À bord et à terre/Chapitre 10

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 122-134).


CHAPITRE X.


Qu’il est donc et triste à la fois ce cours de la vie humaine, quand l’enfance et la jeunesse commencent à descendre côte à côte la vallée des années ! L’innocence les accompagne quelque temps, leur marche est légère, quoique déjà il y ait de la gravité dans leurs traits ; trop jeunes pour la douleur, ils ne le sont pas pour les larmes.
Allston.


Avec quel intérêt, avec quelle déférence, la portion éclairée des Américains observait l’Angleterre, et étudiait son histoire, ses lois et ses institutions en 1799 ! Il y avait quelques exceptions : — c’étaient quelque ardent politique, quelque individu dont les sentiments avaient été aigris par quelque incident particulier de la révolution ; — mais ces exceptions étaient en très-petit nombre, si l’on considère que la paix ne datait que de quinze ans. Je doute que jamais province ait manifesté une admiration aussi vive pour sa capitale que l’Amérique indépendante en montra pour la mère-patrie, malgré tous ses justes sujets de griefs, jusqu’à la guerre de 1812. Ni Talcott, ni moi, nous ne faisions exception à la règle. Jamais nous n’avions vu l’Angleterre qu’à travers le prisme de notre imagination, et les couleurs brillantes sous lesquelles elle nous était apparue s’affaiblissaient en partie, à mesure que nous approchions. Cependant notre admiration pouvait trouver encore à se donner carrière.

L’histoire d’Angleterre était, par le fait, l’histoire des États-Unis, et, à mesure que nous avancions vers Londres, tous les objets que le pilote pouvait nous montrer de loin, étaient pour nous un sujet de ravissement. La Tamise n’est pas une rivière d’une beauté remarquable ; mais on ne saurait croire le nombre d’embarcations qui la remontaient et la descendaient alors. Il y avait à peine, dans la chrétienté, une sorte de bâtiment qui n’y fût représentée, et, quant aux bateaux à charbon, nous en traversâmes littéralement une forêt qui eût suffi pour chauffer Londres pendant une année, même à ne brûler que la mâture. La manière dont le pilote manœuvra notre brig au milieu de ce labyrinthe de voiles qui bordaient de chaque côté l’étroit passage que nous avions à franchir m’émerveillait aussi ; c’était plutôt la marche d’une voilure, conduite par un cocher habile à travers une foule compacte, que l’allure ordinaire d’un navire. Je le dis hardiment : j’en appris plus sur la Tamise, sur la manière de gouverner un bâtiment et d’en faire ce que je voulais, que dans toute la traversée de Canton à Londres, aller et retour. Pour Neb, il roulait ses yeux noirs d’un air tout ébahi, et il finit par me dire : En vérité, maître Miles, lui, bientôt le fera parler.

Le capitaine Williams m’avait chargé de remettre le brig à son consignataire primitif, en réservant le droit ordinaire de sauvetage. C’était un négociant américain, qui était établi dans la nouvelle Babylone. Je le fis, et ce négociant envoya prendre possession du bâtiment, en me déchargeant de toute responsabilité ultérieure. Comme, dans sa lettre, le capitaine, par inadvertance sans doute, avait mis : « M. Wallingford, son troisième officier, » le consignataire ne m’invita pas à dîner ; et cependant les journaux avaient parlé de l’affaire de Dungeness sous la rubrique ordinaire de : Tour yankee. Tour yankee ! cette phrase, devenue si banale, a fait beaucoup de tort dans notre pays. Les jeunes ambitieux, — car l’envie, la jalousie, la convoitise se cachent sous le nom d’ambition ; l’ambition, c’est tout ce que l’on veut, — les jeunes ambitieux donc de ce pays se font trop souvent une gloire d’imiter ce qu’ils ont vu approuver et applaudir sous ce titre. Je ne puis expliquer autrement le nombre toujours croissant de tours yankees parmi nous. Entre autres améliorations en fait de goût, sinon de morale, qui pourraient être introduites dans la presse américaine, je signalerai la suppression de ces histoires merveilleuses ; mais comme les deux tiers des éditeurs sont yankees, je présume qu’il faut leur passer la fantaisie de faire valoir l’habileté de leur race. Nous devons à la coterie puritaine la plupart de nos éditeurs, de nos critiques, de nos maîtres d’école ; et quand on observe de sang-froid les progrès prodigieux du peuple sous le rapport de la morale, des vertus publiques et privées, de toutes les qualités estimables en un mot, on doit se réjouir que nos maîtres aient découvert si aisément « une église sans évêque. »

