À bord et à terre/Chapitre 8

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 96-108).


CHAPITRE VIII.


Tu es toujours la même, mer éternelle. La terre a ses formes diverses de vallées et de collines, d’arbres et de fleurs : des champs qu’échauffent les rayons brûlants du soleil, que durcit le souffle aride de l’hiver, que l’automne couvre d’une toison d’or ; toi, que ton front soit serein, ou chargé de tempêtes, tu vas toujours lancer à la côte ton écume rugissante.
Lynt.


Peu de jours après notre arrivée à New-York, j’eus une conversation sérieuse avec mon tuteur sur mes nouveaux projets de voyage. L’armement de la marine tenait en émoi tout le pays. Les chapeaux à trois cornes, les habits bleus, les revers blancs, commençaient à se montrer dans les rues ; car on sait avec quel plaisir le nouvel officier fait parade de son nouvel uniforme. Aujourd’hui on rencontre presque à chaque pas des marins distingués, et rien sur leurs personnes n’indique leur profession, à moins qu’ils ne soient de service ; la cocarde même est mise de côté ; mais en 1799 à peine avait-on reçu son brevet qu’on endossait le harnois. De tous côtés on ne voyait que des bâtiments en construction, et je ne sais comment j’échappai à la fièvre générale, et ne demandai pas un emploi de midshipman. Si j’avais rencontré un capitaine qui m’eût plu autant que le capitaine Dale, il est probable que ma carrière eût été toute différente, mais j’étais imbu du préjugé que Southey, dans sa vie de Nelson, aussi intéressante que peu instructive au point de vue pratique, attribue à son héros : — Sur l’arrière, plus d’honneur ; sur l’avant, marin meilleur. — Comme tous les jeunes cadets qui commencent bravement sur le gaillard d’avant, j’étais fier des peines et des fatigues que j’avais bravées, et je résolus de continuer comme j’avais commencé, et de suivre les traces de mon père.

Il ne pouvait être question de corsaires dans une guerre contre un pays qui n’avait pas de commerce. D’ailleurs, je ne sais si en aucune circonstance j’aurais aimé à m’embarquer sur un pareil bâtiment. Faire la guerre uniquement dans la vue du gain, c’était une chose peu honorable à mes yeux, quoique en même temps je doive reconnaître que le système américain, d’après lequel des croiseurs étaient armés en course, était beaucoup plus respectable et mieux entendu que celui de la plupart des autres nations. Prendre du service à bord d’un bâtiment porteur de lettres de marque, c’était tout différent. Son but régulier est le commerce ; il n’arme que pour se défendre, et s’il fait quelque capture, ce n’est que sur les ennemis qui barrent son passage, et qui lui feraient éprouver le même sort s’ils le pouvaient. J’annonçai donc à M. Hardinge que je ne retournerais pas à Clawbonny, mais que je profiterais de mon séjour à New-York pour chercher de l’emploi à bord de quelque navire porteur de lettres de marque.

Neb avait reçu ses instructions ; mon bagage de mer et le sien avaient été placés secrètement à bord du Wallingford. Notre naufrage l’avait réduit à sa plus simple expression, et l’argent que me remit M. Hardinge fut employé à le compléter. Je songeai alors à chercher un navire, déterminé à m’en fier à mes yeux pour le bâtiment, et à mon jugement pour le voyage. Neb eut ordre de parcourir les quais dans le même but. Je m’en rapportais plus volontiers à lui qu’à Rupert sous ce rapport. Rupert n’aimait pas la mer, ni rien de ce qui avait trait à la profession de marin. Pour Neb, c’était bien différent. Il avait pris goût au métier, et pour tous les gros ouvrages, c’était déjà un matelot très-distingué ; dans le reste, le nègre se faisait encore sentir, quoiqu’il se montrât adroit et ingénieux à sa manière. C’était un garçon de cœur que Neb, et insensiblement je me pris à l’aimer presque comme un frère.

Un jour que je me promenais sur le quai, faisant ma ronde ordinaire, j’entendis derrière moi une voix qui criait : — Parbleu, capitaine Williams, voilà votre affaire ; prenez-le pour troisième officier, vous n’en trouverez pas de meilleur dans toute l’Amérique. — J’avais une sorte de pressentiment que c’était de moi qu’on parlait, quoique je ne reconnusse pas sur-le-champ la voix. Je me retournai, et je vis la figure rude de Marbre auprès du visage basané d’un patron de moyen-âge ; l’un et l’autre me regardaient par-dessus les filets de bastingage d’un bâtiment marchand d’une apparence très-séduisante. Je saluai M. Marbre, qui me fit signe de venir à bord, et il me présenta dans toutes les formes au capitaine.

