À bas la calotte/Ne me parlez plus de saint Eustache !

La bibliothèque libre.
Bibliothèque anti-cléricale (p. 29-32).

Ne me parlez plus de saint Eustache !


Je n’ai qu’un regret, mais il est vif ; c’est d’avoir employé dix francs à acheter des billets de la Loterie nationale.

Je n’ai rien gagné du tout, pas même le gros lot de 125,000 fr. Et pourtant saint Eustache me l’avait promis.

Encore un joli fumiste que saint Eustache ! Aussi, je lui garde une dent… Non, je lui garde toute ma mâchoire !

Si jamais il me repince à lui faire une neuvaine, il fera chaud.

Écoutez mon histoire, âmes sensibles, c’est navrant.

Je ne suis pas pieux, mais je l’ai été ; il y a longtemps que je ne pratique plus, ce qui prouve que j’ai pratiqué. Je sais donc ce que c’est qu’une prière et comment on doit la faire pour qu’elle soit exaucée là-haut.

Comme j’ai déjà eu le plaisir de vous le dire, je m’étais payé dix billets de la Loterie nationale. J’avais quelque chance pour gagner ; mais la chance n’est rien, si on ne l’aide pas.

Alors, je me suis souvenu de mon jeune temps, des beaux jours de mon enfance, où je servais la messe, où j’agitais la sonnette au derrière de M. le curé.

Je me suis dit : — Je vais faire une neuvaine.

Une neuvaine ? Bien. Mais à quel saint ?

Vous savez, moi, je n’ai aucune préférence. Cet été, quand je suis venu voir l’Exposition, je suis descendu à un hôtel qui s’appelait l’hôtel Saint-Eustache. On y est très-bien. Donc, saint Eustache ne peut pas manquer de me porter bonheur.

Saint Eustache, mon ami, je vais te faire une neuvaine. Ce n’est pas plus malin que ça.

Et pendant neuf jours, — oui, Monsieur, pendant neuf jours, — tous les soirs, avant de me coucher, je me suis mis à genoux devant ma table de nuit, et là, à haute voix en me frappant la poitrine, j’ai récité trois pater et trois ave, en ajoutant à la fin :

— Saint Eustache, bon saint Eustache, faites-moi gagner le gros lot !

Jamais, je vous le jure, jamais de ma vie je n’avais prié avec autant de ferveur.

Tenez, je me rappelle très-bien ma première communion. Ah ! quel grand jour ! comme il est encore bien présent à ma mémoire ! j’étais au collége, j’avais onze ans ; le matin, d’ordinaire on ne nous donnait, au déjeuner, qu’une grosse soupe de pommes de terre. Dieu ! que c’était dégoûtant ! Ce jour-là, nous autres, ceux de la première communion, on nous fit déjeuner avec du bon café au lait, et, après, on nous permit d’aller, dans le parc du collège, nous ébattre parmi les plates-bandes de fraises. Oh ! les fraises ! ce que j’en ai mangé, ce matin-là !… Sans blague, le jour de ma première communion a été un des plus beaux jours de ma vie.

Eh bien ! la ferveur avec laquelle j’ai communié, en songeant au délicieux régal qui nous attendait, cette ferveur, qui n’était pas une ferveur en plaqué, n’approche pas de celle avec laquelle j’ai prié saint Eustache de me faire gagner le gros lot.

D’ailleurs, saint Eustache m’a parfaitement entendu, et, la preuve, c’est qu’une nuit il m’est apparu en songe.

— Mon enfant, m’a-t-il dit, je vois avec plaisir que tu reviens à des sentiments religieux. Aussi, je te récompenserai. Tu as dix billets, tu gagneras les dix plus gros lots.

— Oh ! saint Eustache, faites-moi gagner seulement celui de 125,000 francs, et je vous porterai à votre église un cierge gros comme ça.

— Merci, mon enfant. J’accepte ton cierge. Mais je veux te prouver combien est efficace la protection d’un saint comme moi. Tu as dix billets, je te le répète, tu gagneras les dix principaux lots.

Je vous laisse à penser si j’étais heureux. Pendant toute la nuit, j’ai embrassé mon traversin, le prenant dans mon rêve pour saint Eustache.

Eh bien ! je n’ai rien gagné du tout.

Fiez-vous donc aux prières ! mettez votre confiance dans les saints du paradis !

Voilà à quoi l’on aboutit.

Je vous demande un peu si ce n’est pas fait pour vous rendre à tout jamais matérialiste, libre-penseur, athée !

Et j’avais eu des revenez-y religieux ! et j’avais promis à saint Eustache un beau cierge !

Ah ! tu peux l’attendre, mon cierge ! Si tu n’as que celui-là dans ton église, mon vieux saint Eustache, je te réponds qu’elle sera mal éclairée.

Non, ne me parlez plus de saint Eustache ! il n’est pas permis de se moquer du monde à ce point.

Quand je pense qu’il y a peut-être en France la moitié des détenteurs de billets qui ont fait comme moi des neuvaines à un bienheureux ou à la Sainte-Vierge elle-même, et qui, comme moi, n’ont gagné que des ampoules aux genoux et de bons coups de poing dans la poitrine, tenez, je suis furieux.

Aussi, ma foi, je m’arrête, parce que, si je continuais à m’échauffer ainsi la bile, j’en dirais trop.

Profitez de mon exemple, mes amis, et, si vous avez des obligations turques, envoyez saint Eustache à la balançoire.