-être la magie de la couleur n’a été poussée plus loin. D’instant en instant, le regard découvre un nouveau personnage qui semble se détacher de la toile. On dirait que la baguette d’un enchanteur, en frappant les murailles, anime les pierres et les transforme en figures vivantes. Soldats, chef de ronde, bourgmestre, sont rendus avec un relief qui touche à la réalité même. La jeune fille placée à gauche du spectateur est charmante de grâce et d’ajustement. C’est d’ailleurs une œuvre de fantaisie s’il en fut jamais, car le titre sous lequel ce tableau est connu est loin d’exprimer nettement ce que l’œil y découvre. On dit que c’est une ronde de nuit ; mais alors comment expliquer le tambour qui précède la troupe ? Que signifie cette jeune fille dont le regard effaré semble implorer secours ? Que signifie la plume attachée au chapeau du chef de ronde comme en un jour de parade ? Quel rôle joue dans la scène le bourgmestre ? Dans quel monde sommes-nous ? Est-ce un souvenir, est-ce un rêve que le peintre a voulu représenter ? Je laisse à de plus habiles le soin de décider cette question. Quelque opinion qu’on adopte à cet égard, il est impossible de méconnaître la vie et le mouvement qui animent toute cette toile. Rêve ou réalité, souvenir ou caprice, c’est une des œuvres les plus puissantes que le pinceau ait jamais enfantées. Ici Rembrandt n’a pas à redouter les objections des puristes, car ils ne peuvent discuter la Ronde de nuit, comme le Christ en Croix, au nom des traditions consacrées par l’école ; placé sur un terrain nouveau, sur un terrain qui lui appartient tout entier, il n’a pas à craindre qu’on lui oppose les efforts tentés par ses devanciers pour le développement du même thème. Pour ma part, malgré ma profonde admiration pour la Ronde de nuit, je ne la mets ni au-dessus du Christ en Croix ni au-dessus de Lazare sortant du tombeau ; mais je conçois très bien que les défenseurs des traditions académiques se trouvent plus à l’aise en face de cette toile que devant les compositions bibliques de Rembrandt. Ils peuvent en effet la louer sans se rendre coupables d’impiété : célébrer le mérite d’une telle œuvre n’est pas un cas de conscience, car, après tout, ce n’est, disent-ils, qu’un tableau de genre. Ne parlons pas de Rembrandt lorsqu’il s’agit de grande peinture, de sujets de haut style. Ici, à la bonne heure, il a traité un sujet qui ne dépasse pas ses forces ; aussi s’en est-il tiré adroitement. — Je n’essaierai pas de troubler la conscience des puristes ; je les laisserai admirer en paix la Ronde de nuit et dédaigner la Résurrection de Lazare. Toutes les convictions sincères ont droit au respect ; cependant il sera toujours permis de plaindre les esprits exclusifs qui voient dans une manière unique l’accomplissement des conditions de l’art, et s’interdisent ainsi des sources fécondes et variées de joie et d’admiration.

La Leçon d’anatomie, du musée de La Haye, nous montre le talent de Rembrandt sous un aspect nouveau. C’est ici en effet une œuvre de pure réalité ; mais quelle réalité ! Le docteur Tulp explique à ses élèves les fonctions des muscles fléchisseurs de la main ; il soulève avec la pince les tendons qui leur servent d’attache. Les élèves, réunis autour du cadavre, suivent d’un œil attentif la démonstration du professeur. Quoi de plus simple, quoi de plus aride en apparence qu’un tel sujet ? Et pourtant Rembrandt a tiré d’une telle donnée un tableau qui, sans acception de doctrine et d’école, peut passer à bon droit pour une des œuvres les plus solides de la peinture moderne. Je veux bien reconnaître que le thorax offre une convexité trop prononcée ; ce détail, sans importance, n’enlève rien à la réalité générale du sujet. Les membres sont dessinés avec une précision magistrale. Réduite à ces élémens, la composition que j’étudie serait déjà très digne d’attention ; mais ce n’est pas le seul mérite qui la recommande, ce qui donne à ce tableau une valeur inestimable, ce qui fait de cette scène d’amphithéâtre quelque chose d’intéressant pour ceux mêmes que la science n’a jamais intéressés, c’est l’étonnante variété que Rembrandt a su imprimer à la physionomie des élèves. Toutes les nuances, je dirais volontiers tous les degrés de l’intelligence, se peignent dans l’attitude et le regard des auditeurs : l’un, qui a deviné la démonstration, se borne à constater par le regard ce qu’il savait d’avance ; un autre contemple d’un œil étonné ce qu’il n’a pas su deviner ; un troisième regarde sans comprendre ; un quatrième suit d’un œil distrait la démonstration du professeur, comme s’il ne trouvait pas dans son intelligence la force d’accorder ce qu’il voit avec ce qu’il entend. C’est à mes yeux la vérité prise sur le fait, car toutes les sciences qui s’adressent à la fois aux yeux et à l’intelligence permettent de contrôler sûrement les sentimens exprimés par Rembrandt. Qu’il s’agisse de l’analyse d’une fleur, de sa décomposition en calice, en corolle, en ovaire, en pistil, en étamine, ou de l’action chimique des corps les uns sur les autres, il n’est que trop facile de retrouver chaque jour les nuances variées d’intelligence exprimées par les auditeurs du docteur Tulp. Depuis ceux qui comprennent tout à fait jusqu’à ceux qui ne comprennent absolument rien, quelle diversité de physionomie ! Rembrandt, qui très certainement avait assisté aux leçons de son ami le docteur Tulp, a rendu à merveille ce qu’il avait vu. L’écueil naturel d’un tel sujet était la trivialité. Rembrandt l’a si bien évité, que le spectateur ne peut pas même se douter du danger auquel le peintre a échappé : Ce sujet en effet serait devenu trivial, si l’artiste se fût borné à reproduire littéralement le spectacle qu’il avait eu sous les yeux ; mais Rembrandt introduit dans cette donnée purement matérielle un intérêt moral. L’impassibilité du professeur devant le cadavre qui sert à la démonstration, l’attention des auditeurs, vive ou languissante selon le degré de leur intelligence, font de la Leçon d’anatomie une leçon de philosophie, car c’est à la philosophie seule qu’il appartient de régler l’expression du visage selon l’état du cœur et de l’intelligence. Je ne m’arrêterai pas à discuter le reproche adressé par quelques esprits chagrins au docteur Tulp ; je n’essaierai pas de justifier son impassibilité devant le cadavre, sujet de la leçon. Que signifie en effet cette étrange accusation ? Si le professeur, pour complaire à ces esprits damerets, se laissait aller à l’émotion, si le spectacle de la mort l’attendrissait au point d’amener la pâleur sur son visage, que deviendrait son enseignement ? Quel profil ses élèves pourraient-ils tirer de sa parole ? Si le médecin, pour pratiquer utilement son art, doit demeurer impassible devant la souffrance, exigerons-nous qu’il s’émeuve au spectacle de la mort ? Il suffit d’énoncer une pareille accusation ; la réfutation est écrite d’avance dans l’esprit du lecteur.