Ce bâtiment s’appelait la Crisis, nom excellent dans un pays où l’on est sûr qu’une crise d’un genre ou d’un autre arrivera infailliblement tous les six mois. C’était un joli petit bâtiment de quatre cents tonneaux, et portant dix canons de neuf dans ses batteries. Sa cargaison était toute prête, et la seule difficulté était de trouver un troisième lieutenant. Les officiers étaient rares ; tous les jeunes gens entraient dans la marine militaire ; et M. Marbre crut pouvoir me recommander, pour m’avoir vu à l’œuvre pendant près d’un an. Je n’avais pas espéré un grade si promptement, quoique je me crusse en état de le remplir. Le capitaine Williams me questionna pendant quinze ou vingt minutes, eut ensuite un moment d’entretien avec M. Marbre seul, et m’offrit la place sans hésiter. Nous devions faire le tour du monde, et cette idée seule m’enchantait. Le bâtiment devait conduire un chargement de farine en Angleterre ; y prendre une petite cargaison assortie de bois de sandal pour la côte nord ouest et quelques-unes des îles. De là, après avoir fait ses échanges, il devait mettre à la voile pour Canton, où il troquerait ses bois et ses fourrures contre du thé, etc., et revenir aux États-Unis. Les appointements étaient de trente dollars par mois. L’argent m’importait peu ; mais le voyage et le grade me convenaient beaucoup. Le bâtiment devait aussi porter des lettres de marque et de représailles, et il y avait quelque chance de rencontrer au moins dans les mers d’Europe quelque navire français.

J’examinai le bâtiment, le poste que je devais occuper, je jetai quelques regards profondément investigateurs sur le capitaine pour reconnaître son caractère, j’analysai sa mine, et je me décidai enfin à partir, pourvu qu’on voulût prendre Neb comme simple matelot. Des que Marbre entendit cette proposition, il expliqua dans quels termes le nègre était vis-à-vis de moi, et il conseilla vivement de l’accepter. L’arrangement fut fait en conséquence, et j’allai chez un notaire signer mon engagement. Cette fois, la chose se fit dans toutes les règles, M. Hardinge étant intervenu pour donner son consentement. Le bon ministre était de très-bonne humeur ; car il venait le jour même de conclure un arrangement avec un de ses amis du barreau pour placer Rupert dans son étude. Mistress Bradfort voulut conserver chez elle son jeune parent ; de sorte que l’habillement et l’argent de poche restaient seuls à la charge du père. Mais je connaissais trop bien Rupert pour supposer qu’il se contentât des quelques dollars que M. Hardinge pourrait lui donner sur ses épargnes. Je ne manquais pas d’argent. Mon tuteur avait si bien garni ma bourse, que non — seulement je payai ma dette aux armateurs du John et m’équipai complètement pour le voyage, mais il me restait encore assez de dollars pour parer à toutes les éventualités qui pouvaient se présenter pendant mon absence. Plusieurs des officiers et des hommes d’équipage de la Crisis laissaient une procuration à leurs femmes ou à leurs familles pour recevoir une partie de leur paie, pendant qu’ils étaient en mer, en ayant soin seulement d’écrire de temps en temps pour apprendre aux armateurs qu’ils étaient toujours à bord et dans l’exercice de leurs fonctions. Je résolus de faire en faveur de Rupert un arrangement semblable. Je commençai par lui donner vingt dollars sur mon petit trésor, puis je le menai à la maison de commerce, où je réussis à lui obtenir un crédit de vingt dollars par mois, en m’engageant à rembourser fidèlement tout ce qui pourrait avoir été payé de trop, par suite de perte du bâtiment ou d’accident arrivé à moi-même. Ce qui facilita cet arrangement, ce fut le crédit dont je jouissais comme propriétaire de Clawbonny ; car, en pareil cas, on passe presque toujours pour plus riche qu’on ne l’est réellement.

Je conviendrai que tout en faisant de bon cœur ce sacrifice pour Rupert, je vis avec peine qu’il l’acceptait sans difficulté. Il est certaines offres que nous faisons avec le désir de les voir acceptées, et qui cependant, une fois acceptées, excitent en nous un sentiment de regret. J’étais fâché que mon ami, le frère de Lucie, l’amant de Grace, — car je ne pouvais me faire illusion à cet égard, — n’eût pas assez d’orgueil pour refuser un argent qui devait être gagné à la sueur de mon front, et dans une profession qu’il ne se sentait pas le courage d’embrasser. Mais il avait accepté, et tout était dit.

