À la dure, roman (trad. H. Motheré)/13

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À la dure, roman (trad. H. Motheré)
La Revue blancheTome XXVII (p. 502-522).
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À la dure  [1]
CHAPITRE XXXIX
Visite aux îles du lac Mono. — Cendres et désolation. — La vie chez la mort. — Notre bateau à la dérive. — Un bond pour la vie. — Tempête sur le lac. — Une masse de mousse de savon. — Curiosités géologiques. — Une semaine sur les Sierras. — Nous l’échappons belle à une explosion comique. — « Fourneau des tas parti. »

À sept heures environ, par un matin de soleil torride, car on était alors en plein été, Higbie et moi nous prîmes l’embarcation et nous partîmes pour un voyage de découverte aux deux îles. Il y avait longtemps que nous en mourions d’envie ; mais nous avions été retenus par la crainte des tempêtes ; car elles étaient fréquentes, et assez violentes pour chavirer sans grande difficulté un canot à rames ordinaire comme le nôtre, et, une fois chaviré, la mort s’ensuivrait en dépit de nos belles prouesses de natation, attendu que cette eau vénéneuse dévore les yeux de l’homme comme du feu et lui consume les viscères s’il embarque une lame. On prétendait qu’il y avait vingt kilomètres pour aller aux îles en ligne directe, une longue trotte et une chaude ; mais la matinée était si calme et si ensoleillée, le lac si cristallin et si mort que nous ne pûmes résister à la tentation. Nous remplîmes d’eau deux gros bidons de fer-blanc (puisque nous ignorions l’emplacement de la prétendue source) et nous partîmes. Les muscles aguerris de Higbie imprimèrent une bonne vitesse à l’esquif ; mais en atteignant notre destination, nous jugeâmes que nous avions trimé plutôt vingt-cinq kilomètres que vingt.

Nous débarquâmes sur la grande île et nous allâmes à terre. Nous goûtâmes l’eau des bidons, alors, et nous nous aperçûmes que le soleil l’avait fait tourner ; elle était si corrompue que nous ne pouvions l’avaler ; nous la jetâmes et nous nous mîmes en quête de la source — car la soif augmente vite dès qu’il est manifeste que l’on n’a plus sous la main le moyen de l’étancher. L’île était une longue colline d’une hauteur modérée, toute en cendres et en pierres ponces, où nous enfoncions jusqu’aux genoux à chaque pas et tout autour du sommet s’étendait un mur sourcilleux de rocs calcinés et déchirés. Quand nous parvînmes à ce sommet et que nous pénétrâmes de l’autre côté du mur, nous ne trouvâmes qu’un bassin peu profond, se développant au loin, tapissé de cendres et par ci par là de quelques traînées de sable fin. Par endroits, de pittoresques jets de vapeur fusaient hors des crevasses attestant que si cet ancien cratère s’était retiré des affaires, il restait encore du feu dans ses fournaises. À côté d’un de ces jets de vapeur, s’élevait le seul arbre de l’île, un petit pin du plus gracieux contour et de la plus impeccable symétrie ; sa couleur était d’un vert brillant, la vapeur flottait incessamment à travers ses branches et les humectait perpétuellement. Il constrastait assez étrangement, ce beau et vigoureux déclassé, avec son sinistre entourage de mort. On aurait dit un fantôme joyeux dans une demeure en deuil.

Nous courûmes partout après la source, traversant l’île dans toute sa longueur (de 3 à 5 kilomètres) et deux fois dans sa largeur, escaladant patiemment les monticules de cendres et nous laissant glisser de l’autre côté sur notre séant en soulevant des volumes étouffants de poussière grise. Mais nous ne trouvâmes rien que de la solitude, des cendres, et un silence à fendre le cœur. À la fin nous remarquâmes que le vent s’était levé et nous oubliâmes notre soif devant notre inquiétude, car, le lac étant calme, nous n’avions pas pris la peine d’amarrer notre bateau. Nous nous hâtâmes jusqu’à un point de vue commandant notre débarcadère et alors… mais de simples paroles ne peuvent décrire notre consternation — le bateau était parti. La situation n’était pas agréable ; au vrai, pour parler ingénument, elle était effrayante. Selon toute vraisemblance, il n’existait pas d’autre embarcation sur le lac entier. Nous étions prisonniers sur une île déserte, dans le voisinage d’amis, qui, chose effroyable, étaient pour le moment incapables de nous secourir ; et le plus ennuyeux c’était encore que nous n’avions ni vivres ni eau. Mais bientôt nous aperçûmes le bateau. Il dérivait au hasard, nonchalamment, à une cinquantaine de mètres de la rive, ballotté dans une houle écumeuse. Il dérivait et dérivait sans relâche, mais à la même distance prudente de la terre et nous attendions que la fortune nous favorisât. Au bout d’une demi-heure, il s’approcha d’un cap en saillie, et Higbie courut se poster sur la pointe extrême prêt à l’assaut. Si nous manquions notre coup nous n’avions plus d’espoir. L’embarcation s’approchait maintenant sans cesse du rivage ; mais s’en rapprocherait-elle assez pour qu’il y eût contact ? telle était la question importante. Quand elle arriva à trente pas de Higbie, j’étais si palpitant que je croyais entendre battre mon propre cœur. Quand, un peu plus tard, elle passa lentement à un court mètre de distance, ce fut comme si mon cœur s’arrêtait ; et quand elle fût exactement en face de lui et recommença à prendre du large, tandis qu’il restait en sentinelle comme une statue, mon cœur s’arrêta, j’en suis sûr. Mais quand il fit un grand bond, l’instant d’après, et retomba bien sur la poupe, je poussai un cri de guerre qui réveilla les solitudes.