Un coloriste aussi habile que Rembrandt ne pouvait manquer de montrer tout son savoir dans un tel sujet. Il a su en effet représenter la lividité cadavérique sans rien exagérer. Le mort placé devant nos yeux n’a rien de hideux, rien qui repousse le regard ; la chair inanimée n’est pas encore atteinte par la décomposition. Si le sang ne circule plus dans les veines et dans les artères, les tissus placés entre la chair et la peau n’ont pas encore été dénaturés. C’est, de la part du peintre, une preuve de bon goût. Si la valeur philosophique de Rembrandt avait besoin d’être démontrée, il suffirait d’invoquer la Leçon d’anatomie. Cette toile en effet n’a pu être conçue que par un esprit habitué dès longtemps à la méditation, un esprit vulgaire et frivole n’eût tiré d’un tel sujet qu’un parti mesquin ; un esprit profond pouvait seul l’agrandir et le féconder. Si la donnée appartient à la réalité, si elle ne relève ni de l’histoire, ni de la poésie, ni de la légende, il n’est pas moins vrai que Rembrandt a su l’idéaliser par l’expression variée des physionomies. Les nuances d’attention que je décrivais tout à l’heure sont en effet une véritable création dont la réalité a sans doute fourni les élémens, mais qu’un esprit puissant était seul capable de réunir et de coordonner. Envisagée sous cet aspect, la Leçon d’Anatomie n’est plus un tableau purement anecdotique, un souvenir d’amitié, mais un tableau de l’ordre le plus élevé. L’intérêt moral, ajouté à l’intérêt de l’imitation, recommande cette œuvre non-seulement à ceux qui veulent copier habilement la réalité, mais bien aussi aux esprits plus délicats qui cherchent dans les traits du visage l’expression tout à la fois précise et variée des sentimens humains.

Quelle richesse, quelle abondance dans ce maître hollandais que les puristes dédaignent comme un faiseur d’ébauches ! Eloquent et passionné dans la peinture religieuse, maître souverain dans le domaine de la fantaisie, imitateur fidèle de la réalité, sous quelque aspect que nous l’envisagions, il nous étonne et nous éblouit. Les reproches mêmes que nous sommes obligé de lui adresser n’entament pas notre admiration. Lorsqu’il manque de noblesse, il rachète ce défaut par l’énergie de l’expression. Quand il néglige de dessiner avec précision les extrémités d’une figure, l’œil du spectateur trouve à peine le temps de s’en apercevoir, tant il y a de spontanéité dans l’attitude du personnage. Personne plus que moi n’admire et ne chérit l’harmonie des lignes, que la Grèce et l’Italie ont consacrée par tant de chefs-d’œuvre ; mais en présence des œuvres de Rembrandt, j’oublie sans peine pour quelques instans les affections que j’ai puisées dans mes études. Je jette un voile sur la Grèce et sur l’Italie pour ne plus songer qu’à la vérité librement comprise, librement rendue. Que les apôtres du style s’indignent tout à leur aise et me traitent d’impie et de blasphémateur, je ne me crois pas hérétique pour adorer en même temps les fresques du Vatican et les toiles de Rembrandt. Sans vouloir établir aucune comparaison, sans vouloir mettre sur la même ligne le chef de l’école romaine et le fils du meunier de Leyerdorp, ce qui serait une folie, mon enthousiasme pour l’École d’Athènes ne m’empêche pas d’admirer sincèrement la Résurrection de Lazare et la Leçon d’anatomie.