Grâce à l’activité qui régnait en 1798, la Crisis, trois jours après notre enrôlement, était prête à mettre à la voile. Notre équipage était assez bien composé. Dix de nos hommes n’avaient jamais vu l’Océan, mais c’étaient de jeunes gaillards, sains et vigoureux, qui promettaient de s’acclimater vite. Nous étions trente-huit à bord, y compris les officiers. Tout avait été préparé dans l’espoir d’appareiller un jeudi ; car le capitaine Williams était un homme prudent, et il voulait que le bâtiment fût en pleine mer, avec toute la première besogne terminée, avant le dimanche. Cependant quelques dispositions accessoires ne purent être prises à temps ; quant à partir un vendredi, il ne pouvait en être question. C’était ce que personne n’eût fait en 1798, à moins de nécessité absolue. Nous eûmes donc un jour de répit, et j’obtins la permission d’aller le passer à terre.

Rupert, Grace, Lucie et moi, nous allâmes faire une longue promenade dans la campagne, un peu au-dessus de l’emplacement actuel de Canal-Street : Lucie et moi, nous étions en avant, saisis l’un et l’autre d’un sentiment de tristesse à l’idée d’une aussi longue séparation. Le voyage pouvait durer trois ans ; alors je serais mon maître, un homme de par la loi, et Lucie une jeune femme de près de dix-neuf ans. C’était un siècle en perspective, et que d’événements pouvaient se passer d’ici là !

— Rupert sera reçu avocat, quand je reviendrai, dis-je dans le cours de la conversation.

— Oui, répondit Lucie, et maintenant que vous allez vous embarquer, Miles, je regrette presque que mon frère ne vous accompagna pas. Il y a si longtemps que vous vous connaissez, que vous vous aimez ! Et puis vous avez déjà passé ensemble par de si terribles épreuves !

— Oh ! je m’en tirerai bien. — Et puis Neb sera là ; et quant à Rupert, je crois que la terre ferme est son élément. Rupert est né avocat.

Je voulais seulement dire par là qu’il n’était jamais embarrassé pour trouver des subterfuges, et pour raconter une histoire à sa manière.

— Oui, Miles, mais Neb n’est pas Rupert, répondit Lucie avec la promptitude de l’éclair et d’un ton de reproche.

— Non sans doute ; tout ce que je voulais dire c’est que je pouvais compter sur l’attachement de Neb ; car, vous le savez, nous nous connaissons du plus loin que je puisse me souvenir.

Lucie garda le silence ; j’étais embarrassé et je ne savais trop que dire. Mais une fille de seize ans, auprès d’un garçon qui possède toute sa confiance, ne reste pas longtemps muette : elle trouve toujours quelque chose à dire, et ce quelque chose est charmant quand il est dit avec une touchante naïveté.

— Vous penserez quelquefois à nous, Miles, fut la remarque qui suivit ; et le ton dont elle fut faite m’ayant engagé à regarder Lucie en face, je vis que ses yeux étaient remplis de larmes.

— Oh ! vous n’en doutez pas et j’ose compter sur quelque retour. Mais j’y pense, Lucie, j’ai une dette envers vous. Voici les pièces d’or que vous m’avez forcé de prendre l’année dernière à mon départ de Clawbonny : voyez ; ce sont exactement les mêmes pièces, car j’aurais mieux aimé perdre un doigt que d’en donner une seule.

— J’avais espéré qu’elles auraient pu vous être utiles et je n’y pensais plus. Vous avez détruit une douce illusion.

— N’est-il pas aussi doux de penser que nous n’avons pas eu besoin d’y avoir recours ? Les voici telles que je les ai reçues. À présent que je pars avec l’approbation de M. Hardinge, vous savez que je ne manquerai plus d’argent. Tenez, voici votre or, et vous me permettrez d’y joindre ceci pour les intérêts.

En même temps, je fis un effort pour mettre quelque chose dans sa main ; mais Lucie tenait ses petits doigts si serrés que je ne pus y réussir.

— Non, non, Miles, dit-elle précipitamment, je ne suis pas Rupert, moi. Allez porter ailleurs votre argent.

— Comment, mon argent ? ce petit médaillon, un simple souvenir d’amitié ?