Quoi qu’il en soit, j’eus occasion de reconnaître pendant mon séjour à Londres que la terre de nos pères qui, soit dit en passant, a des archevêques, contient dans son sein autre chose que de la vertu sans alliage. À Gravesend, nous avions pris à bord deux officiers de la douane, — dans le système financier d’Angleterre, on met toujours un fripon pour en surveiller un autre, — et ils restèrent jusque après le déchargement du brig. Un de ces hommes avait été domestique d’une grande maison, et il devait sa place à la protection de son ancien maître. C’étaient l’intégrité et le désintéressement en personne, — en personne de douanier, — comme je le découvris dans la première heure de nos relations. Voyant un garçon de dix-huit ans chargé de la prise, et ignorant que ce garçon avait appris assez bien le latin et le grec avec l’excellent M. Hardinge, sans compter qu’il était l’héritier de Clawbonny, il supposait sans doute qu’il en aurait bon marché. Cet homme se nommait Sweeney. Voyant que je brûlais du désir de tout voir, dès que le brig fut amarré, il me proposa une croisière à terre. Ce fut Sweeney qui me conduisit chez le consignataire, et, cette affaire terminée, il m’offrit de me mener voir Saint-Paul, le Monument, et, quand il eut reconnu que j’avais plus de goût qu’il ne l’avait d’abord supposé, les merveilles du West-End. Il me pilota ainsi pendant près d’une semaine. Après m’avoir montré toutes les curiosités de Londres à l’extérieur, et quelques-unes à l’intérieur, quand j’étais disposé à payer, il descendit dans ses goûts, et me conduisit dans Wapping, au milieu de ses horribles mystères. J’ai toujours pensé que Sweeney me tâtait, et qu’il cherchait ainsi à connaître mes véritables sentiments ; il finit par se trahir en me faisant une proposition qui coupa court à notre liaison. Le résultat néanmoins fut de m’initier à des secrets que probablement je n’aurais jamais appris d’une autre manière ; mais j’avais trop lu et trop entendu dire pour me laisser duper aisément, et je sus me tenir sur mes gardes, restant simple spectateur de ce qui se passait sous mes yeux. Les leçons du bon M. Hardinge n’étaient pas de celles qui s’oublient, et elles étaient toujours présentes à mon cœur.

Je n’oublierai jamais une visite que je fis dans une maison appelée le Cheval Noir, dans Sainte-Catherine’s Lane. C’était une rue étroite qui traversait l’emplacement des chantiers qui portent aujourd’hui le même nom ; c’était là le siège de tout ce qu’il y avait de plus infâme à Wapping. Je dis à Wapping ; car il y avait dans certaines parties du West-End des infamies encore plus grandes que tout ce qu’un simple port peut produire. Le commerce, qui fournit à l’homme tout ce qui lui est utile, a son mauvais côté, comme toutes les choses de la terre ; et entre autres maux, il entraîne à sa suite une longue série de vices révoltants ; mais n’en trouve-t-on pas plus encore et de plus honteux chez les grands ? Les apparences exceptées, le West-End l’emporte sous ce rapport sur Wapping ; et si l’on fait entrer les alentours de Saint-Gilles dans la balance, la terre n’aura plus rien à envier à l’Océan.