La manière dont Rembrandt a conquis le portrait lui assigne un rang à part parmi les peintres qui ont traité cette partie de l’art. Nous possédons à Paris même les preuves de ce que j’avance, plusieurs portraits de l’auteur par lui-même. Chacun a pu voir dans la galerie de Sébastien Érard, à la Muette, deux portraits à mi-corps, de grandeur naturelle, désignés dans le catalogue de vente sous le nom des Deux époux, l’un vêtu de velours, l’autre vêtu de satin, qui excitaient une admiration unanime. Malheureusement ces deux merveilles ont aujourd’hui quitté la France. Ces deux morceaux de premier ordre suffiraient seuls pour démontrer que Rembrandt n’est inférieur, comme peintre de poitrails, ni à Rubens, ni à Van Dyck. Toutefois ces deux argumens victorieux ne sont pas les seuls que nous puissions invoquer. Il y a dans le recueil de ses eaux-fortes des têtes délicieuses de jeunes filles dont le charme et l’éclat n’ont jamais été surpassés, des têtes blondes et dorées dont le sourire nous ravit en extase, et qu’on dirait dessinées par la main d’une fée. Le portrait du bourgmestre Six n’est pas au-dessous des portraits de Van Dyck gravés à l’eau-forte par Van Dyck lui-même. La tête du bourgmestre se détache en pleine lumière dans l’embrasure de la fenêtre. C’est un des morceaux les plus précieux dans le recueil des eaux-fortes de Rembrandt.

Ce qui caractérise, au premier aspect, la manière du maître hollandais dans la série de ses portraits, c’est le respect scrupuleux de tous les détails. Cependant ce n’est certes pas le seul mérite qui le recommande : tout en ayant l’air de s’en tenir à la réalité pure, il sait lui imprimer un cachet d’originalité qui n’appartient qu’à lui. Il ne se contente pas de copier servilement ce qu’il voit, il accentue, il exagère au besoin les traits caractéristiques de son modèle, et c’est là précisément ce qui fait de tous ses portraits de véritables créations. Un œil exercé reconnaît sur-le-champ un portrait sorti de sa main. Rembrandt dédaigne ou plutôt il évite avec soin toutes les attitudes convenues : il s’attache surtout à saisir la physionomie individuelle des modèles qui posent devant lui ; il n’essaie pas de les ennoblir, sa préoccupation constante est de les laisser tels qu’ils sont. Pour atteindre ce but, il étudie avec soin, il rend avec une exactitude qui peut parfois sembler puérile tous les plis de la peau du visage ; mais il prend si bien ses mesures, que jamais aucun de ces détails ne distrait l’attention de l’ensemble de la physionomie. Nous avons vu de nos jours bien des peintres essayer de copier la nature, sans omettre aucun des élémens de la réalité, mais ils se heurtaient presque tous contre un écueil que Rembrandt a su éviter : ils attribuaient à tous les détails une importance égale, et, dans cette imitation acharnée, l’ensemble de la physionomie perdait son unité. Ils copiaient les rides des tempes, les gerçures mêmes des lèvres ; s’ils rencontraient une verrue sur la joue, ils l’accueillaient comme une bonne fortune et se hâtaient de la transcrire. Chacun sait s’ils ont réussi, par ce procédé, à composer de beaux portraits. Rembrandt, qui aux yeux des esprits frivoles semble appartenir à l’école de l’imitation pure, est loin pourtant de mériter cette qualification. Il imite avec une habileté rare ce qu’il voit, mais il ne se contente pas d’imiter. Par cela seul qu’il a résolu d’accentuer, d’exagérer au besoin les traits caractéristiques de son modèle, il se trouve amené à introduire dans sa composition un élément nouveau, l’idéal. L’exagération des détails caractéristiques équivaut en effet, sinon au sacrifice complet, du moins à l’atténuation des détails secondaires ; or, pour tous ceux qui ont étudié la théorie générale des arts du dessin, sculpture et peinture, qu’on est convenu d’appeler arts d’imitation, il est évident que le sacrifice des détails secondaires compte parmi les conditions fondamentales de la beauté.

