À bas la calotte/Pourquoi Saint Joseph se laissa manger la tête par un rat

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Bibliothèque anti-cléricale (p. 44-49).

POURQUOI SAINT JOSEPH

SE LAISSA MANGER LA TÊTE PAR UN RAT

Clairon, de la Mulatière, à Lyon, est une ancienne domestique, qui, après avoir passé cinquante-cinq ans au service de divers bourgeois, vit, retirée, du petit pécule qu’elle a su économiser et qui, joint à un héritage provenant d’une tante de Bourg-en-Bresse, lui forme un certain et assez confortable capital. À l’époque où elle mettait le bœuf en daube pour le compte de ses patrons, Clairon a dû souventes fois faire danser l’anse du panier… Que dis-je ? elle a dû lui faire exécuter des cabrioles effrayantes, des sauts vertigineux ; car, bien qu’elle n’ait jamais gagné plus de trente-deux francs par mois, elle est aujourd’hui à la tête de plusieurs valeurs de différentes villes et de différents États, parmi lesquelles il faut compter deux obligations de la ville de Paris, cinq actions des chemins de fer lombards, une du canal de Suez, et de quatre Ottomanes. Et pourtant Clairon est d’une dévotion véritablement édifiante ! Ceci dit pour les obligations du Grand-Turc, et non au sujet des quadrilles de l’anse du panier, lesquels sont légitimement autorisés par saint Loyola sous le nom de « compensations occultes ».

Donc, Clairon possède quatre Ottomanes ; quand elle les a achetées, ç’a été dans l’espoir de gagner le gros lot de six cent mille francs. Enlever plus d’un demi-million aux sectateurs de Mahomet, quelle œuvre pie !…

Or, la dévote Clairon, en vieille fille au courant des propriétés particulières de chaque saint, avait installé, dans une niche tapissée de papier bleu constellé d’étoiles jaune d’or, une magnifique statue de saint Joseph, fabriquée d’une sorte de pâte graisseuse d’un blanc grisaille, matière dont j’ai complètement oublié le nom (qui finit en ine, comme « stéarine ») et qui contient pour le moins autant de suif de chandelle que de carton mâché. Personne n’ignore que saint Joseph a deux spécialités : faire marcher les affaires et procurer de bons numéros à la conscription. Clairon n’avait pas chez elle l’époux de la Vierge Marie pour obtenir, à l’occasion, les faveurs du tirage au sort, puisqu’elle n’appartient pas au sexe qui paie l’impôt du sang. C’était donc pour l’autre motif. Ajoutons pourtant, en toute justice, que, chez l’ancienne cuisinière, saint Joseph se trouvait en bonne compagnie ; il y avait là, chacun sur sa petite étagère, sainte Barbe qui préserve de la foudre, saint Antoine qui fait retrouver les objets perdus, saint Dominique qui guérit les cors aux pieds, saint Christophe qui empêche les tremblements de terre, saint Justinien qui éteint les feux de cheminée, sainte Monique qui facilite les digestions, et saint Jérôme qui éloigne les mauvaises pensées ; en revanche, pas la moindre trace de saint François Régis qui, chacun le sait, procure à ses ferventes solliciteuses la rotondité abdominale qui est le fait des femmes enceintes. Clairon, célibataire obstinée, n’avait nul souci de ce saint-là. Mais pour saint Joseph, quels soins ! quelles prévenances ! Jamais habitant du Paradis ne fut autant choyé et dorloté.

Il est vrai que, de son côté, saint Joseph était pour Clairon, de la Mulatière, le plus efficace des protecteurs. Ainsi, un jour que la pieuse fille avait eu un procès-verbal pour paillasson secoué par la fenêtre, saint Joseph avait arrangé l’affaire et empêché la contravention qui aurait pu en résulter : Clairon, qui avait eu le bon esprit de faire une neuvaine à son saint, et d’inviter le dimanche à dîner M. Duboudin, le commissaire du quartier, vit tomber l’affaire dans l’eau.