Sur le lac, la mer était grosse et le vent croissait. Il se faisait tard aussi, trois ou quatre heures du soir. S’il fallait se risquer, oui ou non, à gagner la terre ferme, c’était une question de quelque importance, mais nous souffrions tellement de la soif que nous décidâmes d’essayer. Hygbie se mit donc à l’ouvrage et je gouvernai à la godille. Quand nous fûmes parvenus à grand peine à deux kilomètres, nous nous vîmes manifestement en sérieux danger, la tempête ayant grandement augmenté. Les lames couraient très hautes, coiffées de crêtes écumeuses, le ciel était tendu de noir et le vent soufflait avec une grande furie. Nous serions revenus en arrière, alors ; seulement nous n’osions pas virer de bord, parce que dès que l’embarcation se serait trouvée dans le creux de la vague elle aurait naturellement chaviré. Notre seule espérance consistait à la maintenir debout à la lame. C’était là une rude tâche, tellement le tangage était dur et tellement étaient violents le choc et la poussée des vagues contre la proue. De temps en temps un des avirons d’Higbie trébuchait sur la crête d’une lame tandis que l’autre, faisait pirouetter le bateau en demi-cercle, malgré mon encombrant engin de timonerie. Nous étions perpétuellement trempés par les embruns et quelquefois le bateau embarquait de l’eau. Au bout de quelque temps, si vigoureux que fût mon camarade, ses efforts énergiques commencèrent à le fatiguer ; il voulut changer de place avec moi pour pouvoir se reposer un peu. Mais je lui représentai que cela était impossible, car si l’aviron qui servait à gouverner se trouvait un moment abandonné, le bateau tomberait par le travers à la lame, chavirerait et en moins de cinq minutes nous ingurgiterions quatre ou cinq cents litres d’une eau de lessive qui nous rongerait si vite que nous ne pourrions même pas assister à notre propre enterrement.

Mais rien ne dure éternellement. Au moment où les ténèbres tombaient, nous entrâmes, dans le port. Higbie lâcha ses avirons pour crier hourrah, je lâchai le mien pour l’aider, la houle fit pivoter le bateau sur lui-même et nous chavirâmes.

La torture que l’eau d’alcali inflige aux écorchures, aux ecchymoses et aux ampoules des mains est indicible, et seul un graissage complet peut la tempérer ; malgré cela, nous mangeâmes, nous bûmes et dormîmes bien cette nuit-là.

En parlant des particularités du lac Mono, j’aurais dû mentionner que par endroits s’élèvent sur ses bords de pittoresques agglomérations d’un roc blanchâtre à gros grain qui ressemble à du mortier grossier et durci ; si l’on casse des fragments de roc on y trouve parfaitement formés et pétrifiés des œufs de goélands, profondément enfouis dans la terre. Comment sont-ils venus là ? Je me borne à citer le fait, car c’en est un — et je laisse au lecteur géologue cette noisette à casser à loisir et ce problème à résoudre à sa façon.

Au bout d’une semaine nous nous rendîmes dans les sierras pour une excursion de pêche ; nous passâmes plusieurs jours au bivouac au pied du neigeux Castle Peak, et nous pêchâmes la truite avec succès dans un gracieux lac en miniature dont la surface était entre 3 300 et 3 600 mètres au-dessus du niveau de la mer. Nous nous rafraîchissions durant les chaudes après-midi d’août en nous asseyant sur des couches de neige de 3 mètres d’épaisseur, dont les bords abritaient un beau gazon et des fleurs délicates qui s’y épanouissaient somptueusement. Pendant la nuit, nous nous amusions à crever de froid. Ensuite nous revînmes au lac Mono et, voyant que l’agitation causée par le ciment se calmait un peu, nous décampâmes et nous retournâmes à Esmeralda. M. Ballou poussa quelques reconnaissances à l’entour, puis, en augurant mal, repartit tout seul pour le Humboldt.

Vers cette époque se produisit un petit incident qui a toujours à mes yeux revêtu quelque intérêt par la raison qu’il faillit bien amener mes obsèques. Dans un temps où l’on s’attendait à l’attaque des Indiens, les habitants cachaient leur poudre de guerre dans des endroits où elle se trouvât en sûreté, sans cesser d’être à la portée de leur main en cas de besoin. Un de nos voisins en avait caché six boîtes dans le four d’un vieux fourneau de cuisine qui se trouvait en plein air près d’un appentis ou hangar en planchas et dès lors il n’y pensa jamais plus. Nous louâmes un Indien à demi domestique pour faire notre blanchissage et il prit position sous le hangar avec son baquet. Le vénérable fourneau de cuisine reposait à dix pas de lui, juste en face. À la fin, il lui vint à l’idée que de l’eau chaude vaudrait mieux que de l’eau froide ; il s’en alla faire du feu sous ce magasin à poudre oublié et y posa une bouillotte. Après, il revint à son baquet. Là-dessus, moi j’entrai dans l’appentis, je jetai par terre de nouveau linge et j’allais partir, lorsque le fourneau fit explosion avec une détonation prodigieuse et disparut sans qu’il en restât un vestige. Des fragments tombèrent dans les rues à deux cents mètres de là, bien comptés. Presque le tiers de la toiture du hangar fut détruit, et l’un des couvercles du fourneau, après avoir coupé en deux la moitié d’un petit poteau en avant de l’Indien, siffla entre nous deux et se planta dans la paroi au-delà. J’étais blanc comme un linge, aussi faible qu’un poulet et sans parole. Mais l’Indien ne laissa percer ni détresse ni même nul malaise. Il s’arrêta simplement de laver, se pencha en avant pour examiner un moment le terrain nettoyé et vacant, puis remarqua : « Mph ! l’fourneau des tas parti ! » puis il reprit son lessivage aussi placidement que si c’était là un acte tout à fait ordinaire de la part d’un fourneau. Je dois expliquer que « des tas », dans le patois des Indiens, veut dire « beaucoup ». Le lecteur concevra toute l’amplitude de sa signification dans le cas présent.

CHAPITRE XL
La mine du Wide West. — Un filon borgne. — Enfin !

J’arrive maintenant à un curieux épisode, le plus curieux, je crois, qui eût jusque-là signalé ma paresseuse, inutile, insouciante carrière. Hors du flanc d’une colline, vers le haut de la ville, proéminait une muraille d’affleurements de quartz rougeâtre, crête apparente d’un filon argentifère, qui se prolongeait loin dans les profondeurs du sol. Naturellement c’était la propriété d’une compagnie intitulée « Wide West » (le Vaste Ouest). Il y avait un puits de 20 à 25 mètres creusé à la partie inférieure des affleurements ; tout le monde connaissait le roc qui en sortait — un roc passablement riche, mais rien d’extraordinaire. Je remarquerai ici que, quoique, aux yeux de l’ « étranger » ignorant, tout le quartz d’un district particulier soit à peu près pareil, un ancien habitant du camp jette un coup d’œil sur un tas de rocs mélangés, en sépare les fragments et vous dit de quelle mine vient chacun d’eux aussi facilement qu’un confiseur sépare et classifie les différentes espèces et qualités de sucre candi, dans un tas mélangé de cet article.