C’est pour avoir respecté toute sa vie ce principe consacré par les maîtres de tous les temps que Rembrandt occupe un rang si élevé parmi les peintres de portraits. Toutefois, dans l’application même de ce principe, il a su garder son originalité. Quoique ses portraits de jeunes filles se recommandent par la suavité la plus exquise, quoique ses portraits d’hommes respirent souvent l’austérité la plus profonde, il ne saurait être confondu ni avec Rubens ni avec Van Dyck. Il comprend d’une manière toute personnelle l’interprétation du modèle. Chez lui, l’art disparaît tout entier sous la naïveté de l’expression. Il n’y a pas en effet une tête peinte ou gravée par lui qui ne semble au premier aspect transcrite littéralement : c’est, à mon avis, le triomphe de l’art. Il ne cherche pas l’élégance, et il la rencontre souvent. Ces jeunes filles qui sourient, dont l’œil humide exprime le bonheur et appelle le désir, prodiges de grâce et de fraîcheur, semblent n’avoir rien à démêler avec la fantaisie ; le spectateur croit avoir devant les yeux la nature prise sur le fait. Oui, sans doute, c’est l’image de la nature, mais l’image qui est venue se peindre dans l’œil d’un artiste consommé et qu’une main habile pouvait seule retracer. Rembrandt voit la nature comme les yeux vulgaires ne sauraient la voir, et il transforme ce qu’il a vu par une action mystérieuse qui échappe à toute analyse. Il est frappé tout d’abord par le côté individuel de son modèle, qui échapperait à bien des regards, et c’est ce côté qu’il s’attache à reproduire. C’est ce qui explique l’infinie variété des portraits qu’il nous a laissés. Si toutes ces œuvres, si excellentes par leur exécution, portent l’empreinte de sa manière, elles nous étonnent surtout par la diversité des attitudes, par le caractère personnel de chaque physionomie. Sous ce rapport, Rembrandt ne redoute aucune comparaison ; dans toutes les écoles de l’Europe, il n’y a pas un maître qui ait traité le portrait avec plus de souplesse et de variété. Dans ses œuvres capitales, le côté matériel ne mérite pas une moindre attention que le procédé intellectuel sur lequel je viens d’insister. L’empâtement est d’une incroyable hardiesse et pratiqué avec une telle habileté, qu’il n’exclut jamais ni la délicatesse ni l’élégance. On raconte que Rembrandt, voyant un jour dans son atelier un amateur s’approcher d’un de ses tableaux, comme s’il eût espéré saisir son secret, l’arrêta court, par le bras en lui disant : « La peinture sent mauvais et ne veut pas être flairée. » Cette boutade, bien interprétée, signifie tout simplement qu’il attachait une grande importance à l’effet et ne voulait pas que sa peinture fut étudiée à la loupe. Elle ne fait pas de lui, comme on l’a dit, un charlatan qui a recours, pour étonner, aux plus grossières supercheries et redoute l’attention des connaisseurs. Les portraits de Rembrandt, malgré leur empâtement, soutiennent l’examen aussi victorieusement que les portraits mêmes dont la couleur est employée avec tant d’avarice qu’elle laisse apercevoir la trame de la toile.

Les paysages de Rembrandt complètent dignement la série de ses œuvres : j’y retrouve la simplicité, la familiarité de style qui charment tous les yeux dans ses autres compositions. La donnée la plus insignifiante en apparence lui suffit pour intéresser : un moulin, une chute d’eau, une barque arrêtée au bord d’un canal, deviennent sous sa main des élémens poétiques. Ses biographes racontent que le goût du paysage lui vint dans ses fréquentes excursions chez le bourgmestre Six, qui possédait une maison de plaisance à quelques lieues d’Amsterdam. Il est possible en effet que ces visites au bourgmestre lui aient inspiré plus d’une œuvre dans ce genre ; mais il est probable qu’avant de connaître Six, il avait déjà tenté le paysage plus d’une fois. Les études solitaires qu’il avait poursuivies avec acharnement à Leycrdorp, pendant quelques années, avaient dû attirer son talent de ce côté. Devenu riche par son travail, explorant les environs d’Amsterdam dans ses momens de loisir, il a choisi sur sa route quelques bouquets d’arbres, quelques accidens de terrain, et les a reproduits à l’eau-forte. Ce n’était pour lui qu’une distraction, un délassement qui tenait peu de place dans sa vie ; mais il a trouvé dans cette distraction l’occasion de montrer son talent sous une face que ses admirateurs les plus fervens n’eussent pas devinée. Ici en effet il ne pouvait pas distribuer, j’allais dire manier la lumière, comme dans ses compositions bibliques, dans ses portraits. Il lui fallait accepter la forme des objets telle qu’elle se révèle à tous les regards ; il n’a point bronché en face de cette nouvelle difficulté. Le paysage connu sous le nom des Trois Arbres est un modèle de finesse et de profondeur : plus on le regarde et plus on le voit s’agrandir. L’horizon semble reculer devant l’œil étonné. Des nuages que le spectateur n’aperçoit pas, mais qu’il devine, plongent dans l’ombre les premiers plans, et une lumière abondante inonde le fond du tableau. S’il fallait chercher quelque part un terme de comparaison, on ne le trouverait guère que dans les œuvres de Ruysdael, et encore la ressemblance, serait-elle incomplète ; car Ruysdael, qui trouve souvent des effets si puissans, surtout lorsqu’il s’attache à reproduire un paysage d’automne, donne beaucoup plus d’importance que Rembrandt à l’exécution des détails, et ses tableaux, qui étonnent l’œil le plus attentif par la précision des terrains et du feuillage, produisent à l’instant même l’effet qu’ils doivent produire. Les paysages de Rembrandt agissent autrement sur la pensée du spectateur. L’œil ne découvre pas en un instant toutes les richesses de la composition. Par un artifice, que je ne me charge pas d’expliquer, l’auteur trouve moyen d’éveiller plusieurs sentimens, comme pourrait le faire la musique ou la poésie : il agit sur nous graduellement, au lieu d’agir instantanément. Je ne veux pas pousser plus loin ce rapprochement, qui finirait par devenir subtil jusqu’à la puérilité ; il me suffit de l’avoir indiqué. Ce que je voudrais faire bien comprendre, c’est la manière toute personnelle dont Rembrandt interprète la nature. En général, ses paysages ont un caractère mélancolique, mais ils se distinguent pourtant par une incontestable variété. Il s’attache plutôt à retracer l’impression produite par les choses que l’aspect des choses elles-mêmes, c’est-à-dire, en d’autres termes, que le paysage, en passant de son œil à sa pensée, se modifie sans se dénaturer.