Bien des fois, lorsque Clairon se faisait du mauvais sang pour le paiement de ses coupons, en voyant ses actions baisser sur le bulletin de la Bourse ; elle n’avait qu’à brûler un cierge devant l’image du père putatif du petit Jésus, et les actions remontaient, et le paiement des coupons s’effectuait sans la moindre difficulté. C’était charmant.

Clairon avait monté dans le quartier de Fourvières un petit magasin de mercerie et objets de piété, qu’elle faisait tenir par sa nièce, Justine Varoquet, à qui elle devait laisser le fonds de commerce après sa mort, tout en l’exploitant elle-même de son vivant. Quand un client se faisait un peu trop tirer la manche pour payer, Clairon adressait une prière à saint Joseph, et le client dénouait les cordons de sa bourse. Parfois, cependant, il y avait un peu de tirage, comme on dit ; la simple prière ne suffisait pas ; Clairon, alors, disait une oraison jaculatoire, et si l’oraison jaculatoire n’amenait pas immédiatement un bon résultat, Clairon avait recours à un petit truc : elle mettait saint Joseph en pénitence.

— Ah ! saint Joseph ! disait-elle en retournant la statue la tête contre le mur ; ah ! vous avez supporté que Pitalugue, de la Croix-Rousse, laissât protester son billet ?… C’est comme ça que vous veillez sur les intérêts de votre fidèle dévouée I… Eh bien ! je vous laisserai en pénitence jusqu’à ce que vous ayez décidé Pitalugue à me payer.

Et, pour faire enrager saint Joseph, elle mettait un beau bouquet de cassis devant la niche de saint Dominique, le patron des cors aux pieds. Le lendemain, l’huissier se présentait chez Pitalugue, et Pitalugue payait. Je le répète, c’était charmant.

Or, voici ce qu’un beau jour, — ou plutôt un vilain jour — il arriva. Une mauvaise petite province, l’Herzégovine, dont on n’avait jamais entendu parler, se mit en insurrection contre le gouvernement musulman ; les obligations ottomanes baissèrent, la guerre éclata et le bruit se mit à courir que le sultan ne paierait pas ses coupons à l’échéance, Clairon adressa à son protecteur prières sur prières, oraisons jaculatoires sur oraisons jaculatoires, fit brûler des cierges sur lesquels étaient collées de petites bandelettes de papier doré ; rien n’y fit, les Ottomanes étaient entrées dans la voie de la dégringolade et semblaient ne pas vouloir s’arrêter sur cette pente funeste. Saint Joseph fut tancé vertement, et on lui tourna la tête contre le mur. Le jour de l’échéance arriva, et, au lieu de payer en argent, le Grand-Turc donna moitié espèces, moitié papier. Furieuse, Clairon dégarnit la niche des vases de fleurs artificielles et en orna l’étagère de saint Christophe. Le Monténégro, une autre province dont les habitants devaient bien être tous enfantés par l’enfer, se révolta à son tour, et les actions baissèrent de plus belle. De plus en plus furieuse, Clairon décolla la tapisserie bleue à étoiles d’or, et saint Joseph se trouva le nez contre la muraille nue et raboteuse, tandis que des tas de chandelles et de veilleuses brûlaient nuit et jour aux pieds de ses confrères en sainteté.

— Cette fois, saint Joseph, dit la vieille fille, j’espère que vous allez me faire rendre justice et palper ce qui m’est dû ?…

Ah ! bien oui ! à la seconde échéance, le sultan ne paya ni en argent ni en papier.

Clairon enleva son lis au patriarcal bienheureux, et le plaça du haut en bas sous le bras de sainte Monique. La Serbie se joignit à l’Herzégovine et au Monténégro.

— Ça se gâte, saint Joseph, ça se gâte, répétait Clairon entre les deux dents qui lui restaient ; vous vous obstinez, saint Joseph ! Tant pis pour vous ! Je finirai bien par vous mettre à la raison.