Tout d’un coup la ville fut en proie à une surexcitation extraordinaire. Selon le parler des mines, « la Wide West avait trouvé la veine ». Tout le monde alla voir les nouveaux déblais et, pendant quelques jours, il y eut une telle foule aux abords du puits de la Wide West, qu’un étranger aurait cru qu’on y tenait un meeting. Nul autre sujet n’occupait les conversations, que cette riche découverte ; personne ne pensait ni ne rêvait à autre chose. Chaque individu emportait un échantillon, le pilait dans un mortier, le délayait dans sa cuillère de corne et, muet de stupeur, restait en extase devant le résultat miraculeux. Ce n’était pas un roc dur, mais un corps noir et décomposé qui s’effritait dans la main comme une pomme de terre bouillie et montrait, quand on l’étalait sur du papier, une épaisse moucheture d’or et de particules d’argent natif. Higbie en apporta une poignée dans la cabane et, quand il l’eut diluée, son étonnement devint indescriptible. Les titres de la Wide West s’élevèrent jusqu’au septième ciel. On disait que des offres répétées s’étaient produites à raison de mille dollars le pied et avaient été promptement repoussés. Tout le monde en était bleu, bleu de ciel simplement — mais moi j’en étais indigo, parce que je ne possédais aucune action de la Wide West. Le monde me semblait vide et l’existence un martyre. Je perdis l’appétit et je cessai de m’intéresser à rien. Pourtant il me fallait rester à écouter l’allégresse des autres, parce que je n’avais pas d’argent pour quitter le camp.

La Compagnie du Wide West mit un terme à l’emport des échantillons et pour cause, car chaque poignée de minerai valait une somme importante. Pour en donner une idée, je dirai qu’un lot de seize cents livres de ce minerai fut vendu brut sur le carreau de la mine à un dollar la livre, et que l’acheteur l’emporta à dos de mulets, 245 kilomètres à travers la montagne jusqu’à San Francisco, certain d’en tirer encore un bénéfice qui le dédommagerait richement de toutes ses peines.

La Wide West commanda aussi à son contremaître de refuser l’entrée de la mine à tout ouvrier du dehors, en tout temps et sans exception. Je continuais mes méditations « azurées », Higbie poursuivait aussi les siennes, mais elles étaient d’un autre genre. Il retournait le roc, l’examinait à la loupe, l’inspectait sous différents jours et sous différents angles et, après chaque expérience, s’exprimait à lui-même, en monologue, une seule et même opinion invariable, sous une seule et même formule invariable :

— Ce n’est pas du roc de la Wide West.

Il dit une ou deux fois qu’il voulait aller jeter un coup d’œil dans le puits de la Wide West, quand on devrait lui tirer dessus pour la peine. Moi j’étais désolé et je ne me souciais guère qu’il y allât ou qu’il n’y allât pas.

Il échoua ce jour-là et essaya de nouveau le soir, il échoua encore ; il se leva à l’aube, essaya et échoua encore. Alors, il se mit en embuscade dans la brousse pendant des heures et des heures, attendant que les deux ou trois ouvriers allassent dîner à l’ombre d’un bloc de rocher : il fit une première tentative, prématurément — l’un des hommes revint chercher quelque chose ; il essaya encore ; il arrivait presque à la bouche du puits, quand un autre ouvrier se leva de derrière le rocher comme pour reconnaître les environs et il se jeta à plat-ventre sans bouger ; ensuite il rampa jusqu’à l’ouverture du puits, à l’aide des pieds et des mains, jeta vivement un regard circulaire autour de lui, empoigna la corde et se laissa glisser jusqu’au fond. Il disparut dans l’obscurité d’une « galerie latérale » au moment même où une tête se montrait à l’orifice du puits et où une voix poussait un « ohé » auquel il ne répondit pas. Il ne fut plus dérangé. Une heure après il rentra dans notre cabane, en ébullition, rouge, prêt à éclater d’enthousiasme comprimé et il s’exclama en un chuchotement de théâtre :

— Je le savais bien, nous sommes riches ! c’est un filon borgne !

Je crus sentir l’univers chanceler sous mes pieds. Le doute — la conviction — le doute encore — l’exultation, l’espérance, la stupéfaction, la crédulité, l’incrédulité, toutes les émotions imaginables tourbillonnaient tour à tour en tumulte à travers ma poitrine et mon cerveau et je ne pouvais prononcer une parole. Au bout d’un moment ou deux de cette frénésie mentale, je me remis d’aplomb en un soubresaut et je dis :

— Répétez-moi ça !

— C’est un filon borgne !

— Camarade ! il faut brûler la maison ou tuer quelqu’un ! Allons dehors chercher un endroit où l’on puisse crier hourrah ! Mais à quoi bon ! C’est cent fois trop beau pour être vrai ! »

— C’est un filon borgne, je parie un million ! avec paroi-latérale-assiette, lit d’argile, tout complet !

Il agita son chapeau et poussa trois vivats, de mon côté je jetai le doute à tous les vents et je fis chorus avec résolution. Car je valais un million de dollars et je ne me souciais plus si c’était classe ou congé.

Mais peut-être que je devrais m’expliquer. Un filon borgne, c’est un filon qui n’affleure pas à la surface. Le mineur ne sait ou chercher de pareils filons, mais on les découvre souvent pendant le percement d’un tunnel ou le forage d’un puits. Higbie connaissait parfaitement bien le roc de la Wide West, et plus il avait examiné les nouvelles extractions, plus il s’était persuadé que le minerai ne pouvait venir de la mine de Wide West. Ainsi à lui seul dans tout le camp l’idée était venue qu’il y avait un filon borgne au fond du puits et que les gens de la mine eux-mêmes n’en soupçonnaient rien. Il avait raison. Lorsqu’il descendit dans le puits, il reconnut que le filon borgne suivait sa direction indépendante à travers la veine de la Wide West, en la coupant en diagonale et qu’il était renfermé dans ses propres enveloppes de rocher et d’argile bien définies. Par conséquent, il était à la merci du public. Les deux filons étant parfaitement distincts, il était aisé à tout mineur de voir lequel appartenait à la Wide West et lequel ne lui appartenait pas. Nous réfléchîmes qu’il serait bon de nous procurer un ami puissant, nous emmenâmes donc le contre-maître de la Wide West dans notre cabane ce soir là et nous lui révélâmes la grande surprise.