Je ne voudrais pas entamer ici une discussion en règle sur les procédés de l’intelligence ; on m’accuserait à bon droit de pédantisme. Cependant il m’est impossible de ne pas insister sur ce point délicat. Il y a parmi les paysagistes comme parmi les peintres de figures deux classes d’hommes bien distinctes. Les uns regardent et copient plus ou moins fidèlement ce qu’ils ont vu ; ils transcrivent et n’interprètent pas ; on dirait que tout le travail se passe entre l’œil et la main. Les autres ne prennent le pinceau qu’après avoir soumis le témoignage de leurs yeux à l’épreuve de la méditation ; parfois même la volonté n’intervient pas dans la transformation qu’ils font subir au sujet de leurs études. Attristés ou réjouis par le spectacle d’un fleuve, d’une prairie ou d’une forêt, ils éprouvent le besoin d’associer le spectateur à leur émotion, et traduisent presque à leur insu plutôt ce qu’ils ont senti que ce qu’ils ont vu. C’est à cette famille d’élite qu’appartient Rembrandt. Philosophe pénétrant lorsqu’il s’agit d’exprimer, de deviner les passions humaines, il se montre poète dans la peinture de paysage, il nous oblige à partager sa joie et sa tristesse. Et comment s’y prend-il ? Il met en évidence le sens qu’il a découvert dans le spectacle d’un ravin, d’une vallée ou d’un ruisseau qui chemine paisiblement sur un lit de cailloux. Dans son œuvre, le cœur et l’intelligence jouent un rôle plus important que l’œil ou la main. Si son regard est pénétrant, si sa main est habile, son cœur s’émeut facilement, son intelligence est amoureuse de la rêverie, et c’est là ce qui explique pourquoi ses paysages, après nous avoir charmés au premier aspect, nous attachent, nous attendrissent comme pourrait le faire la plus touchante élégie. Il semble qu’il nous transporte dans un monde nouveau. C’est bien le terrain que nous foulons aux pieds, c’est bien l’herbe fraîche dont la senteur parfume l’air que nous respirons, c’est bien le feuillage agité par le vent que le promeneur solitaire prend parfois pour le bruit d’une mer lointaine ; tout cela est bien réel ; mais on dirait qu’un esprit mystérieux prend possession de nous dès que nous jetons les yeux sur le paysage retracé par Rembrandt ; la rêverie nous envahit, comme si la voix d’un guide invisible murmurait à notre oreille une formule d’initiation. C’est pourquoi les paysages de Rembrandt passent à bon droit auprès des esprits éclairés pour de véritables poèmes, car la pensée n’y tient pas moins de place que l’imitation de la nature. Ils parlent vivement aux yeux et ne parlent pas moins vivement à l’intelligence ; or c’est à cette double condition que les œuvres du ciseau et du pinceau prennent rang à côté de la poésie. Quelle que soit la diversité des procédés, toutes les formes de l’imagination doivent se proposer l’émotion comme but suprême : la mélodie des vers, l’éclat de la couleur, la pureté des contours, ne sont que des moyens pour l’artiste vraiment digne de ce nom. L’art ne s’adresse à l’oreille ou aux yeux que pour atteindre l’intelligence. C’est ce que Rembrandt avait parfaitement compris, comme le prouvent toutes ses œuvres.

Quel rang faut-il assigner à Rembrandt dans l’histoire de la peinture ? Cette question serait difficile à résoudre et peut-être insoluble, si l’on voulait tenir compte de tous les genres de mérite ; mais elle se simplifie singulièrement dès qu’on la ramène à des termes plus précis. Il y a en effet deux manières d’envisager les maîtres de toutes les écoles : le côté général ou purement intellectuel, et le côté technique ou relatif aux procédés de l’art. Si je voulais assigner le rang de Rembrandt en n’examinant que le côté intellectuel de ses œuvres, je me trouverais fort embarrassé, car j’aurais devant moi des hommes nombreux, d’une valeur considérable, qui, sous le rapport de l’intelligence, ne lui sont pas inférieurs. La question posée en ces termes serait de nature à décourager les plus hardis ; à proprement parler, elle serait sans issue ; aussi je me hâte de la transformer, et voici comment je la pose : quelle est la valeur de Rembrandt dans l’emploi des procédés techniques de la peinture ? La question ainsi simplifiée, je ne la crois pas difficile à résoudre. Il suffit de jeter un regard général sur l’histoire de la peinture. Trois maîtres souverains dominent dans l’expression de la forme par la couleur : Léonard de Vinci, Michel-Ange et Raphaël ; deux maîtres moins savans, mais non moins habiles, viennent après eux : Titien et le Corrège. Après les maîtres italiens que je viens de nommer, Rubens est le seul qui exprime une manière nouvelle, et après Rubens je ne vois que Rembrandt qui donne à la peinture un aspect inattendu.

