À bas la calotte/Fallait pas qu’y aille !

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Bibliothèque anti-cléricale (p. 23-29).

FALLAIT PAS QU’Y AILLE !



De temps en temps, nous lisons dans les journaux que des missionnaires français ont été quelque peu houspillés aux Indes, en Chine ou au Japon pour s’être mêlés de faire du prosélytisme en faveur de la religion catholique.

Là-dessus, les bonnes âmes ne manquent jamais de crier à l’abomination, de prétendre que l’honneur de la France est en jeu, qu’il faut relever l’injure infligée à nos nationaux et qu’une expédition à grand renfort de frégates cuirassées et convenablement munies d’artillerie est le seul moyen de laver la tache faite à notre drapeau.

Votre serviteur qui, lui, n’appartient pas à la confrérie des bonnes âmes, est bien loin de partager cet avis.

La nouvelle de missionnaires houspillés, voire pendus, le laisse profondément indifférent, et si jamais il prenait la fantaisie à notre République de renouveler l’expédition de Rome au profit de quelques sales jésuites tarabustés au Japon ou ailleurs, je conseillerais carrément la désertion à nos soldats, qui ne sont pas, en définitive, sous les drapeaux pour aller se faire tuer en l’honneur des curés.

Ce qui me pousse à tenir un pareil langage, c’est qu’il n’est pas un jour que nous n’apprenions que des missionnaires ont été maltraités dans quelques contrées de l’extrême Orient et que nos consuls ont été obligés d’intervenir en leur faveur.

Tout récemment encore, je lisais dans le Journal officiel « qu’un certain Mgr Ridel, évêque-missionnaire, avait été arrêté par le gouvernement de Corée (Chine) et qu’il avait fallu l’intervention de notre ministre plénipotentiaire à Pékin pour le faire mettre en liberté après une détention de plusieurs mois ».

D’abord, il s’agirait de connaître les actes dont s’est rendu coupable le Ridel en question pour que le gouvernement de Corée ait cru devoir le mettre en sûreté. Il est évident que ce n’est pas à propos de bottes ; et, étant donné d’une part le caractère éminemment pacifique et tolérant des Chinois, qui sont le peuple le plus doux de la terre, étant données d’autre part les pratiques peu honnêtes qu’emploient quotidiennement, — même chez nous — les jésuites pour ce qu’ils appellent « convertir les gens », il est facile de comprendre que le Ridel et ses complices en propagation de foi se sont livrés à des actes particulièrement vexatoires et à coup sûr répréhensibles.

Tout le monde connaît la légende inventée par les missionnaires sur les Chinois. Les Chinois, ont raconté partout les jésuites, sont des gens cruels qui donnent leurs enfants à manger aux cochons.

Il n’y a que les jésuites pour imaginer de pareilles fables.

D’après les rapports des capitaines marins qui ont exploré ces lointaines contrées, les Chinois sont au contraire d’un naturel doux et bon à l’excès, aiment leurs femmes et leurs enfants à l’adoration, et, loin d’être des sauvages, sont extrêmement civilisés, plus civilisés même que nous.

En effet, nous en avons eu la preuve à l’Exposition, où l’industrie chinoise occupait une des places les plus brillantes. Les Chinois font le long voyage de Pékin à Paris pour venir étudier notre industrie, comparer nos produits aux leurs, afin de tirer de cette comparaison le meilleur enseignement possible, et nous, Français, quand nous faisons le voyage de Paris à Pékin, c’est pour aller piller, bombarder, mitrailler, voler et convertir : on n’a pas oublié le pillage du Palais d’Été, et l’on n’ignore pas qu’il existe sous le nom d’Œuvres de la Propagation de la foi, de la Sainte-Enfance, du Rachat des petits Chinois, etc., des sociétés dont le but est d’envoyer continuellement en Chine des prêtres chargés de faire de la propagande en faveur de la secte catholique.

N’est-ce pas une vérité historique que les Chinois ont découvert l’imprimerie et inventé la poudre, je ne sais combien de siècles avant nous ?

Voilà certes qui prouve l’intelligence, le génie de ce peuple méconnu ; et pour attester la civilisation dont jouit la Chine, pour démontrer combien les Chinois sont portés au bien plutôt qu’au mal, il faut dire qu’ils appliquent à l’industrie les découvertes dont nous nous servons, nous, pour perfectionner les engins de destruction créés contre nos semblables : par exemple, la poudre qu’ils emploient exclusivement en feux d’artifice, pour l’embellissement de leurs fêtes ; aucun peuple n’a poussé aussi loin que les Chinois l’art de la pyrotechnie ; les navigateurs sont unanimes à déclarer qu’on est ébahi de l’emploi merveilleux qu’ils font de la poudre.

Telle est cette nation calomniée par les jésuites.