Les doigts de Lucie se séparèrent aussi aisément que ceux d’un enfant, et je mis mon petit cadeau dans sa main sans plus de résistance. Mais je fus fâché de voir qu’elle connût l’arrangement que j’avais pris au sujet des vingt dollars par mois. Je découvris plus tard que c’était par Neb que le secret avait transpiré, qu’il l’avait appris d’un des commis de la maison de commerce, et qu’il l’avait répété à la négresse au service de mistress Bradfort. C’est le canal ordinaire par lequel les nouvelles se propagent, mais elles n’ont pas toujours le même degré de vérité.

Lucie ne cacha pas le plaisir que lui causait le médaillon. Il contenait de ses cheveux, de ceux de Grace et de Rupert, et des miens, entrelacés ensemble autour de nos initiales. Le tout était très-joliment monté, et je n’avais point d’autre intention que de lui être agréable. Je ne songeais en aucune manière à lui faire ma cour, et j’agissais si franchement que j’avais même consulté ma sœur sur cette petite surprise. Je vis Lucie sourire, et je ne pus m’empêcher de remarquer qu’une ou deux fois la chère et naïve enfant, à son insu sans doute, pressa le médaillon contre son cœur ; mais je n’y attachai pas dans le moment une grande importance.

La conversation changea bientôt, et nous nous mîmes à parler d’autres choses. Grace, qui s’était éloignée sans que je susse pourquoi, mais sans doute, à ce que j’ai pensé depuis, pour me laisser l’occasion de glisser mon cadeau, revint alors prendre mon bras, en disant que c’était la dernière soirée que nous devions passer ensemble, et qu’elle n’entendait pas qu’on m’accaparât ainsi. J’affirme solennellement que ce fut tout ce qui se passa jamais entre Lucie Hardinge et moi qui pût avoir la moindre ressemblance avec une scène d’amour.

Je passerai rapidement sur les adieux. M. Hardinge m’appela dans son cabinet quand nous fûmes de retour. Il me retraça solennellement les devoirs de tout genre que j’avais à remplir, puis il m’embrassa, me donna sa bénédiction, et me promit de ne pas m’oublier dans ses prières. Je crois vraiment qu’il se mit à genoux dès que j’eus le dos tourné. Lucie m’attendait dans le corridor. Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire, mais elle semblait avoir rassemblé tout son courage. Elle me mit dans la main un joli petit volume de la Bible, et elle me dit en surmontant autant que possible son émotion : — Tenez, Miles, voilà mon souvenir à moi. Je ne vous demande pas de penser à moi en le lisant ; mais pensez à Dieu !

Elle m’embrassa précipitamment, courut à sa chambre et s’y renferma. Grace était en bas, et elle appuya sa tête sur mon épaule en sanglotant comme un enfant. J’eus peine à m’arracher de ses bras. Rupert me conduisit jusqu’au bâtiment et passa une heure ou deux à bord. En sortant de la maison, j’avais entendu une fenêtre s’ouvrir au dessus de ma tête, et en levant les yeux, je vis Lucie qui s’avançait pour dire : — Écrivez-nous, Miles ; écrivez le plus souvent possible.

Il faut que l’homme soit d’une nature bien dure pour pouvoir s’éloigner de pareils amis pour aller affronter des dangers, des fatigues de toute espèce sans aucun motif apparent. J’avais de quoi vivre, je n’avais pas besoin, comme beaucoup de jeunes gens, de me faire un sort, et pourtant je partais. Je croyais tout aussi nécessaire pour moi d’être troisième lieutenant de la Crisis et de m’attacher à son sort, tant qu’elle serait en mer, qu’il paraît indispensable à M. Adams de présenter des pétitions en faveur de l’abolition de la traite à un congrès qui ne les recevra jamais. Sans doute nous nous croyions l’un et l’autre les victimes de la destinée.

Nous mîmes à la voile au lever du soleil par un vent et une marée favorables. Nous avions jeté l’ancre à la hauteur de Courtland-Street, et lorsque le bâtiment passa devant la Batterie, je vis Rupert qui du rivage épiait tous nos mouvements. Deux femmes étaient auprès de lui, agitant leurs mouchoirs, et cette dernière preuve d’affection me rendit heureux et triste à la fois pour tout le reste du jour.

La Crisis était une excellente voilière, meilleure même que le Tigris. Sa membrure était en chêne, et elle était toute doublée en cuivre. Jamais meilleur navire n’était sorti des ports des États-Unis. La république avait voulu l’acheter pour sa flotte, mais les armateurs, ayant ce voyage en vue, avaient refusé ses offres séduisantes. Elle ne fut pas plus tôt sous toutes voiles que nous reconnûmes tous que c’était une bonne marcheuse, et c’était une certitude agréable, car nous avions une longue route à faire. Et c’était par un vent largue et sur une eau tranquille, tandis que ceux qui la connaissaient assuraient que son brillant était au plus près avec la mer ; c’était alors qu’elle faisait toutes ses prouesses.