Ce fut un dimanche que notre visite eut lieu, parce que c’est le moment où la classe ouvrière, n’ayant rien à faire, revêt ses beaux habits pour se montrer dans le monde. Je ferai remarquer en passant que je n’ai jamais vu observer le dimanche dans aucun pays de la chrétienté de la même manière qu’aux États-Unis. Dans tous les autres pays, je parle même des plus rigides, c’est un jour de récréation et de repos, aussi bien que de dévotion publique. Même dans les villes des États-Unis, les vieilles habitudes se perdent, et le dimanche n’est plus ce qu’il était. J’ai assisté depuis quelques années, dans les faubourgs de New-York, à des scènes de désordre, de blasphème, d’infamies, comme je n’en ai vu dans aucune autre partie du monde, et je me suis demandé sérieusement si ces principes d’un puritanisme exagéré avaient bien atteint leur but. Je n’examine pas ici la doctrine ; mais, au point de vue du monde, il semblerait sage, si vous ne pouvez rendre les hommes tout ce qu’ils devraient être, de faire la part de leurs faiblesses, pour qu’ils ne la fissent pas eux-mêmes, et bien plus large alors. Mais revenons au Cheval Noir.

Je n’ai pas besoin de dire quel genre de femmes fréquentaient cette maison ; la plupart étaient jeunes, plusieurs étaient jolies, mais toutes étaient le rebut de la société. — Quant aux hommes que vous voyez ici, me dit Sweeney après avoir demandé un pot de bière et m’avoir fait asseoir à une table vacante, la moitié sont des bandits ou des escrocs, qui viennent passer gaiement la journée au milieu de vous autres beaux messieurs de la marine. Il y a dans le nombre deux ou trois figures que j’ai vues à l’Old Bailey ; comment sont-ils parvenus à se soustraire à la déportation ? c’est ce que j’ignore. Vous voyez qu’ils sont aussi à l’aise que s’ils étaient chez eux, et que l’hôte qui les reçoit est aussi à l’aise de son côté que s’ils étaient tous de parfaits honnêtes gens.

— Comment se fait-il, lui dis-je à l’oreille, que des misérables si bien connus soient en liberté et qu’on ose les recevoir ?

— Enfant que vous êtes ! comment ! vous ne savez pas que la loi protège les fripons aussi bien que les honnêtes gens ? Pour faire condamner un filou, il vous faut des témoins, des jurés qui tombent d’accord, quelqu’un qui poursuive, toutes choses qui ne sont pas aussi communes que des mouchoirs de poche, ou même que des billets de la banque d’Angleterre. D’ailleurs, ces drôles-là ont toujours un alibi tout prêt. Vous savez qu’un alibi…

— Oui, je sais très bien ce que c’est, monsieur Sweeney.

— Comment diable ! s’écria le protecteur des revenus du roi en me regardant d’un air de défiance ; jeune comme vous l’êtes, et à peine débarqué d’un pays vierge encore comme les États-Unis, vous savez cela !

— Oui, dis-je en riant, l’Amérique est le pays des alibis ; tout le monde est partout, et personne n’est quelque part. La nation est toujours en mouvement et c’est en quelque sorte un alibi perpétuel.

Je dus sans doute à ces réflexions qui m’étaient échappées le développement des « vues ultérieures » de Sweeney. Il ne connaissait le monde qu’au point de vue légal ; et il lui semblait assez suspect qu’un jeune homme, dans ma position, fut déjà si bien instruit de la signification de ce terme si utile. Il resta pendant quelques minutes les yeux attachés sur moi.

— Et dites-moi, maître Wallingford, sauriez-vous aussi ce que veut dire nolle prosequi ?

— Sans doute, c’est se désister ; c’est ce que fit le lougre français à la hauteur de Dungeness, par rapport à mon brig, quand il n’eut fait qu’une bouchée du bâtiment qui revenait des Indes occidentales.

— Ah ! ah ! je vois que, sans m’en douter, j’avais affaire à un malin, moi qui étais assez simple pour vous prendre pour un novice.