Michel-Ange représente la science sous sa forme la plus absolue. Bien qu’il ait montré dans la voûte de la chapelle Sixtine une grâce, une délicatesse, une suavité que les admirateurs les plus fervens de ses œuvres précédentes n’eussent pas osé prévoir ; bien qu’il ait traité les premiers chapitres de la Genèse avec une élégance que Raphaël n’eût pas dédaignée, à ne considérer que l’ensemble de son talent, il faut reconnaître pourtant qu’il s’est surtout attaché à la démonstration de la forme, c’est là en effet ce qui caractérise le talent de Michel-Ange. Depuis la chapelle des Médicis à Florence jusqu’au Christ de la Minerve à Home, depuis le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens jusqu’à la Piéta de Saint-Pierre, jusqu’au Jugement dernier de la chapelle Sixtine, nous retrouvons partout le même caractère : la démonstration de la forme. Je ne m’arrête pas aux reproches formulés par quelques esprits chagrins qui l’accusent de révéler son savoir avec une sorte d’ostentation ; je m’en tiens à mes impressions personnelles. Or il est certain que toutes les œuvres de Michel-Ange, y compris même la Sainte Famille de la Tribune de Florence et les Parques de la galerie Borghèse, expriment une prétention uniforme et constante. Michel-Ange, pour nous, signifie la science absolue. Je ne parle pas de la chapelle Pauline pour une raison excellente, c’est que les sacristains du Vatican ont trouvé moyen de la réduire à néant. L’attention la plus persévérante, le regard le plus pénétrant ne réussiront jamais à deviner ce que Michel-Ange a voulu peindre sur les murailles de cette chapelle ; nous en serions réduit à invoquer le témoignage de George Vasari et d’Ascanio Condivi, sans pouvoir le contrôler ; il vaut mieux nous taire.

Ainsi Michel-Ange représente pour nous l’expression scientifique de la forme. Léonard de Vinci, aussi savant que Michel-Ange, nous offre pourtant la science sous un aspect nouveau. En même temps qu’il tient à montrer le fruit de ses études, il s’attache constamment à concilier l’élégance avec le savoir. Qu’il me suffise d’indiquer la Cène de Sainte-Marie-des-Grâces et l’Adoration des Mages de la galerie des Offices. Ces deux compositions suffisent à résumer toute la manière du maître florentin, qui est devenu plus tard le chef de l’école milanaise. Dans ces deux œuvres si puissantes, on retrouve tout le savoir de Michel-Ange enrichi d’un élément nouveau, la grâce, que Michel-Ange n’a sans doute pas ignoré, mais qu’il n’a guère mis en œuvre que dans la voûte de la Sixtine, et surtout dans la Naissance d’Eve.

J’arrive au divin Sanzio, que les historiens appellent le prince de la peinture, bien qu’il soit certainement moins savant que Michel-Ange et Léonard de Vinci. Or quelle est la qualité qui le distingue, qui le recommande à l’admiration éternelle de tous les artistes ? C’est la suavité des contours et l’harmonie des lignes. Sous ce rapport, Raphaël n’a jamais été dépassé. L’École d’Athènes, le Parnasse, sont là pour attester ce que j’affirme. S’il a montré dans l’Incendie du Borgo et dans les Sibylles de Sainte-Marie-de-la-Paix une science anatomique comparable à celle de Michel-Ange et de Léonard de Vinci, il est certain pourtant que la science n’est pas le caractère distinctif de son talent. Ce qui le recommande avant tout, c’est l’élégance de la composition. Depuis la Vierge de Dresde, si habilement gravée par Müller, jusqu’à la Vierge à la Chaise, qu’on admire au palais Pitti ; depuis la Vierge de Foligno, qui se voit au Vatican, jusqu’à la grande Sainte Famille que nous possédons au Louvre, achetée par François Ier deux ans avant la mort de l’auteur, toutes les œuvres de Raphaël sont avant tout des œuvres gracieuses.

Titien marque dans l’histoire de la peinture un pas nouveau. Moins préoccupé de la science que Léonard et Michel-Ange, quoiqu’il soit loin d’être ignorant, il s’attache surtout à la couleur. L’Assomption de la Vierge et la Présentation au Temple, placées aujourd’hui à l’Académie de Venise, sont des sujets d’étude inépuisables. Les trois maîtres qui ont précédé Titien n’avaient jamais rencontré, peut-être même jamais cherché, une telle splendeur de coloris. Il y a dans ces deux compositions un charme divin qui ne tient pas à la forme des personnages, mais bien à l’éclat lumineux dont le peintre a su les revêtir. C’est dans la peinture un accent nouveau, une note nouvelle que personne ne connaissait. Les apôtres qui regardent la Vierge ravie au ciel par les anges nous éblouissent par la splendeur de leur visage. Les anges qui ravissent la Vierge sont la lumière même. Dans la Présentation au Temple, nous retrouvons les mêmes qualités tempérées par la nature du sujet. Tous les personnages sont éclairés d’une lumière abondante que Michel-Ange, Léonard et Raphaël n’ont jamais trouvée au bout de leur pinceau.