J’éprouvais un singulier plaisir, malgré tout ce que j’avais souffert précédemment et tout ce que je laissais derrière moi, à me retrouver sur le vaste Océan. Quant à Neb, il était dans le ravissement. Il exécutait avec tant de promptitude et d’intelligence les ordres qui lui étaient donnés, que sa réputation était faite avant que nous eussions passé la barre. L’odeur seule de la mer semblait lui communiquer une sorte d’inspiration maritime, et moi-même j’étais étonné de son activité. Pour moi, j’étais tout à fait chez moi. Quelle différence avec le départ précédent ! Alors tout était nouveau, et ce début n’était pas sans épines. Aujourd’hui je n’avais presque rien à apprendre, je dirais rien, si chaque commandant n’avait pas sa manière à lui, à laquelle il convient que tous ses subordonnés se fassent le plus promptement possible. Et puis j’habitais l’arrière, où nous avions des nappes, des assiettes, des gobelets, en un mot toutes les douceurs de la vie autant qu’elles peuvent se trouver à bord d’un bâtiment marchand.

La Crisis mit en mer par une jolie brise sud-ouest. Il y avait une douzaine de bâtiments partant ensemble, et, entre autres, deux vaisseaux de guerre de la république, ci-devant bâtiments marchands, qui parurent disposés à lutter de vitesse avec nous. Nous passâmes la barre tous les trois, à une encâblure l’un de l’autre, et nous fîmes voile de conserve avec un vent de trois quarts largue. Au moment où Navesink disparut, nos deux vaisseaux halèrent la bouline, et se dirigèrent par bonds et par secousses vers les Indes occidentales. Nous avions déjà gagné sur eux une grande lieue. Cela nous mit en verve, et Marbre lui-même se monta la tête au point de donner comme son opinion que, si l’on venait à en faire l’épreuve, notre supériorité sur eux ne se bornerait pas à être meilleurs voiliers. Il est très-agréable de penser favorablement de soi-même ; mais il ne l’est pas moins d’avoir la même opinion de son bâtiment.

Je dois convenir que dans le premier moment j’éprouvai quelque embarras pour remplir mes fonctions d’officier. J’étais tout jeune, et je commandais des gens assez âgés pour être mon père, de véritables loups de mer, aussi difficiles pour ce qui avait rapport aux moindres détails du service, que le journaliste qui, incapable d’apprécier les beautés supérieures d’un ouvrage, s’évertue à faire ressortir les quelques taches qui peuvent s’y trouver. Mais quelques jours suffirent pour me donner de la confiance, et je vis bientôt que j’étais obéi aussi promptement que le premier lieutenant. Un coup de vent assaillit le bâtiment pendant mon quart, quinze jours environ après notre départ, et je parvins à carguer toutes les voiles avec un succès qui me fit beaucoup d’honneur sur l’arrière. Le capitaine Williams vint me féliciter à ce sujet, approuva les ordres que j’avais donnés, et me loua du sang-froid que j’avais montré. Je sus plus tard qu’il était resté quelque temps sur le bord de l’écoutille, empêchant les deux autres lieutenants de se montrer, pour voir comment, abandonné à moi-même, je me tirerais d’affaire. Jamais être humain ne s’évertua plus que Neb dans cette occasion. Il sentait qu’il y allait de mon honneur. Je crois vraiment qu’il fit le service d’au moins deux hommes pendant tout le temps du grain. Avant ce petit incident, le capitaine Williams avait l’habitude de venir sur le pont examiner le ciel et voir comment les choses se passaient, pendant mes quarts de nuit ; mais, à partir de ce moment, il ne me rendit pas plus de visites de ce genre qu’à M. Marbre lui-même. Ses éloges m’avaient fait plaisir ; mais j’avoue que cette preuve muette de confiance me procura plus de bonheur que je ne puis l’exprimer.

Notre traversée fut longue, le vent étant resté à l’est pendant près de trois semaines. Enfin nous eûmes de bonnes brises du sud, et nous commençâmes à marcher tout de bon. Vingt-quatre heures après que nous avions le vent favorable, j’étais de quart le matin, et juste au point du jour, une voile se montra au vent par notre travers. C’était un bâtiment à peu près de la grandeur du nôtre, et portant tout ce qui pouvait accélérer sa marche. Je n’envoyai rien dire en bas qu’il ne fît grand jour, c’est-à-dire pendant près d’une demi-heure, et pendant tout ce temps notre position respective ne varia pas d’une manière sensible.