— Voulez-vous, monsieur Sweeney, que je vous raconte une anecdote sur deux de nos officiers de marine ; elle est toute récente, et elle vous apprendra que nous autres marins d’Amérique, nous savons tous le latin sur le bout du doigt. Un de ces officiers s’était battu en duel, et il avait cru prudent de se cacher. Un de ses amis qui était dans le secret, vint un jour lui dire en grande hâte que les autorités de l’État dans lequel le duel avait ou lieu, avaient rendu un arrêt de nolle prosequi contre les coupables. Il l’avait lu tout au long dans un journal. — Qu’est-ce qu’un nolle prosequi, Jack ? demanda Tom. — Mais, c’est du latin, à coup sûr, et ce doit être quelque chose d’infernal. Il faut le découvrir ; car c’est beaucoup de voir son ennemi face à face. — Eh ! bien, vous connaissez un tas d’avocats, et vous pouvez vous montrer, vous ; allez en consulter un. — Un avocat ? non, non, je ne m’y fie pas ; tenez, nous avons étudié quelque peu de latin, quand nous étions à l’école, et à nous deux, nous en viendrons à bout. — Tom ne demanda pas mieux, et ils se mirent à l’ouvrage. Jack était le plus fort des deux ; mais il eut beau chercher, il ne put parvenir à trouver nolle dans aucun dictionnaire, d’où il conclut que c’était un nom propre. Quant à prosequi, c’était une autre affaire ; il y avait du procès là-dedans, quoique, dans ce latin, ils eussent une manière d’intervertir les mots qui faisait qu’on avait peine à s’y reconnaître. — Quoi qu’il en soit, Tom, ajouta-t-il, ce monsieur Nolle vous fera une mauvaise affaire, et je vous engage à vous enfoncer dans l’intérieur à la distance de deux ou trois cents milles, où vous pourrez rire tout à votre aise de ses menaces de prosequi.

Sweeney s’amusa beaucoup de cette anecdote, et il me proposa, pour finir la journée, de me conduire à une fête où il me fit entendre que les officiers américains aimaient assez à passer quelques instants. C’était une salle de réunion de Wapping, et en entrant je me trouvai dans une société composée d’une cinquantaine de cuisiniers et de maîtres d’hôtel de bâtiments des États-Unis, tous noirs comme le jais, et ayant aux bras des compagnes dont les joues avaient les couleurs ordinaires des jeunes Anglaises. J’ai aussi peu de préjugés de couleur qu’un Américain puisse en avoir, mais j’avoue que ce spectacle me souleva le cœur. En Angleterre, la chose paraissait toute simple ; et j’appris ensuite que rien n’était plus commun que de voir des Anglaises épouser des hommes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.

Quand Sweeney m’eut offert ce bal comme le nec plus ultra de ce qu’il pouvait me montrer, il laissa percer le véritable motif de toutes ses attentions. Après avoir vidé un second pot de bière, qu’il entremêla de genièvre, il m’offrit ses services pour introduire en fraude tout ce qui pouvait se trouver à bord de l’Amanda, qu’en ma qualité de maître de prise, j’aurais pu désirer de m’approprier. Je repoussai la proposition avec une certaine chaleur, et je laissai entendre à mon tentateur que je la considérais comme une insulte, et que nos relations ensemble n’iraient pas plus loin. Il resta confondu. — D’abord, il était évident qu’à ses yeux, tout ce qui était marchandise n’était bon qu’à être pillé, et ensuite que piller était un tour yankee des plus vulgaires. Si j’avais été Anglais, il aurait peut-être compris ma conduite ; mais il était si habitué à regarder un Américain comme un fripon, que j’appris ensuite qu’il voulait que je fusse le fils illégitime de quelque négociant anglais, qui se faisait passer pour Américain ; c’était du moins ce qu’il avait dit à un recruteur de matelots. Je ne prétends pas expliquer cette contradiction, quoique j’aie souvent observé le même phénomène moral chez ses compatriotes ; mais enfin, voilà le fripon le plus fieffé qui eût jamais existé, qui affectait de croire que la friponnerie était indigène chez certaines nations, parmi lesquelles il avait soin de ne pas comprendre la sienne.