Higbie lui dit :

— Nous allons prendre possession de ce filon borgne, le faire enregistrer et faire établir notre droit de propriété, puis défendre à la Wide West d’en extraire à l’avenir aucun minerai. Vous ne pouvez en cette circonstance rendre aucun service à votre compagnie, personne ne le peut. Je descendrai dans le puits avec vous et je prouverai à votre entière satisfaction que c’est bien là un filon borgne. Eh bien ! maintenant, nous vous proposons de vous associer à nous et de revendiquer le filon sous nos trois noms. Votre réponse ?

Que pouvait répondre un homme à qui l’occasion se présentait, rien qu’en étendant la main, d’entrer en possession d’une fortune sans risque d’aucune sorte, sans léser personne ni attacher à son nom la moindre ombre de déshonneur ? Il ne pouvait que dire : « Accepté. »

L’avis fut affiché dans la soirée et dûment couché sur les livres de l’enregistrement avant dix heures. Nous prenions possession de deux cents pieds chacun — six cents pieds en tout — l’organisation la plus réduite et la plus compacte de tout le district et la plus facile à exploiter.

Personne n’aura l’étourderie de supposer que nous avons dormi cette nuit-là. Higbie et moi, nous nous couchâmes à minuit, mais ce ne fut que pour rester éveillés, en proie à nos pensées, à nos rêves, à nos projets. La cabane délabrée, sans plancher, était un palais, les couvertures grisâtres et rapiécées, de la soie, les meubles, du bois de rose et de l’acajou. Chaque splendeur nouvelle surgissant de mes visions de l’avenir me retournait sur mon lit ou me redressait sur mon séant comme le choc d’une pile électrique. Nous nous renvoyions de l’un à l’autre des fragments de conversation. À un moment Higbie me dit :

— Quand est-ce que vous retournez à la maison… aux États-Unis ?

— Demain ! une ou deux évolutions, et assis — eh bien, non, mais le mois prochain au plus tard.

— Nous partirons par le même vapeur.

— Convenu.

Un silence :

— Le vapeur du 10 ?

— Oui, non, du Ier.

— Parfait.

Nouveau silence :

— Où habiterez-vous ? dit Higbie,

— À San Francisco.

— Moi aussi.

Silence.

— Trop haut, trop à grimper, fit Higbie.

— Où çà ?

— Je pensais à Russian-Hill — pour y bâtir une maison.

— Trop à grimper ? Vous n’avez donc pas votre voiture ?

— C’est juste, j’oubliais.

Silence.

— Camarade, quel genre de maison allez-vous bâtir ?

— Je me le demandais, trois étages et des combles.

— Oui, mais en quoi ?

— Eh bien, je n’en sais trop rien. En briques, je suppose.

— En briques, pouah !

— Pourquoi ? quel est votre plan, à vous ?

— Façades en pierres de taille — des glaces aux fenêtres — la salle de billard donnant sur la salle à manger — des statues, des tableaux — un bosquet, une pelouse de deux arpents — une serre — un chien en fonte sur le perron — des chevaux gris, un landau et un cocher avec une cocarde à son chapeau.

— Mâtin !

Long silence.

— Camarade, quand est-ce que vous irez en Europe ?

— Mais, je n’y avais pas encore pensé. Et vous ?

— Au printemps,

— Vous resterez tout l’été ?

— Tout l’été ! Je resterai trois ans.

— Non — mais sérieusement ?

— Certainement.

— J’irai avec vous.

— Mais bien sûr.

— Dans quel pays de l’Europe irez-vous ?

— Dans tous. En France, en Angleterre, en Allemagne, en Espagne et en Italie ; en Suisse, en Syrie, en Grèce, en Palestine, en Arabie, en Perse, en Égypte, partout, de tous les côtés.

— Ça me va.

— Parfait.

— Il ne sera pas dans un sac, le voyage ! non !

— Nous dépenserons trente ou quarante mille dollars pour ça !

Encore un long silence.

— Higbie, nous devons six dollars au boucher et il menace de nous couper le…

— Asseyez-vous dessus.

— Amen !

Et ainsi de suite. Vers trois heures nous reconnûmes que ce n’était pas la peine de continuer. Nous nous levâmes donc et nous jouâmes au jacquet, en fumant des pipes jusqu’au jour. C’était mon jour de semaine à la cuisine. J’avais toujours détesté la cuisine, à présent je l’abominais.

La nouvelle était répandue en ville. L’émotion avait été grande la première fois ; cette fois-ci elle était encore plus considérable. Je me promenais par les rues heureux et serein. Higbie me dit qu’on avait offert deux cent mille dollars au contremaître pour son tiers de la mine. Je répondis qu’il ferait beau me voir vendre le mien pour ce prix-là. Mes prétentions étaient grandioses. Mon chiffre était un million de dollars. Pourtant, en toute loyauté, je crois que si on me l’avait offert, cela n’aurait pas eu d’autre effet que me faire exiger davantage.

Je prenais un plaisir abondant à être riche. Un individu m’offrit un cheval de trois cents dollars contre ma simple signature, sans endos. Ce fait m’apportait la sensation la plus palpable de toutes celles que j’avais encore éprouvées : que j’étais riche pour de bon, sans l’ombre d’un doute. Il fut suivi de nombre d’autres témoignages de la même nature — parmi lesquels je me permettrai de mentionner l’acte du boucher qui nous apporta double ration de viande et ne souffla mot de l’argent.

Selon les lois du district, les « découvreurs » ou concessionnaires de mines étaient obligés d’exécuter une somme de travail honnête et raisonnable sur leur nouvelle propriété dans les dix jours suivant la concession, sinon ils en étaient déchus et quiconque pouvait s’en emparer à sa guise. Nous décidâmes donc de nous mettre au travail le lendemain. Au milieu de l’après-midi en sortant du bureau de poste, je rencontrai un M. Gardiner qui me raconta que le capitaine John Nye était chez lui (au ranch de Nine-Miles), au lit et gravement malade, et que sa femme et lui n’arrivaient pas à donner au patient les soins et l’assistance que son cas demandait. Je répondis que, s’il voulait m’attendre un moment, j’irais l’aider auprès du malade. Je courus à la cabane prévenir Higbie. Il était absent, mais je laissai sur la table un mot à son adresse et, quelques minutes après, je quittais la ville dans le chariot de Gardiner.

CHAPITRE XLI
Un rhumatisant. — Je pars. — Notre ballon crève. — Notre troisième associé.

