Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/À M. Bailly

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Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 19-21).

V[1]

ÉPÎTRE À M. BAILLY


Un mensonge vieillit ; il devient ennuyeux.
Il prend une autre forme et reparaît aux yeux.
Pensant le fuir, trompés à sa ruse infidèle,
Nous courons l’embrasser sous sa forme nouvelle.
Nous quittons un prestige, une vaine fureur
Non pour la vérité, mais pour une autre erreur.
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J’aime à voir les humains, ces êtres glorieux
Nés pour lever la tête et regarder les cieux.
Dans la fange à plaisir courbant ce front superbe.
Marcher sur quatre pieds, et braire, et brouter l’herbe[2].


C’est pour l’épître à M. Bailly. Après avoir parlé très-brièvement de l’Astrologie… Magnétisme… Somnambulisme…

Exposer dans ce petit poème[3] adressé à M. Bailly, que les poètes de nos jours n’ont aucunes teintures d’astronomie, d’histoire naturelle, de sciences ; que, dès qu’ils savent assembler quelques rimes, ils se croient poètes… que les anciens étaient plus savants… Puis faire en une vingtaine de vers l’histoire de la poésie… Les premiers poètes étaient francs, libres, généreux ; ne vantaient que les belles actions ; et comme, dans cette égalité des hommes, il n’y avait personne à flatter, ils ne flattèrent personne…


La noble nudité d’une âme vraie et pure.


Ensuite, ils devinrent lâches, m……, flatteurs. Les délices des vers couvrirent les plus grandes infamies… car il est très-vrai que les arts ne s’accordent pas avec des mœurs austères.

Ensuite faire un petit précis de l’histoire de l’astronomie au moins moderne (car l’histoire de son invention sera faite in Δ[4]). Vanter l’étude de l’astronomie en disant : — Que voyons-nous autour de nous ? des bassesses, des atrocités. Nous jetons-nous dans l’histoire ? L’histoire est sanglante de crimes. À peine dans un amas d’horreurs trouve-t-on deux ou trois actions vertueuses. C’est ainsi que… (belle comparaison.) Heureux donc mille fois le sage qui, s’élevant au-dessus de la fange des passions humaines, se loge au sommet des montagnes, vit avec sa femme, ses enfants, quelques amis, et avec ses livres et ses télescopes ; n’étudie que l’histoire du ciel, qui est si douce et si pure, jusqu’à ce que, accablé de vieillesse, assis sur son lit et regardant les cieux, il exhale et rejoigne à l’âme universelle cette portion qui lui en était échue en partage et que son corps emprisonnait.

Puis, finissant… après avoir parlé avec admiration des grands hommes de l’antiquité, dire : Eh bien donc que je travaille aussi !… Allons !… Pendant que, pétrifié d’admiration pour ces grands hommes, je m’arrête à les considérer, le temps ne s’arrête point… Il chemine toujours… mes belles années s’échappent de mes bras ; je ne les vois plus que bien loin ; bientôt je ne les verrai plus… elles volent en se tenant par la main et me regardant loin derrière elles… elles vont frapper à la porte de mon tombeau, annoncer qu’on m’attende et que j’arriverai bientôt… Ne laissons point fuir inutilement avec elles ces palmes et l’âge de les cueillir, et en admirant la moisson d’autrui, ne manquons point la nôtre.


Le poète enivré de ses jeunes fureurs,
Fuyant de l’envieux les bassesses obscures,
Se transporte en esprit dans les races futures,
Et, promenant ses pas sous le bois égarés.
Des poètes divins relit les vers sacrés.
Leurs triomphes n’ont point abattu son courage.
Il mesure leur vol qui plane d’âge en âge.
L’ardeur de suivre aussi cet illustre chemin
Soulève ses cheveux, aiguillonne sa main.
Il ferme le volume. Il erre, il se tourmente ;
Des vers tumultueux de sa bouche éloquente
Roulent. Seul avec lui, superbe et satisfait,
Il s’écoule chanter, se récite, se plaît.
Et puis quand de la nuit les heures pacifiques
Ont calmé de ses sens ces vagues poétiques,
Il reprend son travail. Consterné, furieux,
Il n’y voit que défauts qui lui choquent les yeux.
Il jure d’oublier sa fatale manie,
Les muses, ses projets. Mais bientôt son génie,
Prompt à se rallumer, en de nouveaux transports
S’élance, et se raidit à de nouveaux efforts.

  1. Éd. de G. de Chénier.
  2. L’auteur a barré ces dix vers de deux traits en croix et écrit en travers : « Il faut mettre ailleurs tout cela. » (G. de Ch.)
  3. Ce mot a fait croire à M. G. de Chénier qu’il s’agissait, dans ce passage, d’un poème à part sur l’Astronomie, mais on peut penser, comme M. Becq de Fouquières, que le poète désigne ainsi l’épître qu’il voulait adresser à l’auteur de l’Histoire de l’astronomie, des Lettres sur l’Atlantide de Platon, etc.
  4. C’est-à-dire dans le poème d’Hermès.