Corrège, dans la coupole de Parme, a fait un pas de plus ; il a montré la forme dans l’ombre que Michel-Ange, Léonard, Raphaël et Titien n’avaient pas devinée, ou du moins qu’ils n’avaient montrée que d’une manière passagère. Dans l’accomplissement de cette tâche difficile, il a révélé une habileté que personne ne songe à contester. Au point de vue de la science, je suis loin de le mettre sur la même ligne que Michel-Ange et Léonard ; mais sous le rapport du charme et de l’expression, je n’hésite point à le placer au même rang, ce qui n’est point un mince éloge. Au lieu de s’attacher à nous offrir la forme du corps en pleine lumière, Antonio Allegri a tenté surtout d’exprimer ce que Milton appelle, dans le Paradis perdu, les ténèbres visibles, c’est-à-dire qu’il s’est efforcé de peindre les corps dans la pénombre, en ménageant si habilement la dégradation des teintes, que l’œil découvre la forme malgré la pénurie de la lumière.

Ici, on le sent bien, en parlant des cinq maîtres italiens, je ne m’attache pas à la chronologie rigoureuse, je m’attache uniquement aux accens nouveaux introduits dans la peinture, par le chef de l’école florentine, le chef de l’école milanaise, le chef de l’école romaine, le chef de l’école vénitienne et le chef de l’école de Parme. La diversité des accens suffit à justifier la manière dont je les envisage. Ainsi, sans sortir d’Italie, nous avons la science pure, représentée par Michel-Ange ; la science alliée a la grâce, représentée par Léonard de Vinci ; la grâce alliée à la science, mais la dominant, représentée par Raphaël ; l’éclat de la couleur lumineuse et vraie, représenté par Titien ; le dessin de la l’orme dans l’ombre, représenté par Corrège.

Quelle manière nouvelle rencontrons-nous après les cinq manières que je viens de signaler ? Une seule mérite un rang à part dans l’histoire de la peinture, la manière de Rubens. Rubens, en effet, qui avait fait un long séjour en Italie et avait étudié avec un soin particulier l’école vénitienne, ne l’a pourtant pas copiée. S’il est possible de reconnaître dans ses compositions la trace de Titien et de Paul Véronèse, il faut avouer cependant que le maître né à Cologne, qui a passé la plus grande partie de sa vie dans les murs d’Anvers, introduit à son tour une note nouvelle dans la peinture. La forme, que Michel-Ange et Léonard avaient conquise sous l’aspect purement scientifique ; la forme, que Raphaël, Titien et Allegri avaient représentée tour à tour par l’harmonie des lignes, l’éclat de la couleur, les ténèbres visibles, — Rubens a tenté de l’exprimer par un procédé nouveau, et chacun reconnaîtra qu’il a pleinement réussi dans sa tentative. On peut lui contester, dans plusieurs de ses compositions, la noblesse, l’élévation du style, on ne peut lui contester la réalité de l’imitation. Personne avant Rubens n’avait rendu la chair d’une manière aussi vivante. Sous ce rapport, les cinq maîtres italiens que j’ai nommés tout à l’heure ne sauraient lui être comparés. Depuis les naïades de la galerie de Médicis composée pour le palais du Luxembourg, et que nous possédons aujourd’hui au Louvre, jusqu’à la Descente de Croix de la cathédrale d’Anvers ; depuis la Crucifixion de saint Pierre, qui se voit aujourd’hui a Saint-Pierre de Cologne, jusqu’à la Sainte Famille qu’on admirait naguère dans la galerie Boursault, et qui aujourd’hui a quitté la France, il n’y a pas une seule toile de Rubens qui ne révèle pleinement ce qu’il a tenté, ce qu’il a voulu. Le but constant de toutes ses préoccupations, c’est la chair vivante et frémissante, et nul maître n’a jamais réussi aussi bien que lui à exprimer la chair. Qu’importe qu’il n’ait pas toujours choisi ses modèles avec un soin scrupuleux, qu’importe qu’il ait copié la forme flamande, réduite à ses élémens primitifs, aussi souvent, plus souvent peut-être que la forme flamande modifiée, enrichie par le mélange du sang espagnol, telle que nous l’admirons à Bruges ? Ce qui demeure constant, à l’abri de toute contestation, c’est que Rubens a exprimé la vérité de la chair comme personne n’avait su le faire avant lui.