Et là-dessus elle enleva à la statue son auréole et la plaça irrévérencieusement sur l’oreille droite du compagnon de saint Antoine. Saint Joseph, dans son coin, devait en crever de dépit ; mais, entêté comme un vieux barbon qu’il était, il n’en laissa rien paraître. Et les obligations baissaient, baissaient toujours.

Désespérée, la vieille fille prit une suprême résolution. Elle descendit saint Joseph à la cave, et le mit par terre dans le coin aux bouteilles cassées. Puis elle attendit.

Au bout de quelques jours, la curiosité la prit d’aller voir quelle piteuse mine le saint faisait, et elle éprouva le besoin de le narguer. Elle descendit donc à la cave doucement, bien doucement, s’accroupit devant la porte et regarda par le trou de la serrure. Un rayon de demi-jour descendait sur la statue. Ô surprise ! saint Joseph bougeait, remuait sur son lit fangeux.

— Miracle ! s’exclama Clairon.

À ce cri, un léger bruit se fit entendre au milieu des tessons de bouteilles, et la statue retomba dans l’immobilité. Ouvrir la porte et entrer fut pour Clairon l’affaire d’une seconde. Elle se baissa, ramassa saint Joseph, le retourna dans ses mains pour l’examiner de plus près. Horreur ! saint Joseph n’avait plus de tête ; un gros rat la lui avait mangée.

Pour le coup, Clairon n’y vit plus. Cette absence de tête était le présage de quelque grand malheur. Sans doute, elle était allée trop loin dans la série de ses pénitences ; son protecteur s’était fâché et l’avait abandonnée ; qui sait si maintenant il n’allait pas lui faire sentir tout le poids de son courroux ?

— Saint Joseph est le plus puissant de tous les saints, se disait-elle ; s’il s’est laissé manger la tête par un rat, c’est qu’il a ses motifs ! Malheur ! cent fois malheur ! Abomination de la désolation !

Clairon jeûna. Clairon se couvrit le corps d’un cilice. Clairon s’administra soir et matin vingt-cinq coups de discipline à la chute des reins. Clairon coucha par terre, sur le parquet, après y avoir répandu les cendres de sa lessive. Et tous les jours, et toutes les nuits, Clairon répétait en larmoyant :

— Ah ! saint Joseph ! grand saint Joseph ! pourquoi vous êtes-vous laissé manger la tête par un rat ?…

Enfin, le chaste époux de la virginale mère de Jésus eut pitié des larmes de sa servante, et il lui apparut en songe. (Prière au typographe de ne pas mettre : en singe.)

— Clairon, lui dit-il, sais-tu pourquoi cette fois je n’ai pas voulu prendre tes intérêts, et par conséquent pourquoi, sourd à toutes tes supplications, je me suis retiré de toi au point de me laisser manger la tête par un rat ?… Le sais-tu ? Clairon, le sais-tu ?… C’est parce que les saints catholiques ne peuvent pas se mêler des affaires de leurs fidèles, quand ces affaires sont en même temps celles des impies mahométans !… Ah ! tu n’avais pas songé à cela, Clairon !… la soif du gain t’avait aveuglée !… Tremble, Clairon ! et si tu veux que je veille de nouveau à ta prospérité, débarrasse-toi de tes Ottomanes à n’importe quel prix !

Clairon ne se le fit pas dire deux fois. Le lendemain, elle vendit ses quatre obligations turques au vingtième de leur valeur nominative. Le surlendemain, la paix était signée avec les provinces révoltées ; les Ottomanes reprenaient un cours ascensionnel qui faisait la joie des agioteurs ; mais, sans éprouver la moindre peine de cela, Clairon, à genoux devant la statue réinstallée dans sa niche avec tous ses ornements, parmi lesquels une tête neuve, Clairon disait, en se frappant la poitrine :

— Doux et aimable saint Joseph, mon vénérable protecteur, pardonnez-moi d’avoir été cause que vous vous soyez laissé manger votre tête par un rat.