À M. de Bellegarde, grand escuyer de France

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Œuvres poétiques de Malherbe, Texte établi par Prosper BlanchemainE. Flammarion (Librairie des Bibliophiles) (p. 36-46).


ODE VI

A M. DE BELLEGARDE
grand escuyer de france

1608


À la fin, c’est trop de silence
En si beau sujet de parler :
Le merite qu’on veut celer
Souffre une injuste violence.
Bellegarde, unique support
Où mes voeux ont trouvé leur port,
Que tarde ma paresse ingrate,
Que déja ton bruit nompareil
Aux bords du Tage et de l’Eufrate
N’a veu l’un et l’autre soleil ?

Les Muses, hautaines et braves,
Tiennent le flatter odieux,
Et, comme parentes des dieux,
Ne parlent jamais en esclaves ;

Mais aussi ne sont-elles pas
De ces beautez dont les appas
Ne sont que rigueur et que glace,
Et de qui le cerveau leger,
Quelque service qu’on leur face,
Ne se peut jamais obliger !

La vertu, qui de leur estude
Est le fruit le plus precieux,
Sur tous les actes vicieux
Leur fait haïr l’ingratitude ;
Et les agreables chansons,
Par qui les doctes nourrissons
Sçavent charmer les destinées,
Recompensent un bon accueil
De loûanges que les années
Ne mettent point dans le cercueil.

Les tiennes, par moy publiées,
Je le jure sur les autels,
En la memoire des mortels
Ne seront jamais oubliées ;
Et l’eternité que promet
La montagne au double sommet
N’est que mensonge et que fumée,
Ou je rendray cet univers
Amoureux de ta renommée
Autant que tu l’es de mes vers.


Comme, en cueillant une guirlande,
L’homme est d’autant plus travaillé
Que le parterre est émaillé
D’une diversité plus grande,
Tant de fleurs de tant de costez
Faisant paroistre en leurs beautez
L’artifice de la nature
Qu’il tient suspendu son desir,
Et ne sçait en cette peinture
Ny que laisser, ny que choisir :

Ainsi quand, pressé de la honte
Dont me fait rougir mon devoir,
Je veux mon oeuvre concevoir
Qui pour toy les âges surmonte,
Tu me tiens les sens enchantez
De tant de rares qualitez
Où brille un excez de lumiere
Que plus je m’arreste à penser
Laquelle sera la premiere,
Moins je sçay par où commencer.

Si nommer en son parentage
Une longue suitte d’ayeux
Que la gloire a mis dans les cieux
Est reputé grand avantage,
De qui n’est-il point recognu
Que tousjours les tiens ont tenu

Les charges les plus honorables,
Dont le merite et la raison,
Quand les destins sont favorables,
Parent une illustre maison ?

Qui ne sçait de quelles tempestes
Leur fatale main autresfois,
Portant la foudre de nos rois,
Des Alpes a battu les testes ?
Qui n’a veu, dessous leurs combas,
Le Pò mettre les cornes bas,
Et les peuples de ses deux rives,
Dans la frayeur ensevelis,
Laisser leurs dépoüilles captives
A la mercy des fleurs de lys ?

Mais de chercher aux sepultures
Des témoignages de valeur,
C’est à ceux qui n’ont rien du leur
Estimable aux races futures ;
Non pas à toy qui, revestu
De tous les dons que la vertu
Peut recevoir de la Fortune,
Cognois que c’est que du vray bien,
Et ne veux pas, comme la lune,
Luire d’autre feu que du tien.

Quand le monstre infame d’Envie,
À qui rien de l’autruy ne plaist,

Tout lasche et perfide qu’il est,
Jette les yeux dessus ta vie,
Et te voit emporter le pris
Des grands coeurs et des beaux esprits
Dont aujourd’huy la France est pleine,
Est-il pas contraint d’avoüer
Qu’il a luy-mesme de la peine
A s’empescher de te loüer ?

Soit que l’honneur de la carriere
T’appelle à monter à cheval,
Soit qu’il se presente un rival
Pour la lice ou pour la barriere,
Soit que tu donnes ton loisir
A prendre quelque autre plaisir,
Eloigné des molles delices,
Qui ne sçait que toute la Court
A regarder tes exercices
Comme à des theatres accourt ?

Quand tu passas en Italie,
Où tu fus querir pour mon Roy
Ce joyau d’honneur et de foy
Dont l’Arne à la Seine s’allie,
Thetis ne suivit-elle pas
Ta bonne grace et tes appas
Comme un objet émerveillable,
Et jura qu’avecque Jason

Jamais Argonaute semblable
N’alla conquerir la Toison ?

Tu menois le blond Hymenée
Qui devoit solennellement
De ce fatal accouplement
Celebrer l’heureuse journée.
Jamais il ne fut si paré,
Jamais en son habit doré
Tant de richesses n’éclaterent ;
Toutesfois les nymphes du lieu,
Non sans apparence, douterent
Qui de vous deux estoit le dieu.