Enfin, j’eus le bonheur de voir la Crisis qui se glissait au milieu du labyrinthe de voiles, comme l’Amanda l’avait fait avant elle. Elle vint s’amarrer tout près de nous, et l’opération n’était pas encore terminée que Talcott, Neb et moi nous étions à bord. Le capitaine Williams avait lu dans les journaux le récit du tour yankee, il avait compris comment la chose avait dû se passer, et il nous fit l’accueil le plus favorable ; j’avoue que je n’avais jamais eu d’inquiétude à cet égard.

Nous fûmes tous charmés de nous revoir : le capitaine Williams était resté à Falmouth plus longtemps qu’il ne se l’était proposé, pour réparer quelques avaries, et voilà pourquoi je l’avais devancé. Maintenant que le bâtiment était entré, nous ne craignions plus d’être pris par la presse, car Sweeney aurait eu l’attention de mettre à nos trousses toute la bande des recruteurs. Je ne sais s’il croyait réellement que je fusse sujet anglais, mais je n’étais nullement tenté de voir décider la question devant un tribunal maritime. À tout prendre, la Cour du Banc du Roi me convenait beaucoup mieux.

Comme j’étais le seul officier du bâtiment qui eût déjà vu Londres, mon expérience de quinze jours m’avait singulièrement grandi aux jeux de l’équipage ; c’était comme un grade de plus que je venais d’acquérir. Marbre brûlait de voir la capitale de l’Angleterre, et il me fit promettre de lui servir de pilote, dès que nous serions libres, et de lui montrer tout ce que j’avais vu moi-même. Il nous fallut quinze jours pour débarquer la cargaison et prendre du lest ; les articles que nous comptions emporter pour trafiquer sur la côte étaient trop légers et trop peu nombreux pour remplir le bâtiment. Ensuite il fallut songer à compléter notre équipage : naturellement nous choisîmes de préférence des Américains, d’autant plus qu’à tout moment les Anglais pouvaient être pressés. Nous eûmes la main heureuse ; le hasard nous fit rencontrer des matelots de premier choix qui, pris à un bâtiment américain par un croiseur anglais, venaient d’obtenir leur congé. La Crisis avait fait parler d’elle, et ils furent ravis de passer sur son bord. L’histoire de la prise de la Dame de Nantes, copiée sur le livre de loch, et légèrement embellie, avait paru dans les journaux par les soins du consignataire. Rien alors ne mettait plus les Anglais en bonne humeur que d’apprendre quelques revers des Français. À aucune époque depuis 1775, les Américains n’avaient eu si bonne réputation en Angleterre ; par miracle, les deux nations combattaient du même côté. Peu de temps après notre départ de Londres, on vota à Lloyd une adresse de félicitations à un commandant américain pour avoir capturé une frégate française. Pourquoi ne verrait-on pas des flottes anglaise et américaine agir un jour de concert ? Personne ne peut lire les secrets de l’avenir, et j’ai vécu assez longtemps pour savoir que personne ne peut prévoir quels amis il conservera, pus plus qu’une nation ne saurait deviner quels peuples deviendront ses ennemis.

Le chargement de la Crisis ne s’opéra que lentement, ce qui nous laissa du loisir ; notre capitaine, mis en bonne humeur par le succès de notre voyage, se montrait très-facile. Cette disposition fut augmentée sans doute par la circonstance qu’un bâtiment arrivé en très-peu de temps de New-York, lui donna des nouvelles de notre prise, qu’il avait rencontrée en mer, au moment où elle n’avait plus que quelque cent milles à faire par la brise la plus favorable. C’était avoir la presque certitude morale que la Dame de Nantes était arrivée saine et sauve ; car aucun bâtiment français n’aurait aimé à s’aventurer sur cette côte éloignée, qui était alors protégée par nos croiseurs.