Le capitaine Nye était vraiment très malade d’un rhumatisme spasmodique. Mais le vieux monsieur restait lui-même, c’est-à-dire qu’il était aimable et courtois quand il ne souffrait pas et qu’il devenait un chat sauvage d’une violence singulière quand les choses se gâtaient. Était-il en train de sourire, et assez gaîment ma foi, qu’un subit accès de son mal le prenait et que son sourire s’éteignait dans un paroxysme de fureur. Il geignait, se lamentait et hurlait d’angoisse et remplissait les intervalles avec les jurons les plus laborieux qu’une forte conviction et une belle imagination pussent inventer. En temps ordinaire, il savait à l’occasion jurer pertinemment et manier ses adjectifs avec un grand discernement ; mais quand l’accès le tenait, c’était pénible de l’entendre, tellement il devenait maladroit. Malgré tout je l’avais vu soigner un malade lui-même et accepter patiemment les inconvénients de la situation. Par conséquent j’étais résolu à lui laisser toute latitude, maintenant que son tour était venu. Il ne pouvait pas me démonter avec tous ses emportements et ses imprécations : mon esprit avait de l’occupation sur la planche et il s’y absorbait nuit et jour, quel que fût d’ailleurs le travail ou l’oisiveté de mes mains. Je modifiais et perfectionnais les plans de ma maison, j’examinais s’il ne vaudrait pas mieux placer la salle de billard dans les combles au lieu de la mettre au même étage que la salle à manger ; j’essayais aussi de me décider entre le vert et le bleu pour les tentures du salon ; car, quoique ma préférence fût pour le bleu, je craignais que ce ne fût une couleur trop prompte à se faner à la poussière et au soleil ; tandis que je désirais donner au cocher une modeste livrée, j’étais indécis au sujet du valet de chambre ; il m’en fallait un et j’avais bien l’intention d’en avoir un, mais je voulais qu’il pût paraître et exercer ses fonctions en civil, parce que je redoutais un peu tant d’apparat. Et pourtant, étant donné que feu mon grand-père avait eu un cocher et un train de maison à l’avenant, mais pas de livrées, je me sentais comme appelé à l’éclipser, ou à éclipser ses mânes tout au moins ; j’organisais aussi le voyage en Europe et je parvins à en tracer parfaitement le canevas, quant au parcours et au temps à y consacrer — moins une seule exception savoir : s’il fallait traverser le désert du Caire à Jérusalem à dos de chameau ou aller par mer jusqu’à Beyrouth et de là m’enfoncer dans les terres par caravane. En attendant j’écrivais tous les jours à mes amis à la maison pour les informer de tous mes projets et les charger de trouver une belle résidence pour ma mère et d’en débattre le prix avant mon arrivée ; et aussi, leur prescrivant de vendre ma terre de Tennessee et d’en verser le montant à la caisse de secours et de retraites de l’union typographique dont j’avais été longtemps un membre zélé. (Cette terre de Tennessee était la propriété de la famille depuis longtemps et promettait de nous doter de l’opulence un jour ou l’autre ; elle nous le promet toujours, mais d’une façon moins violente.)

Après que j’eus soigné le capitaine neuf jours, il se trouva un peu mieux, quoique très faible. Pendant l’après-midi nous le soulevâmes sur une chaise et nous lui donnâmes un bain de vapeur d’alcool, puis nous nous mîmes en devoir de le réinstaller dans son lit. Il nous fallait être extrêmement attentifs, car le moindre tiraillement faisait naître la douleur. Gardiner tenait les épaules et moi les jambes ; par malheur je vins à trébucher et le patient tomba lourdement sur son lit dans une agonie de torture. Jamais de ma vie je n’ai entendu quelqu’un sacrer pareillement. Il s’emporta comme un fou furieux et essaya de saisir un revolver sur la table, mais je m’en emparai. Il m’ordonna de prendre la porte et fit serment avec un monde de jurons de me tuer n’importe où il me rencontrerait, quand il se retrouverait sur pied. Ce n’était rien qu’un accès de fureur et ne tirait pas à conséquence. Je savais bien qu’au bout d’une heure il n’y penserait plus, peut-être même qu’il le regretterait ; mais cela m’irrita un peu sur le moment, si bien que je me déterminai à regagner Esmeralda. Je me disais qu’il pouvait se tirer d’affaire tout seul à présent, puisqu’il partait sur la piste de guerre. Je dînai et dès que la lune se leva je commençai mon voyage de 15 kilomètres à pied. Les millionnaires eux-mêmes n’avaient pas besoin de chevaux dans ce temps-là pour une trotte de 15 kilomètres sans bagages.

Comme je montais sur la hauteur dominant la ville, il était minuit moins le quart. Je jetai un regard sur la colline qui formait l’autre revers de la gorge et, sous le brillant clair de lune, j’aperçus ce qui me parut environ la moitié de la population du village massée sur le domaine de la Wide-West. Mon cœur bondit d’allégresse et je me dis : « On a fait encore une trouvaille ce soir, et plus riche que jamais, sans doute. » Je partis dans cette direction, mais je me ravisai ; je pensai que la trouvaille serait de bonne garde et que j’avais grimpé assez de collines pour une seule soirée. Je continuai à descendre dans la ville et, au moment où je passais devant une boulangerie allemande une femme se précipita dehors et me supplia d’entrer à son secours. Son mari avait une attaque, disait-elle. J’entrai et je trouvai qu’elle avait raison, il avait l’air d’en avoir cent condensées en une seule.

Il y avait là deux allemands qui essayaient de le maîtriser et qui n’y réussissaient pas trop. Je courus une ou deux maisons plus haut dans la rue, je réveillai un docteur endormi, je l’emmenai à moitié vêtu et, à nous quatre, nous luttâmes à mains plates avec le malade, nous le droguâmes, nous le douchâmes et nous le saignâmes, tandis que la pauvre allemande s’acquittait de ses fonctions de pleureuse. Il se calma alors et, de compagnie avec le docteur, je me retirai, le laissant aux mains de ses amis.

Il était un peu plus d’une heure. Comme je passais devant la porte de la cabane, fatigué mais content, la lumière enfumée d’une chandelle de suif me révéla Higbie assis près de la table en bois blanc, fixant un regard stupide sur mon mot d’écrit qu’il tenait à la main, le visage pâle, vieilli et hagard. Je fis halte pour le regarder. Il me regarda de son côté, tout hébété ; je pris la parole.