Au moment où le soleil se levait, le capitaine et le premier lieutenant montèrent sur le pont. D’abord ils furent d’accord pour supposer que c’était un bâtiment anglais, revenant des Indes occidentales ; car à cette époque il était rare de rencontrer sur mer des bâtiments marchands qui ne fussent pas anglais ou américains. Cependant les premiers naviguaient ordinairement par convois, et le capitaine expliquait l’isolement de celui-ci par l’extrême vitesse de sa marche. Il pouvait être porteur de lettres de marque, comme nous, et les bâtiments de cette espèce ne se faisaient pas escorter. Comme les deux navires étaient exactement par le travers l’un de l’autre, avec des vergues en croix, il n’était pas facile de juger du gréement de l’étranger, si ce n’est par ses mâts. Marbre, d’après l’apparence de ses huniers, inclina bientôt à croire que notre voisin pourrait bien être français. Après quelques phrases échangées sur ce sujet, le capitaine m’ordonna de brasser les vergues d’avant autant que nos bonnettes le permettraient, et de chercher à nous rapprocher de l’étranger. Pendant que le bâtiment changeait ainsi d’allure, la journée avançait, et l’équipage songea à déjeuner.

Il va sans dire que l’autre bâtiment qui n’avait rien changé à sa voilure, perdait un peu de son avance sur nous, tandis que nous nous en approchions sensiblement. Au bout de trois heures, nous n’en étions qu’à une lieue, mais placés juste dans la hanche du vent. Marbre n’hésita plus ; c’était bien un navire français : il était impossible de s’y méprendre. Jamais un bâtiment anglais ne se serait avisé de se mettre en mer avec de pareils triangles de perroquets volants ; et il me demanda alors si je me rappelais le brig que nous avions seringué dans notre dernier voyage, et dont les perroquets étaient disposés exactement de la même manière : la ressemblance était évidente, et j’avais fait la même remarque sur le petit nombre de bâtiments français que j’avais vus. Quoi qu’il en fût, le capitaine Williams résolut de porter dans la hanche du vent de notre voisin, et de l’examiner de plus près. Nous pouvions déjà voir qu’il était armé, et autant que nous pouvions en juger, il avait douze canons, deux de plus que nous. C’était assez pour exciter notre intérêt et nous faire redoubler d’attention.

Il nous fallut deux heures, malgré la vitesse de notre marche, pour arriver dans la hanche du vent, comme nous le voulions. Alors nos observations purent être beaucoup plus précises. Le capitaine Williams déclara lui-même que c’était un bâtiment français, porteur de lettres de marque comme nous. Il avait à peine prononcé ces mots que nous vîmes l’autre bâtiment haler bas ses bonnettes, carguer ses perroquets, enfin indiquer clairement qu’il allait se préparer au combat. Nous avions hissé notre pavillon de bonne heure le matin ; mais le navire que nous chassions avait gardé jusqu’alors l’incognito. Dès que toute sa toile légère fut serrée, il cargua ses voiles basses, tira un coup de canon au vent, et arbora le drapeau tricolore, le plus gracieux de tous les emblèmes de la chrétienté, mais moins heureux sur l’océan qu’il ne l’a été sur terre. Les Français n’ont jamais manqué d’excellents marins, et cependant les résultats n’ont jamais répondu aux moyens employés. J’ai entendu l’attribuer au peu de sympathie des Français pour les entreprises maritimes. D’autres supposent que c’est la conséquence du système étroit suivi avant la révolution, de réserver l’avancement dans toutes les carrières, non au mérite, mais à la naissance, ce qui était surtout déplorable dans la marine, où un rejeton d’une grande famille ne pouvait consentir à passer par ce noviciat rude et pénible qui seul peut faire le bon marin. Cette dernière raison me semble peu convaincante ; car le jeune gentilhomme anglais est souvent devenu le meilleur officier de marine, et en 1798, la marine française eut tout autant d’occasions de se perfectionner par la pratique, sans avoir à redouter l’influence du favoritisme, que celle des États-Unis. C’est une question que j’ai moi-même étudiée avec le plus grand soin pendant des années entières, et j’en suis toujours venu à cette conclusion, qu’il y a, où il peut être plus sûr de dire, qu’il y a eu dans le caractère national quelque obstacle puissant à ce que la France devînt une grande puissance maritime ; j’entends, sous le rapport du talent, car, pour ce qui est de la force matérielle, une si grande nation doit toujours être formidable. Mais aujourd’hui qu’elle envoie ses princes sur les mers, nous pouvons nous attendre à des résultats différents[1].