Ce fut pour moi un grand amusement de montrer à Marbre les curiosités de Londres. Nous commençâmes par les animaux féroces de la Tour, à tout seigneur tout honneur ; mais notre lieutenant n’en fut pas émerveillé. Il avait été trop souvent en Orient, disait-il, pour admirer une pareille ménagerie, bonne tout au plus pour des badauds. La Tour ne fut pas plus heureuse auprès de lui ; il avait vu en Amérique une tour où l’on fabriquait des balles, qui l’enfonçait et pour la hauteur, et, suivant lui, pour la beauté. Saint-Paul l’étonna un peu ; il avoua franchement qu’il n’y avait pas d’église pareille à Kennebunk, quoiqu’il pensât que la Trinité à New-York pouvait bien être mise à côté.

— Comment ! à côté ? répétai-je en riant ; c’est dedans que vous voulez dire, avec son clocher et tout le reste, et il resterait encore plus de place que dans toutes les autres églises de New-York réunies.

Marbre fut longtemps à me pardonner cette plaisanterie ; il me dit que ma remarque n’était pas patriotique ; mot qui, en 1799, était moins souvent employé qu’aujourd’hui, mais qui pourtant était déjà en usage. Il voulait dire, comme à présent, une lourde et étroite obstination à regarder comme merveilleux tout ce qui tient à sa province, et, sous ce rapport, jamais il n’y eut de meilleur patriote que Marbre. Au sortir de l’église, je lui fis traverser Fleet-Street, Temple-Bar et le Strand sans trop d’encombre, et enfin nous entrâmes dans les hautes régions de la mode, de l’aristocratie et de la cour. Après un certain temps, nous nous dirigeâmes vers Hyde-Park, où nous devions « mettre en panne » pour faire nos observations.

C’est un magnifique coup d’œil que présente le parc, lorsque le temps est beau et que les équipages les plus magnifiques se croisent dans tous les sens. Ne pouvant critiquer l’ensemble, notre lieutenant se rejeta sur les détails ; ce fut sur les livrées qu’il exhala toute sa bile. Il était indécent, disait-il, de faire porter un chapeau à trois cornes à un homme salarié ; c’était une décoration qui devait être exclusivement réservée aux ministres de l’Évangile, aux gouverneurs d’état et aux officiers de milice. J’avais quelques idées sur les usages du grand monde, puisées, soit dans des livres, soit dans des observations personnelles ; mais Marbre rejetait toutes mes explications ; il interprétait tout à sa manière, et j’ai souvent pensé combien c’eût été un homme précieux pour des éditeurs de voyages. Les gens comme il faut commençaient à conduire eux-mêmes leurs voitures ; et je me rappelle, en particulier, un « ultrà de la nouvelle mode, qui avait mis son cocher dans l’intérieur, pendant qu’il occupait le siège en personne. Une violation si flagrante des convenances était rare, même à Londres. En voyant le cocher se pavaner ainsi dans tout l’éclat de son costume, Marbre se mit dans la tête que c’était le roi, et il ne voulait pas en démordre. Tout absurde que cela paraisse, j’ai vu des théoriciens d’Europe tomber dans des bévues tout aussi grossières sur le jeu de nos institutions.

Nous étions à discuter ce point, Marbre et moi, quand il survint un léger incident qui eut ensuite des conséquences importantes. Les fiacres, les chaises de poste, les voitures publiques, en un mot, ne sont pas admis dans les parcs en Angleterre ; les remises seuls sont exceptés. Nous passâmes près d’une de ces voitures qui se trouvait dans une situation difficile ; les chevaux s’étaient effrayés, à la vue d’une brouette qui se trouvait sur le chemin ; le cocher s’y était sans doute mal pris, et les roues de derrière de la voiture reculaient dans l’eau du canal ; sans le lieutenant et moi, la voiture était submergée, et avec elle ceux qui s’y trouvaient. Je jetai la brouette sous une des roues de devant, juste à temps pour prévenir la catastrophe, tandis que Marbre saisissait la roue de son poignet de fer. La brouette et lui opposèrent une résistance qui fit contre-poids. Il n’y avait point de laquais ; je m’élançai à la portière, et j’aidai un homme âgé qui paraissait souffrant, une dame qui pouvait être sa femme, et une jeune personne que je supposai être leur fille, à en sortir. Grâce à mon entremise, tous trois mirent pied à terre, sans même s’être mouillé les pieds ; mais je ne m’en étais pas si bien tiré. À peine furent-ils hors de la voiture, que Marbre, qui était enfoncé dans l’eau jusqu’aux épaules, et qui avait fait des efforts prodigieux pour maintenir l’équilibre, lâcha tout ; la brouette céda au même moment, et toute la boutique, voiture et chevaux, alla rouler dans l’eau sens dessus dessous. Un des chevaux fut sauvé, je crois, et l’autre se noya ; mais la foule s’était rassemblée, et je m’inquiétai peu de ce que devenait la voiture ; je ne songeais qu’à la cargaison qui était sauvée.