Quel intérêt ont ces misérables à nous représenter comme une immense horde de sauvages le peuple de la terre le plus avancé dans la voie de la civilisation ? — La réponse est bien simple : l’intérêt qui les guide partout et toujours, l’argent.

Étudions de près les missions, et voyons en quoi elles consistent :

1. C’est un moyen des meilleurs pour attirer les gros sous des imbéciles dans la caisse pontificale. Lisez les Annales de la Propagation de la foi, et vous verrez que les sommes récoltées chaque année sous ce beau prétexte se chiffrent par millions.

2. Avec les missions, on se débarrasse de quelques pauvres diables exaltés de bonne foi, qui prennent au sérieux les enseignements du Gésu. Exemple : l’abbé Gabriel du Juif-Errant, d’Eugène Sue. Ces bons prêtres existent, âmes naïves, hommes dévoués et simples qui ne rient pas lorsqu’ils rencontrent un autre augure. Aussi, ce sont des augures, gênants. Mais comme il est facile d’exciter leur imagination on les expédie aux Indes, en Chine, au Japon, dans les Montagnes Rocheuses, n’importe où, pourvu que ce soit bien loin ; on leur dit d’aller prêcher l’Évangile aux idolâtres, et ce sont ces pauvres diables qui paient les pots cassés par les autres et sur le dos desquels les différents ordres noirs se font la magnifique réclame qui défie toute concurrence et qui s’appelle « le martyre ».

3. Quant aux missionnaires qui ne sont pas sacrifiés par la Compagnie, quant à ceux que le Gésu envoie au bout du monde, mais qui en reviennent, ce sont ceux qui font marcher le commerce de l’ordre et qui en rapportent de jolis bénéfices. Ceux-là s’exposent le moins possible. Ce sont eux qui volent aux Chinois leurs petits enfants. Le coup fait, ils filent prestement du pays, retournent en Europe et viennent montrer aux fidèles badauds ces pauvres chérubins qu’ils ont, disent-ils, arrachés aux griffes de Satan. Les vieilles dévotes, les marguilliers gâteux pleurent d’attendrissement devant le dévoûment de ces bons Pères qui ont sauvé ces petits anges à la fois des flammes de l’enfer et de la dent des cochons. Pour peu que le boniment soit bien fait, pour peu que l’enfant ait été volé jeune et répète convenablement les réponses qu’il a apprises par cœur, les pièces de cent sous pleuvent dans l’escarcelle jésuitique, et les bonnes âmes, s’intéressent au sort des infortunés petits Chinois, ouvrent leurs bourses et leurs caisses, afin que les bons Pères aillent à Pékin en racheter le plus grand nombre possible.

Êtes-vous édifié maintenant, ami lecteur ? Comprenez-vous dans quel but les infâmes jésuites ont échafaudé légendes sur légendes, mensonges sur mensonges ? Au retour de leurs missions, au bout de toutes leurs calomnies, il y a de belles pièces d’argent ou d’or qui brillent, étincelantes, seule divinité que ces maîtres exploiteurs reconnaissent et devant laquelle ils se jettent à deux genoux.

Voilà pourquoi je n’éprouve jamais le moindre sentiment de pitié quand j’apprends que les Chinois ont écharpé quelques missionnaires. On a beau me dépeindre le massacre de ces Révérends Pères de la façon la plus touchante : instinctivement, je me demande quelle est la somme d’infamies qui est cachée derrière ces glorieuses palmes du martyre.

Fallait pas qu’y aille ! répondrai-je toujours à qui viendra me raconter les persécutions dont tel ou tel évêque a été victime en Chine ou ailleurs.

Qu’ont-ils à faire là-bas, tous ces individus à robe noire ou violette ? Ne peuvent-ils pas laisser les gens tranquilles ? Qu’importe à Dieu — si Dieu existe — qu’on l’adore sous le nom de Jésus, de Jéhovah, de Jupiter ou de Bouddha, pourvu que ceux qui prennent la peine de l’adorer se conduisent sur la terre honnêtement ! Pourquoi vouloir à toute force que les Chinois et les Japonais avalent des hosties au lieu de brûler du papier doré devant leurs statues ?

Voyons, je serais bien curieux de savoir ce que feraient nos prêtres de la secte catholique si on se conduisait à l’égard de leurs ouailles comme ils se conduisent envers ceux qu’ils flétrissent du nom d’idolâtres.