Quoique, en fait, un bâtiment anglais ou américain abordât rarement un bâtiment français sans avoir ce pressentiment de la victoire qui déjà est un gage assuré du succès, cependant il y avait quelquefois des désappointements. Le courage ne manquait pas à leurs ennemis, et quelquefois le talent pas davantage. C’était ce que notre capitaine ne devait pas tarder à éprouver. À mesure que nous nous approchions de l’ennemi, nous reconnaissions qu’il agissait en véritable marin. Ses voiles avaient été ferlées sans hâte et sans confusion ; preuve infaillible de discipline et de sang-froid quand la manœuvre s’exécute au moment d’un combat ; et signe non moins certain pour le commandant expérimenté, que la lutte sera sérieuse. Ce ne fut donc bientôt un mystère pour personne sur notre gaillard d’arrière que la journée s’annonçait comme devant être chaude ; mais nous nous étions trop avancés pour reculer sans avoir tenté l’aventure, et nous commençâmes à notre tour à diminuer de voiles pour nous préparer au combat. Marbre était dans son élément, quand il se préparait quelque chose de sérieux. Jamais je ne le vis commander une manœuvre avec autant de sang-froid et de promptitude que ce jour-là. En dix minutes tout était prêt.

Il était rare en effet de voir deux bâtiments porteurs de simples lettres de marque déployer, dans leurs préparatifs, autant de science navale qu’en montrèrent la Crisis et la Dame de Nantes, car nous apprîmes plus tard que c’était le nom de notre antagoniste. Ni l’un ni l’autre des bâtiments ne cherchait à se procurer un grand avantage par ces manœuvres. Au moment où nous rangeâmes la Lady, c’est le sobriquet que lui donnèrent nos matelots, les deux bâtiments se lancèrent leur bordée presque en même temps. Mon poste était sur le gaillard d’avant avec ordre de veiller aux écoutes et à tous les agrès, ne faisant usage du mousquet que dans les moments où je n’aurais rien de mieux à faire. Voilà que pour le début tombent deux poulies des écoutes de foc, me donnant une jolie besogne pour commencer. Ce n’était que le prélude de mes embarras, car pendant les deux heures et demie que nous échangeâmes des bordées avec la Dame de Nantes, j’eus réellement tant à faire, soit des manœuvres à passer, des nœuds à faire, ou des épissures, que j’eus à peine une minute pour regarder autour de moi, et voir où en étaient les choses. Je ne tirai que deux coups de mousquet. Le coup d’œil que je parvins à jeter ne m’apprit rien de satisfaisant ; plusieurs de nos hommes étaient tués ou blessés, un canon avait été mis hors de service par une décharge, et notre gréement était dans un triste état. Il n’y avait d’encourageant que les acclamations de Neb, qui se faisait un point d’honneur, à chaque décharge, de faire encore plus de bruit que son canon.

Il était évident que le bâtiment français avait un équipage deux fois plus nombreux que le nôtre ; un abordage eût donc été très-imprudent, et la canonnade ne nous offrait guère plus de chances de succès. Tout à coup j’entendis quelque chose qui craquait au-dessus de ma tête, et, en levant les yeux, je vis le grand mât de hune, qui venait de tomber, avec les vergues et les voiles, sur les bras de la misaine, et qui pouvait être attendu sur le pont d’un moment à l’autre. Aussitôt le capitaine ordonna à tout l’équipage de quitter les canons pour réparer les avaries. Au même instant, notre antagoniste, avec une complaisance pour laquelle je l’aurais embrassé de bon cœur, cessa également son feu. Des deux côtés on semblait regarder comme une folie que deux bâtiments marchands, qui étaient à une encâblure l’un de l’autre, luttassent entre eux à qui se ferait le plus de mal, et ne plus songer qu’au devoir, alors urgent, de réparer le dommage. Pendant ce temps, les hommes placés au gouvernail agissaient avec tout l’instinct de la prudence. La Crisis lofa, autant qu’il était possible, tandis que la Dame de Nantes prenait le large autant que les convenances le permettaient, si bien qu’il y avait plus d’un mille d’intervalle entre les deux bâtiments, avant que nous, qui étions en haut à l’ouvrage, nous nous fussions aperçus que nous suivions une ligne si divergente.