Le vieux Monsieur me prit vivement les mains ainsi qu’à Marbre, disant que nous ne pouvions pas le quitter, et que nous allions le suivre. J’y consentis sans peine, pensant que je pourrais me rendre utile. En nous dirigeant vers l’une des entrées particulières du parc, je pus observer les personnes que je venais d’obliger ; elles avaient l’air très-respectables, mais je connaissais assez le monde pour voir qu’elles appartenaient à ce qu’on appelle la classe moyenne en Angleterre. Je pensai que le Monsieur pouvait être militaire ; la jeune personne était à peu près de mon âge, et décidément jolie ; c’était une aventure, pour le coup ! J’avais sauvé une damoiselle de dix-sept ans, et je n’avais qu’à en tomber amoureux pour devenir le héros d’un roman.

À la porte du parc, le vieux Monsieur appela un fiacre, y fit monter les deux dames et nous pria de monter aussi, mais je n’y voulus pas consentir ; Marbre et moi nous étions trempés. Après quelques pourparlers, il nous donna son adresse, dans Norfolk-Street, et nous promîmes de passer chez lui en retournant à bord ; mais, au lieu de suivre la voiture, nous gagnâmes le Strand à pied, et nous n’eûmes rien de plus pressé que de dîner et de nous sécher. Le lieutenant eut recours à quelques verres d’eau-de-vie pour prévenir un rhume, disait-il ; c’est une pratique assez commune dans tous les coins du globe, mais je ne saurais expliquer sur quel principe elle repose.

Après le dîner, nous nous dirigeâmes vers Norfolk-Street. On nous avait dit de demander le major Merton, ce que nous fîmes. C’était une de ces maisons garnies qui abondent dans ce quartier. Le major et sa famille occupaient le premier étage, ce qui est toujours d’assez bon ton. Il était évident, toutefois, que la famille ne menait pas ce grand train dont nous venions de voir tant d’exemples dans le parc.

— J’ai reconnu l’empressement et la galanterie du marin anglais dans votre conduite, Messieurs, dit le major après nous avoir fait l’accueil le plus cordial, et tout en tirant de son portefeuille quelques billets de banque ; je voudrais pouvoir vous offrir davantage, mais un jour, peut-être, il me sera permis de vous donner de meilleures preuves de ma reconnaissance.

En disant ces mots, le major présentait à Marbre deux billets de dix livres sterling, dont l’un m’était sans doute destiné. Suivant toutes les théories, et d’après l’opinion unanime du monde chrétien, les États-Unis sont le pays cupide par excellence ; celui où l’on est le plus avide de gain ; celui où l’on a le plus de respect pour l’or, et moins pour soi-même que dans toute autre portion du globe. Quand tous mes semblables sont d’accord sur un point, je ne conteste jamais, par la raison toute simple que ce serait inutile. Ainsi donc, j’accorde que l’argent est le grand mobile de la vie américaine, et je ne vois pas trop à quelle autre chose on prendrait intérêt dans la grande république modèle. La direction politique est tombée en des mains telles, que les places ne donnent pas même une position sociale ; le peuple est omnipotent, il est vrai, mais s’il peut faire un gouverneur, il ne saurait faire des gentlemen ni des ladies ; les rois eux-mêmes ont parfois assez de peine à en venir à bout. La littérature, les armes, les arts, la gloire dans tous les genres, n’occupent qu’une place secondaire ; le dollar tout-puissant prime partout ; et pourtant, règle générale, vingt Européens seront achetés avec vingt livres sterling de la banque d’Angleterre, plus aisément que deux Américains. Je ne me charge pas d’expliquer ce phénomène ; je me borne à mentionner le fait.