Je suppose que, demain, une bande de mandarins débarque en France ; je suppose que ces ministres de Bouddha entrent impétueusement dans une église chrétienne au moment de la messe, qu’ils escaladent l’autel, qu’ils brisent le tabernacle, qu’ils renversent les croix, les statues de madones et de saints, et qu’ils s’écrient :

« Peuple d’infidèles, écoute-nous. Nous venons te prêcher — la vraie religion. Depuis des siècles, tu croupis dans les ténèbres de l’idolâtrie catholique. Tu vois que tes saints et ton Dieu ne valent rien ; ce sont de faux dieux ; nous les avons brisés devant toi, et s’ils n’ont pas manifesté leur puissance en nous foudroyant, c’est que leur puissance n’existe pas. Peuple d’infidèles, apprends que le dieu vrai, c’est Bouddha !… Bouddha qui s’est incarné dans Brahma et dans Vichnou !… Lui seul est grand, lui seul existe, lui seul a créé le monde… Peuple d’infidèles, abandonne ta religion et prends la nôtre… Veux-tu, pour te convaincre, une nouvelle preuve de la fausseté de ton dieu ?… Tiens ! regarde ces hosties que tes prêtres te donnent comme contenant la divinité elle-même… Vois ce que nous en faisons, nous les jetons au vent, nous les foulons aux pieds… Ce ne sont que des fétiches… Ils ne peuvent rien contre nous qui sommes les envoyés du vrai Dieu… Comprends, peuple, que jusqu’à présent tu as été dans l’erreur et que tu ne t’es prosterné que devant de vaines idoles. »

Supposons, dis-je, qu’une bande de mandarins se conduise de la sorte. Il est absolument certain que bedeaux, marguilliers, sacristains et sonneurs de cloches se joindraient au troupeau des fidèles pour tomber à bras raccourcis sur nos missionnaires chinois ; monsieur le curé, sans prendre le temps de quitter sa chasuble, irait prévenir la police, et une nuée d’agents, envahissant l’église, aurait bien vite mis en état d’arrestation les ministres trop zélés du dieu Bouddha.

Et l’aventure se terminerait par une bonne condamnation aux travaux forcés prononcée en toutes règles par des tribunaux parfaitement convaincus, en vertu du Code qui punit le pillage en bandes organisées, en vertu de la loi dans laquelle figure encore le crime dit « sacrilège ».

Les catholiques se frotteraient les mains, et les gens qui ne pratiquent pas diraient eux-mêmes : « C’est bien fait. Tant pis pour les mandarins ! Ils n’avaient qu’à rester chez eux. Personne ne les obigeait à venir en France prêcher aux chrétiens la divinité de leur Bouddha ! »

Par conséquent, ce que je dirais des mandarins, je le dis des missionnaires jésuites. Ne peuvent-ils donc pas rester dans leurs couvents ? Qui les force à aller convertir les Chinois à leur Jésus et à sa maman-pucelle ! On les coffre, on les met au bagne, on les pend. Tant mieux ! C’est bien fait, fallait pas qu’y aillent !

Je vais même plus loin.

Puisque ces missions étrangères sont de nature à nous attirer à tout moment des difficultés avec des puissances amies, comme la Chine et le Japon, puisque nos consuls sont obligés de réclamer à tous moments des évêques et des vicaires apostoliques que ces gouvernements de l’extrême Orient fourrent sans cesse en prison (et ce n’est évidemment pas pour des prunes), puisqu’un jour ou l’autre une guerre peut éclater à propos de ces vilains corbeaux, le devoir du gouvernement serait de déclarer que les missionnaires n’agissent qu’à leurs risques et périls, que nos ambassadeurs ne doivent en aucune façon et sous aucun prétexte les protéger, et en outre nos députés devraient voter une loi interdisant sous les peines les plus sévères les œuvres comme celle de la Propagation de la foi et autres semblables. Il est défendu aux citoyens de se cotiser pour payer l’amende d’un journaliste condamné ; à plus forte raison, devrait-on interdire les cotisations ayant pour but d’envoyer à l’étranger des agents susceptibles d’attirer au pays des embarras diplomatiques dont l’issue peut, à un moment donné, nous être fatale.

Mais vous verrez que ce sera comme si l’on chantait Femme sensible sur l’air des Lampions.

Nous sommes tellement encroûtés en France, nous avons tant et tant de précautions quand il s’agit de toucher à un homme noir, qu’il se passera encore de beaux jours avant que la République se décide à comprendre que les jésuites n’ont pas absolument raison d’aller importuner les Chinois. En attendant ce jour, — que j’appelle de tous mes vœux, — notre ministère et ceux destinés à lui succéder ordonneront de plus belle à nos consuls de protéger ces vautours rapaces.

Si la Chine tolérait une association ayant pour but de recueillir des fonds à l’effet d’envoyer en France des prêtres bouddhistes, fanatiques et voleurs, notre gouvernement s’empresserait de faire un cas de guerre de cette tolérance coupable, et il n’aurait pas tort.

Pourquoi donc laisse-t-on la Propagation de la foi et l’Œuvre des petits Chinois s’épanouir chez nous dans toute leur beauté ?