De combien de pareilles marques,
Dont on ne me peut démentir,
Ay-je dequoy te garantir
Contre les menaces des Parques,
Si ce n’est qu’un si long discours
A de trop penibles détours,
Et qu’à bien dispenser les choses,
Il faut mesler pour un guerrier
A peu de myrte et peu de roses
Force palme et force laurier !

Achille estoit haut de corsage ;
L’or éclattoit en ses cheveux,
Et les dames avecques voeux
Souspiroient aprés son visage ;

Sa gloire à danser et chanter,
Tirer de l’arc, sauter, lutter,
A nulle autre n’estoit seconde :
Mais, s’il n’eust rien eu de plus beau,
Son nom, qui vole par le monde,
Seroit-il pas dans le tombeau ?

S’il n’eust, par un bras homicide
Dont rien ne repoussoit l’effort,
Sur Ilion vengé le tort
Qu’avoit receu le jeune Atride,
De quelque adresse qu’au giron
Ou de Phenix ou de Chiron
Il eust fait son apprentissage,
Nostre âge auroit-il aujourd’huy
Le memorable témoignage
Que la Grece a donné de luy ?

C’est aux magnanimes exemples
Qui, sous la banniere de Mars,
Sont faits au milieu des hazards
Qu’il appartient d’avoir des temples ;
Et c’est avecques ces couleurs
Que l’histoire de nos malheurs
Marquera si bien ta memoire
Que tous les siecles avenir
N’auront point de nuit assez noire
Pour en cacher le souvenir.


En ce long-temps où les manies
D’un nombre infiny de mutins
Poussez de nos mauvais destins
Ont assouvy leurs felonnies,
Par quels faits d’armes valeureux
Plus que nul autre avantureux
N’as-tu mis ta gloire en estime,
Et declaré ta passion
Contre l’espoir illegitime
De la rebelle ambition ?

Tel que d’un effort difficile
Un fleuve, au travers de la mer,
Sans que son goust devienne amer,
Passe d’Elide en la Sicile ;
Ses flots, par moyens incognus
En leur douceur entretenus,
Aucun meslange ne reçoivent,
Et, dans Syracuse arrivant,
Sont trouvez de ceux qui les boivent
Aussi peu salez que devant ;

Tel, entre ces esprits tragiques,
Ou plustost demons insensez,
Qui de nos dommages passez
Tramoient les funestes pratiques,
Tu ne t’es jamais diverty
De suivre le juste party ;

Mais, blasmant l’impure licence
De leurs déloyales humeurs,
As tousjours aimé l’innocence
Et pris plaisir aux bonnes mœurs.

Depuis que, pour sauver sa terre,
Mon Roy, le plus grand des humains,
Eût laissé partir de ses mains
Le premier trait de son tonnerre,
Jusqu’à la fin de ses explois,
Que tout eut recognu ses lois,
A-t-il jamais défait armée
Pris ville, ny forcé rempart,
Où ta valeur accoustumée
N’ait eu la principale part ?

Soit que prés de Seine et de Loire
Il pavast les plaines de morts,
Soit que le Rosne outre ses bords
Lui vist faire éclatter sa gloire,
Ne l’as-tu pas tousjours suivy ?
Ne l’as-tu pas tousjours servy ?
Et tousjours, par dignes ouvrages,
Témoigné le mépris du sort,
Que sçait imprimer aux courages
Le soin de vivre aprés la mort ?

Mais quoy ! ma barque vagabonde
Est dans les syrtes bien avant,

Et le plaisir, la decevant,
Tousjours l’emporte au gré de l’onde.
Bellegarde, les matelots
Jamais ne méprisent les flots,
Quelque phare qui les éclaire ;
Je feray mieux de relascher,
Et borner le soin de te plaire
Par la crainte de te fascher.

L’unique but où mon attente
Croit avoir raison d’aspirer,
C’est que tu veuilles m’asseurer
Que mon offrande te contente.
Donne-m’en, d’un clin de tes yeux,
Un témoignage gracieux,
Et, si tu la trouves petite,
Ressouviens-toy qu’une action
Ne peut avoir peu de merite,
Ayant beaucoup d’affection.

Ainsi, de tant d’or et de soye
Ton âge devide son cours
Que tu reçoives tous les jours
Nouvelles matieres de joye !
Ainsi tes honneurs fleurissants
De jour en jour aillent croissants
Malgré la fortune contraire !
Et ce qui les fait trébucher,

De toy ny de Termes, ton frere,
Ne puisse jamais approcher !

Quand la faveur, à pleines voiles,
Tousjours compagne de vos pas,
Vous feroit devant le trépas
Avoir le front dans les estoilles,
Et remplir de votre grandeur
Ce que la terre a de rondeur,
Sans estre menteur, je puis dire
Que jamais vos prosperitez
N’iront jusques où je desire,
Ny jusques où vous meritez.