Marbre écouta le major avec beaucoup d’attention et de respect, tout en agitant sa tabatière dans sa poche. La boîte fut ouverte au moment où le major finissait, et moi-même je commençais à craindre que la cupidité bien connue du Kennebunk ne cédât à la tentation ; et que les billets n’allassent se placer bord à bord avec le tabac ; mais je me trompais. Prenant une prise avec un grand sang-froid, le lieutenant referma la boîte, et alors il fit sa réponse.

— C’est très-généreux de votre part, major, dit-il ; j’aime à voir faire convenablement les choses, et il n’y a rien à dire ; mais rengainez votre argent, nous vous avons la même reconnaissance que si nous l’avions empoché ; ainsi, n’en parlons plus, le compte est balancé. Je voudrais seulement vous dire, pour prévenir toute méprise, attendu que l’autre idée pourrait nous faire presser, ce qui ne nous irait pas, que nous sommes l’un et l’autre nés natifs des États-Unis.

— Des États-Unis ! répéta le major en se redressant avec quelque raideur ; alors, jeune homme, ajouta-t-il en se tournant de mon côté, et en me présentant les billets de banque dont il paraissait alors aussi pressé de se débarrasser qu’il y semblait peu disposé dans le principe ; — vous ne refuserez pas ce léger témoignage de ma reconnaissance.

— Impossible, Monsieur, répondis-je avec respect ; nous ne sommes pas précisément ce que nous paraissons être, et les apparences vous trompent. Nous sommes les deux premiers officiers d’un bâtiment porteur de lettres de marque.

À ce mot d’officiers, le major retira sa main et s’empressa de nous faire des excuses ; il ne nous comprenait pas bien encore, je le voyais clairement ; mais du moins il avait assez de sagacité pour comprendre que nous n’accepterions pas d’argent. Il nous invita à nous asseoir, et la conversation continua.

— Maître Miles que voilà, reprit M. Marbre, a un domaine, appelé Clawbonny, sur les bords de l’Hudson, et il pourrait rester bien tranquillement chez lui à étudier le droit ou à faucher ses foins ; mais quand le coq chante, le poulet veut chanter aussi. Son père a été marin, et voilà !

Cette annonce de ma position à terre ne me fit pas mal, et je pus remarquer un changement dans les manières de toute la famille, non pas qu’on m’eût traité avec dédain, ou même avec froideur ; mais maintenant toute distance entre nous avait disparu. Je restai une heure avec les Mertons, et je promis de revenir avant de quitter l’Angleterre. C’est ce que je fis plus de douze fois, et le major, reconnaissant sans doute que j’étais un peu mieux élevé qu’il ne l’avait supposé d’abord, me fournit les moyens de voir Londres sous un aspect plus favorable. J’accompagnai la famille aux deux grands théâtres ; j’avais eu soin de me faire habiller à neuf des pieds à la tête ; et Émilie sourit la première fois qu’elle me vit dans mon nouveau costume, et je crus même qu’elle rougissait. C’était une jolie créature : douce et timide dans ses manières habituelles, mais au fond pleine de vivacité et d’élan, autant que j’en pouvais juger à l’expression toute anglaise de ses grands yeux bleus ; et puis elle avait reçu de l’éducation ; et, dans mon ignorance de la vie, je la croyais plus savante que toutes les jeunes filles de son âge. Grace et Lucie étaient instruites l’une et l’autre, elles avaient reçu de bonnes leçons de M. Hardinge ; mais le digne ministre, dans le fond de sa bicoque des États-Unis, ne pouvait donner aux deux jeunes filles les talents de tous genres qui en Angleterre sont à la portée d’une fortune même médiocre. Émilie Merton me semblait la merveille des merveilles ; et, lorsque j’étais assis à côté d’elle, je rougissais de mon ignorance en l’écoutant.