Venu après les cinq maîtres italiens qu’il connaissait d’une façon incomplète, à l’exception de Raphaël, que Marc-Antoine Raimondi avait dû lui révéler, après Rubens qu’il possédait certes tout entier, que pouvait faire Rembrandt pour laisser une trace durable de son passage ? Il n’avait qu’un parti à prendre, et c’est celui qu’il a choisi : tenter une manière nouvelle. Sa manière en effet diffère manifestement des six manières que je viens de signaler. Lumineux au besoin comme Titien, imitateur fidèle de la chair comme Rubens, inférieur à Michel-Ange et à Léonard sous le rapport du savoir, dédaigneux des contours ou inhabile à les reproduire d’une façon aussi harmonieuse que Raphaël (le lecteur choisira), — s’il était permis de lui assigner un modèle, Antonio Allegri serait le seul qui se présenterait ; mais, la supposition admise, quelle différence entre le maître et l’élève ! Antonio Allegri n’abandonne jamais la suavité des contours ; Rembrandt semble en faire peu de cas. Le peintre de Parme relève directement de Léonard de Vinci, Léonard de Vinci n’a rien à réclamer dans la manière de Rembrandt. Le style du maître hollandais est un style à part, ses procédés ont été créés par lui et ne relèvent que de lui seul. L’emploi de la lumière tel qu’il le comprend, tel qu’il le pratique, est infiniment plus savant, plus ingénieux que l’emploi de la lumière conçu et pratiqué par Antonio Allegri. Aucun maître italien n’avait imaginé les procédés que Rembrandt a mis en usage : c’est pourquoi je ne crains pas de lui assigner le septième rang dans le gouvernement de la peinture. Je me représente en effet le domaine de cet art comme régi par sept maîtres souverains constituant une sorte d’heptarchie. La forme pure appartient à Michel-Ange et à Léonard ; la forme moins savante, mais plus harmonieuse, appartient à Raphaël ; la splendeur du coloris, à Titien ; la forme dessinée dans la pénombre, au Corrège : la chair vivante, à Rubens ; la forme tracée dans les ténèbres mystérieuses et pourtant intelligibles, au fils du meunier de Leyerdorp. Le maître hollandais a introduit à son tour une note nouvelle dans la peinture, que personne avant lui ne peut revendiquer, et qui établit son incontestable originalité.

Sans doute il se rencontre dans les écoles de France, d’Espagne et d’Allemagne des maîtres qui ne lui sont pas inférieurs sous le rapport intellectuel : mais aucun de ces maîtres, si éminent qu’il soit, ne peut se vanter d’avoir introduit dans la peinture une note nouvelle. Nicolas Poussin se place d’emblée par la composition à côté des premiers maîtres d’Italie ; mais sa manière de peindre n’a rien qui le sépare d’eux. Aussi savant, plus savant peut-être que Raphaël dans l’art de grouper ses personnages, de varier leurs attitudes et l’expression de leur visage, il n’a pas une manière de peindre qui lui appartienne en propre ; s’il est l’expression la plus haute de la raison dans l’histoire de son art, il n’a pas d’originalité technique. Murillo et Velasquez ne peuvent, pas plus que Nicolas Poussin, se vanter d’avoir mis en œuvre des procédés nouveaux. La valeur qui leur appartient ne signale pas un progrès dans le maniement du pinceau. Albert Dürer et Holbein, si habiles dans l’imitation de la réalité et souvent si éloquens, demeurent sans importance dans la question que nous agitons. Il n’y a rien en effet dans leurs procédés qui leur assigne une place à part. Leur manière d’employer la couleur n’offre rien d’inattendu, rien d’individuel.

Rembrandt seul, après Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël, Titien, Corrège et Rubens, nous offre une manière vraiment nouvelle, un procédé nouveau, un progrès réel dans le maniement du pinceau. Lors donc que j’assigne à Rembrandt le septième rang dans l’heptarchie de la peinture, je n’entends pas le mettre au-dessus de Nicolas Poussin, de Velasquez et de Murillo, au-dessus d’Albert Dürer ou d’Holbein sous le rapport de la composition ou de l’expression ; telle n’est pas ma pensée : je veux seulement constater qu’il a manié le pinceau comme personne ne l’avait fait avant lui, et c’est à nos yeux ce qui lui donne droit au septième rang. En effet, après Michel-Ange, Léonard, Raphaël, Titien, Corrège, Rubens et Rembrandt, l’esprit le plus érudit chercherait vainement un artiste qui put leur être comparé sous le rapport de l’originalité. En dehors de cette heptarchie, il n’y a guère eu jusqu’ici qu’imitation, plagiat au point de vue technique : des maîtres habiles se sont produits, mais aucun de ces maîtres ne mérite dans l’histoire de la peinture une place aussi importante. Variété, finesse, fidélité d’imitation, élégance de lignes, sobriété de style, profondeur de composition, ils ont pu tout prodiguer, sans détrôner les rois que je viens de nommer.

Arrivé au terme de cette étude, je ne voudrais pas qu’on se méprît sur le sens de ma pensée. Je ne voudrais pas laisser croire que les œuvres de Rembrandt sont aussi salutaires pour les jeunes artistes que les œuvres de Léonard et de Raphaël. Comme la beauté est le but suprême des arts du dessin, il est évident que les chefs de l’école milanaise et de l’école romaine sont des guides plus sûrs que le maître hollandais ; mais après avoir suivi ces guides presque divins, il sera toujours bon, toujours utile de s’adresser au maître hollandais pour essayer de lui dérober le secret de ses procédés. Pour ma part, je ne vois pas pourquoi il serait défendu de dessiner aussi purement que Léonard et Raphaël, en noyant le contour des corps dans une ombre mystérieuse, comme l’a fait Rembrandt. C’est, je l’avoue, un problème difficile à résoudre ; je ne crois pas pourtant qu’il soit absolument insoluble. Je me contente d’affirmer que Rembrandt est dans l’histoire de la peinture un des sept maîtres qui représentent vraiment une manière à part.


GUSTAVE PLANCHE.