— Higbie, quoi ? qu’est-ce qu’il y a ?

— Nous sommes ruinés… Nous n’avons pas fait le travail… Le filon borgne est reconcédé.

C’en était assez, je m’assis écœuré, brisé, navré et désespéré pour de bon. La minute d’avant, j’étais riche et débordant de vanité, maintenant j’étais indigent et très humble. Nous demeurâmes immobiles sur nos chaises pendant une heure, tout à nos pensées, tout aux vains et inutiles reproches de nos consciences, tout à nos « pourquoi n’ai-je pas fait ceci ? « et pourquoi n’ai-je pas fait cela ? » Mais ni l’un ni l’autre ne prononçâmes un mot.

Ensuite nous nous abandonnâmes à nos explications mutuelles et le mystère s’éclaircit. Il apparut que Higbie avait compté sur moi, comme moi j’avais compté sur lui et comme tous deux nous avions compté sur le contremaître. Quelle folie ! C’était la première fois que le constant et rassis Higbie avait laissé une affaire importante au hasard et manqué de fidélité dans l’accomplissement consciencieux d’un engagement.

Mais il n’avait eu nulle connaissance de mon billet avant l’instant présent, et c’était la première fois qu’il pénétrait dans la cabane depuis notre dernière entrevue. Lui aussi avait laissé un mot pour moi dans ce fatal après-midi ; il était arrivé à cheval et avait regardé par la fenêtre et, se trouvant pressé, avait jeté le billet dans la cabane par l’ouverture d’un carreau cassé. Il était encore là sur le sol, où il était resté intact pendant neuf jours.

« Ne manquez pas de faire le travail nécessaire avant que les dix jours n’expirent. W. vient de passer et m’a prévenu. Je dois le rejoindre au lac Mono, d’où nous repartirons ce soir. Il dit qu’il trouvera cette fois et sûrement. »

« W » signifiait Whiteman naturellement. Ce ciment trois fois maudit ! Et voilà ! Un vieux mineur comme Higbie ne pouvait pas plus résister à la fascination d’une mystérieuse histoire de mines, telle que cette bourde à propos de ciment, que se retenir de manger quand il avait faim. Il y avait des mois qu’il rêvait de ce merveilleux ciment et alors, malgré la voix de sa raison, il s’en était allé et avait joué la partie en abandonnant à ma sauvegarde une mine qui valait un million de veines de ciment non découvertes. On ne les avait pas suivis cette fois-ci. Sortir à cheval de la ville en plein jour, c’était une action si banale qu’elle n’avait attiré l’attention de personne. Ils avaient poursuivi, disait-il, leurs investigations dans les retraites des montagnes pendant neuf jours, sans succès, impossible de trouver le ciment. Alors une crainte surnaturelle l’avait saisi qu’un accident n’eût empêché l’exécution du travail nécessaire à notre possession du filon borgne (quoique cela lui parût à peine possible) et aussitôt il était reparti pour la maison en toute hâte. Il aurait atteint Esmeralda à temps, mais son cheval se couronna et il dut faire à pied une grande partie du chemin. Et voilà comment il entra à Esmeralda par une route au moment où j’y entrais par l’autre. Ce fut lui pourtant qui montra le plus d’énergie, car il se rendit droit à Wide West au lieu de se rebuter contre moi. Il arriva là de cinq à dix minutes trop tard ! L’ « avis » était déjà affiché, la « reconcession » de notre mine effectuée sans rémission et la foule en train de se disperser rapidement. Il recueillit quelques détails avant de quitter le terrain. Le contremaître n’avait pas paru dans les rues depuis le soir ou nous avions revendiqué la mine ; un télégramme l’avait appelé en Californie pour une affaire de vie ou de mort, à ce qu’on disait. En tous cas, il n’avait fait aucun travail et les yeux vigilants de la population prenaient note de la circonstance. Sur le minuit de ce calamiteux dixième jour, le filon devenait reconcessible, et vers onze heures la côte était noire de gens, prêts à monter et à se l’octroyer. C’était ça la foule que j’avais vue quand je m’étais figuré que l’on venait de faire une nouvelle trouvaille — idiot que j’étais, Nous avions tous les trois le même droit que n’importe qui à la reconcession du filon, pourvu que nous fussions assez lestes. Dès qu’on annonça minuit, quatorze hommes, dûment armés et décidés à défendre leur acte, affichèrent leur « avis » et proclamèrent leur propriété du filon borgne sous le nouveau nom de la « Johnson ». Mais notre associé A. D. Allen, le contre-maître, se montra subitement à cet instant, un revolver armé à la main et leur enjoignit d’ajouter son nom sur la liste, sans quoi il allait « éclaircir un peu la Compagnie Johnson ». C’était un splendide gaillard, mâle et déterminé, connu pour tenir sa parole, aussi négocia-t-on une transaction. On l’inscrivit pour une centaine de pieds, chacun se réservant les deux cents pieds habituels. Voilà l’histoire des événements de la soirée telle que Higbie l’avait apprise de la bouche d’un ami en revenant de la maison.

Higbie et moi nous décampâmes le lendemain matin pour une nouvelle expédition minière, heureux de quitter le théâtre de nos souffrances, et après un mois ou deux de tribulations et de désappointements, nous retournâmes une fois de plus à Esmeralda. Nous apprîmes alors que les compagnies de la Wide West et de la Johnson avaient fusionné, que le capital ainsi réuni comprenait cinq mille pieds ou actions, que le contremaître, appréhendant des litiges épineux et jugeant laborieux le fonctionnement d’une aussi vaste organisation, avait vendu ses cent pieds pour quatre-vingt-dix mille dollars en or et était parti chez lui, aux États, pour en jouir. Puisque l’action valait un chiffre aussi coquet, avec cinq mille participants dans la Société, cela m’éblouit de songer à ce qu’elle aurait valu à l’origine avec nos six cents premières parts seules.

C’est la différence qu’il y a entre six cents hommes qui possèdent une maison et cinq mille. Nous aurions été millionnaires si seulement nous avions fait une petite journée de travail avec la pelle et la pioche sur notre domaine pour nous en assurer la propriété.

Cela semble à la lecture un conte fantastique plein d’extravagance, mais l’attestation de nombreux témoins, ainsi que celle des registres officiels du district d’Esmeralda est facile à obtenir pour prouver la véracité de cette histoire ; je peux me la procurer à tout instant et avancer que j’ai été absolument et sans conteste à la tête d’un million de dollars une fois dans ma vie, pendant dix jours.