Il faisait nuit, avant que nous eussions recueilli nos débris, et alors il fallut préparer nos espars de rechange, les gréer et les guinder à leur place. Cependant cette dernière opération fut différée jusqu’au jour. La journée avait été rude, et l’équipage avait besoin de repos ; à huit heures les travaux cessèrent. Notre antagoniste était encore visible à une lieue de distance, mais l’obscurité commençait à l’envelopper. Le lendemain matin, l’horizon était libre, par suite du sentiment de répulsion qui semblait exister entre les deux bâtiments. Nous n’avions pas à nous inquiéter du sort de notre adversaire, mais à songer à nous. Il fallut plusieurs jours pour réparer toutes nos avaries, mais enfin, au bout d’une semaine, il n’y paraissait plus, et la Crisis était en aussi bon état que si elle venait de sortir du port. Quant au combat, c’était un de ceux où les deux partis peuvent, s’il leur plaît, s’adjuger la victoire. Nous avions d’excellentes raisons à donner en notre faveur, et je ne doute pas que les Français n’eussent à faire valoir pour eux des arguments tout aussi bons.

Notre perte, dans cet engagement, s’éleva à deux hommes tués sur place, et à sept blessés, dont deux moururent au bout de quelques jours ; les autres se rétablirent tous. Quant au second lieutenant, qui était du nombre, il s’en ressentit toute sa vie. Une balle s’était logée près de sa hanche, et l’homme qui était à bord en qualité de chirurgien n’était pas de force à l’extraire. À cette époque, notre pays n’était pas assez riche en médecins habiles, pour pouvoir envoyer son excédant en mer. Dans la nouvelle marine, c’était assez l’usage de dire : « Si vous avez à faire l’amputation d’une jambe, envoyez chercher le charpentier, il sait du moins se servir d’une scie, tandis qu’il est très-douteux que le docteur sache rien du tout. » Les temps sont bien changés sous ce rapport, j’en conviens avec plaisir. Les hommes distingués qui sont attachés à cette branche du service, montrent autant de savoir que de zèle, et ils méritent à tous égards le grade qu’ils demandent en ce moment à la justice de leur pays, et que, à considérer la manière dont ce pays entend la justice, ils demanderont longtemps en vain.



  1. Ici ce n’est pins Miles Wallingford, c’est l’auteur qui parle, et il est Impossible de laisser sans réponse une assertion aussi erronée. Il suffit de feuilleter l’histoire pour reconnaître qu’aucune nation n’a produit de meilleurs marins que nos Normands, nos Bretons, nos Basques, et, dès l’origine de la monarchie, nos Provençaux ; qu’aucune nation n’a produit de plus grands hommes de mer que les Duquesne, les Duguay-Trouin, les Tourville, les Jean-Bart, etc. ; qu’après la longue inertie du gouvernement français sous le ministère Fleury, où la marine avais été complètement délaissée, il n’a fallu qu’un mot de Louis XVI pour en créer une nouvelle, comme d’un coup de baguette ; et celle marine improvisée lutta avec succès contre la marine anglaise, qui n’avait pas éprouvé le même abandon. Il suffit de se rappeler les Suffren, les d’Estaing, — un Américain devrait-il oublier ce nom ? — les La Motte-Piquet, pour reconnaître, tout au rebours de l’assertion de M. Cooper, une aptitude rare dans le Français comme homme de mer.
    Voudrait-on invoquer les désastres des guerres de la Révolution et de l’Empire ? mais comment notre marine se recrutait-elle alors ? on entassait sur nos vaisseaux des hommes chétifs, malingres, pris au hasard sur le littoral, et les bâtiments étaient envoyés à la mer sans avoir eu le temps de s’exercer. L’enthousiasme peut improviser une armée de terre, et nos annales en offrent de glorieux exemples ; mais le marin se forme lentement ; l’enthousiasme ne peut rien contre le mal de mer. Et pourtant même alors, que de brillants exploits ne pourrait-on pas citer !
    M. Cooper veut-il savoir la véritable cause de notre infériorité ? la voici :
    C’est que pour avoir une marine militaire, il faut avoir un commerce extérieur qui forme des matelots. C’est qu’ensuite, il faut instruire ces matelots dans l’art de la guerre, ce qui ne peut avoir lieu que par des armements faits de longue main ; c’est qu’il faut enfin faire pour son armés de mer ce qu’on fait pour son armée de terre : exercer en temps de paix pour la guerre.
    En d’autres termes, pour avoir une marine, il faut savoir faire les dépenses nécessaires. Quand le gouvernement et les chambres le voudront bien, la France n’aura pas plus de rivale sur mer qu’elle n’en a sur terre.