Il y a une année, mon estimé et de tous points estimable co-millionnaire Higbie m’écrivit d’un obscur petit campement de mineurs en Californie, qu’après neuf ou dix années de peines et d’efforts il se voyait enfin en position de disposer de 2 500 dollars et qu’il avait l’intention de se lancer dans la fruiterie sur un pied modeste. Combien une pareille idée l’aurait offensé cette nuit-là, où couchés dans notre cabane, nous projetions des voyages en Europe et des maisons en pierres de taille sur Russian Hill !

CHAPITRE XLII
« Maître Jacques ». — Mineur encore une fois. — Tir à la cible. — Je deviens journaliste urbain.

Que faire ensuite ?

Question importante. Je m’étais lancé dans le monde pour m’y tirer d’affaire à l’âge de treize ans (car mon père avait répondu pour des amis et, quoiqu’il nous laissât un somptueux héritage de fierté dans son beau sang virginien avec sa distinction nationale, je découvris bientôt que je ne pourrais vivre exclusivement là-dessus sans y ajouter à l’occasion un morceau de pain en guise de digestif).

J’avais gagné mon existence dans divers métiers, mais je n’avais étourdi personne de mes succès ; pourtant la liste s’en offrait à moi avec complète liberté de choisir, pourvu que je voulusse bien travailler, ce qui ne me disait pas, après tant d’opulence. J’avais été une fois employé chez un épicier pendant un jour ; mais j’avais tant consommé de sucre en ce laps de temps, que j’avais été relevé de mes fonctions par le propriétaire ; il voulait me voir dehors pour m’avoir comme client. J’avais étudié le droit une semaine entière, puis je l’avais abandonné, parce que c’était par trop ennuyeux et insupportable. Je m’étais consacré un moment à l’étude de la science du forgeron, mais j’avais perdu tant de temps à essayer d’arranger le soufflet de manière à ce qu’il soufflât tout seul, que le patron m’avait disgracié, en me prédisant que je tournerais mal. J’avais été quelque temps employé chez un libraire, mais les clients me dérangeaient tellement que je ne pouvais pas lire à mon aise, sur quoi le propriétaire me donna un congé et oublia d’en fixer le terme. J’avais servi chez un apothicaire la moitié d’un été, mais mes ordonnances furent malheureuses, et il paraît que nous vendîmes plus de pompes à estomac que d’eau de seltz. Donc je dus me retirer. J’étais arrivé à faire de moi un imprimeur passable, dans l’idée que je deviendrais un jour un nouveau Franklin, mais je ne sais pourquoi la ressemblance s’arrêtait là jusqu’à présent. Il n’y avait pas de place vacante à l’ « Union » d’Esmeralda et d’ailleurs, j’avais toujours été un compositeur si lent que j’enviais les prouesses des apprentis de seconde année ; quand je prenais la besogne, les chefs d’ateliers m’insinuaient qu’on en aurait besoin dans le courant de l’année.

Comme pilote de Saint-Louis à la Nouvelle-Orléans, j’étais dans la bonne moyenne, et je n’avais aucune honte de mes capacités en ce genre ; les salaires montaient à 250 dollars par mois, logé et nourri, et je grillais de me retrouver à mon poste, derrière une roue, et de ne plus jamais vagabonder ; mais je m’étais récemment rendu si grotesque dans mes lettres aux miens à propos du filon borgne et de mon excursion en Europe, que j’imitai maint et maint pauvre mineur désappointé, mes prédécesseurs. Je me dis : « Je suis fini et je ne retournerai jamais à la maison pour me faire plaindre et bafouer. » J’avais été secrétaire particulier, mineur d’argent, ouvrier dans une raffinerie d’argent, et en chacune de ces qualités une nullité, et maintenant…

Que faire ?

Je cédai à l’appel de Higbie et je consentis à tâter encore une fois du métier de mineur. Nous grimpâmes bien haut sur le flanc de la montagne et nous nous mîmes à l’ouvrage sur une mauvaise petite concession à nous, pourvue d’un puits d’un mètre cinquante de profondeur. Higbie y descendit et travailla bravement avec son pic jusqu’à ce qu’il eût détaché une quantité de rocs et de décombres, puis je pris sa place avec une pelle à long manche (la plus encombrante des inventions humaines) pour les déblayer. Il faut pousser la pelle en avant en s’appuyant du revers du genou pour la remplir, puis d’un coup adroit la lancer en arrière par dessus l’épaule gauche. Je donnai le coup et je fis tomber le chargement juste sur le bord du puits d’où il me retomba tout entier sur la tête et sur la nuque. Sans dire un mot je sortis du puits et je retournai à la maison. J’étais entièrement résolu à crever de faim plutôt que de me transformer en cible et de me lapider de gravats avec une pelle à long manche. Je m’assis dans la cabane et je m’abandonnai à un désespoir massif — pour ainsi dire. Or, dans des jours meilleurs, je m’étais amusé à écrire des lettres au principal journal du Territoire, « l’Entreprise Territoriale Quotidienne » de Virginia, et j’avais toujours été surpris de les lui voir publier. Ma bonne opinion des rédacteurs avait constamment décru ; car il me semblait qu’ils auraient pu trouver quelque chose de mieux que ma littérature pour remplir leurs colonnes. J’avais trouvé à la poste une lettre pour moi ; à la fin, je l’ouvris. Eurêka ! Je n’ai jamais su ce que signifiait Eurêka, mais cela me paraît un mot aussi bon qu’un autre à arborer, quand on en a pas de plus harmonieux sous la main. C’était une offre ferme que l’on me faisait de vingt-cinq dollars par semaine pour me rendre à Virginia en qualité de rédacteur courriériste de « l’Entreprise ».

J’aurais provoqué le gérant, aux jours du filon borgne ; aujourd’hui j’aurais voulu tomber à ses pieds et l’adorer. Vingt-cinq dollars par semaine — cela me paraissait un luxe échevelé, une fortune, une prodigalité effrénée et coupable. Mes transports se calmèrent, lorsque je songeai à mon inexpérience et par suite à mon inaptitude ; tout de suite la longue nomenclature de mes échecs se dressa devant moi. Pourtant, si je refusais cette place, il me faudrait bientôt compter sur le secours d’autrui pour vivre, amère nécessité pour quelqu’un, qui depuis l’âge de treize ans n’avait jamais subi pareille humiliation. Il n’y a guère de quoi être fier, puisque le cas est si fréquent, mais c’était le seul sujet d’orgueil à ma portée. Aussi, d’épouvante, je devins courriériste-rédacteur. J’aurais refusé sans cela. La nécessité est la mère qui nous apprend à risquer le paquet. Je suis convaincu que si, à cette époque, l’on m’avait offert un salaire pour traduire le Talmud d’après le texte hébreu, j’aurais accepté, avec de la réserve toutefois et des scrupules, et j’y aurais jeté autant de variété que j’aurais pu, pour le prix.

Je montai à Virginia et j’entrai dans ma nouvelle carrière. J’avais l’air d’un courriériste un peu blet, je le reconnais franchement, en bras de chemise, en feutre mou, en chemise de laine bleue, le pantalon retroussé dans les bottes, la barbe descendant jusqu’à la taille et l’universel revolver de marine à la ceinture. Mais je me procurai un costume plus chrétien et j’omis le revolver. Je n’avais jamais eu l’occasion de tuer quelqu’un, je n’en avais jamais eu envie non plus, mais j’avais porté cet objet par déférence à l’opinion publique et pour éviter que son absence ne me singularisât d’une manière déplaisante et n’attirât l’attention. Mais les autres rédacteurs et tous les imprimeurs portaient le revolver. Je demandai au rédacteur en chef et propriétaire (je l’appellerai M. Lebon, ce vocable le désignera aussi heureusement qu’un nom propre) quelques instructions concernant mon emploi ; il me dit de parcourir la ville et de poser à toutes sortes de gens toutes sortes de questions, de prendre note des renseignements ainsi recueillis et de les rédiger pour la presse. Il ajouta :

— Ne dites jamais : « nous apprenons » telle ou telle chose, ou « on rapporte que » ou « le bruit court que » ou « nous supposons que », mais allez à la source, saisissez-vous du fait lui-même, puis parlez et dites, « cela est ainsi ». Autrement l’on n’aura pas confiance dans vos nouvelles. Une certitude inébranlable, c’est ce qui donne à un journal la réputation la plus solide et la plus sérieuse » :

Cela résumait tout le secret du métier en quatre mots. Aujourd’hui encore, lorsque je vois un reporter commencer son article par : « Nous croyons que », je le soupçonne de n’avoir pas pris pour s’informer autant de peine qu’il eût dû. Je prêche bien, mais je n’agissais pas toujours ainsi, lorsque j’étais courriériste. Je laissais trop souvent mon imagination prendre le dessus sur la réalité quand il y avait disette de nouvelles. Je n’oublierai jamais les péripéties de ma première journée de reporter. J’errai par la ville, questionnant tout le monde, assommant tout le monde et trouvant que personne ne savait rien de nouveau. Au bout de cinq heures mon calepin était toujours immaculé. Je consultai M. Lebon. Il me dit :

— Dan tirait généralement grand parti des charrettes de foin dans les temps de calme plat où il n’y a ni incendies ni enquêtes criminelles. Est-ce qu’il n’y a pas de charrettes de foin arrivées du Truckee ? S’il y en a, voyez-vous, vous pourriez parler d’un regain d’activité, et ainsi de suite, dans le commerce du foin. Ce n’est pas sensationnel ni palpitant, mais ça tient de la place et ça a l’air sérieux.

J’inspectai de nouveau la ville et je découvris une misérable vieille charrette de foin arrivant de la campagne cahin caha. J’en fis un usage abondant. Je la multipliai par seize, je la fis entrer en ville de seize côtés différents, j’en tirai seize paragraphes séparés et je déchaînai à propos de foin un tintamarre jusque-là sans exemple à Virginia.

C’était encourageant, j’avais deux colonnes à remplir et je commençais à m’en acquitter. Tout à coup, alors que l’horizon se rembrunissait déjà, un bandit tua un homme dans un estaminet et la joie me revint. Jamais une semblable bagatelle ne m’avait rendu si heureux. Je dis à l’assassin :

— Monsieur vous m’êtes inconnu, mais vous avez eu pour moi une complaisance dont je me souviendrai. Si des années entières de gratitude peuvent vous en être un dédommagement, vous les aurez. J’étais en détresse et vous m’avez secouru noblement, au moment où l’avenir me paraissait sombre et sans issue. Comptez-moi pour votre ami désormais, car je ne suis pas homme à oublier un service.

Si je ne le lui ai pas dit réellement, j’éprouvai du moins un brûlant désir de le lui dire. Je décrivis le meurtre avec une famélique attention pour les détails, et après, je n’eus qu’un regret — celui qu’on n’eût pas pendu mon bienfaiteur sur-le-champ afin que je pusse le hisser à mon tour en bonne place dans mon récit. Ensuite j’aperçus des chariots d’émigrants en devoir de camper sur la plaza et j’appris qu’ils avaient récemment traversé le pays des Indiens hostiles où ils avaient été assez maltraités. Je développai cet item autant que me le permirent les circonstances et je sentis bien que, si je n’avais pas été retenu en d’étroites limites par la présence des reporters des autres journaux, j’aurais pu ajouter des épisodes qui eussent rendu mon article beaucoup plus intéressant. Cependant j’avisai un chariot qui poursuivait son chemin vers la Californie et je posai quelques questions judicieuses à son propriétaire. Lorsque j’appris par ses brèves et sèches réponses qu’il repartait certainement et qu’il ne se trouverait plus en ville le lendemain pour faire un esclandre, je pris le dessus sur les autres journaux, car j’inscrivis sa liste de noms et j’ajoutai sa troupe aux tués et aux blessés. Ayant ici mes coudées franches je fis subir à ce chariot une attaque d’indiens restée sans parallèle dans l’histoire.

Mes deux colonnes étaient remplies. En les relisant le lendemain matin, j’eus conscience d’avoir trouvé enfin ma vocation légitime. Je ne représentais que des nouvelles, et des nouvelles émouvantes surtout, c’était le desideratum d’un journal et je me reconnus particulièrement doué pour l’approvisionner. M. Lebon déclara que j’étais un aussi bon reporter que Dan. Je ne demandais pas de plus grand éloge. Avec un pareil encouragement, je me sentais capable de prendre la plume et de massacrer tous les émigrants dans la prairie, si besoin était et si l’intérêt du journal l’exigeait.

(À suivre.) Mark Twain

Traduit de l’anglo-américain par Henri Motheré.


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