À bord et à terre/Chapitre 9

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À bord et à terre ou les Aventures de Miles Wallingford
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 22p. 109-122).


CHAPITRE IX.


Si nous ne savons point défendre nos portes contre les attaques du chien, laissons-nous mettre en pièces ; et ne prétendons plus être une nation brave et policée.
Henri V.


Le combat entre la Crisis et la Dame de Nantes eut lieu par le 42e degré 37′ 12″ de latitude nord, et le 34e degré 16′ 43″ de longitude ouest de Greenwich ; c’était le centre même de l’Atlantique septentrional, ce qui nous donna le temps de remettre tout en ordre, avant d’approcher de la terre. Une brise nord-est qui s’éleva bientôt nous força de descendre vers la baie de Biscaye plus qu’il ne fallait, lorsque Londres était notre destination. Le temps devint aussi brumeux, ce qui n’est pas ordinaire sur les côtes d’Europe par le vent d’est et les nuits sombres.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis l’engagement, lorsqu’un main je fus éveillé par un coup sur l’épaule fortement appliqué par M. Marbre qui avait le quart, mais qui m’appelait au moins une heure trop tôt.

— Allons, vite, debout monsieur Wallingford ; j’ai besoin de vous sur le pont.

J’obéis à l’instant, et je fus bientôt en présence du premier lieutenant, me frottant les yeux avec soin, comme si le frottement devait les ouvrir mieux.

Il était sept heures, et l’un des hommes du quart allait frapper sur la cloche pour l’annoncer, quand M. Marbre lui défendit de piquer l’heure. Le temps était brumeux, le vent léger, il y avait très-peu de mer. J’avais eu le temps de faire cette observation et d’entendre l’ordre extraordinaire donné par M. Marbre, quand il vint à moi. Il me saisit par le bras, m’entraîna du côté opposé au vent du gaillard d’arrière, et indiquant du doigt un certain point au milieu du brouillard :

— Miles, mon garçon, vers ce point, dans un rayon d’un demi mille tout au plus, est notre ami le Français.

— Comment pouvez-vous le savoir, monsieur Marbre ? demandai-je tout ébahi.

— Parce que je l’ai vu de ces deux yeux, qui s’y connaissent. Ce brouillard s’ouvre et se ferme comme le rideau d’un théâtre, et j’ai entrevu les coulisses, il y a dix minutes. C’est le drôle, j’en jurerais devant toutes les cours d’amirauté de la chrétienté ; je ne l’ai vu qu’un moment, mais ce moment m’a suffi.

— Et que comptez-vous faire, monsieur Marbre ? Nous avons vu que c’était un rude gaillard, par un temps clair ; que pouvons-nous faire par le brouillard ?

— Laissez faire le vieux commandant ; il a sur le cœur ce qui s’est passé ; il voudra en avoir la conscience nette, et je crois qu’il sera pour un nouvel escrimage. — Marbre était du Kennebunck, son éducation n’avait pas été poussée loin, et il n’était pas très-scrupuleux sur les expressions qu’il employait. — Il y aura une bonne récolte à faire à bord de ce bâtiment, maître Miles, pour ceux qui y entreront les premiers.

Il me dit alors de descendre sous le pont et d’appeler tout le monde en haut, en faisant aussi peu de bruit que possible. À mon retour, Marbre gesticulait de nouveau ; mais, cette fois, c’était en faveur du capitaine. En ma qualité d’officier, je crus pouvoir me mêler à la conversation. Marbre racontait comment il avait vu un instant l’ennemi, la voilure qu’il portait, la route qu’il suivait, l’air de sécurité qu’il avait. Tout cela était donné comme positif, quoiqu’il n’eût vu le bâtiment que pendant vingt secondes, et il pouvait ne pas se tromper, car le coup d’œil du marin est rapide, et il a des moyens à lui pour voir beaucoup en peu de temps.

Marbre proposa alors de tomber sur le bâtiment français, de lui lâcher une bordée, et de l’aborder au milieu de la fumée ; notre succès serait infaillible, si nous pouvions arriver bord à bord sans être aperçus, ou bien faire jouer nos batteries à l’improviste. Il pensait que l’autre affaire devait avoir refroidi son ardeur, et que, cette fois, en un tour de main, nous l’obligerions à baisser pavillon.

Cette perspective plaisait au vieux commandant ; je n’eus pas de peine à m’en apercevoir, et j’avoue qu’elle était aussi de mon goût. Nous étions tous plus ou moins piqués du résultat du premier engagement, et voilà que la fortune semblait nous offrir l’occasion de prendre notre revanche.

— Il ne saurait y avoir de mal à se tenir prêt, monsieur Marbre, dit le capitaine ; et, quand nous serons prêts, nous verrons mieux à prendre un parti.

À peine ces mots avaient-ils été prononcés, que nous nous mîmes en devoir de débarrasser le pont. Les canons furent mis en batterie et chargés à mitraille. Comme nos hommes savaient ce dont il s’agissait, ils travaillaient comme des forcenés, et je crois qu’il ne fallut pas dix minutes pour que le bâtiment fût prêt à commencer le combat au premier signal.

Pendant tout ce temps, le capitaine refusa de gouverner au large. Je présume qu’il voulait jeter lui-même un coup d’œil sur notre voisin, car il ne pouvait s’aveugler sur les conséquences s’il courait sur lui, au milieu du brouillard, et qu’il vint à attaquer un bâtiment plus considérable, sans avoir accompli la cérémonie préalable de le héler. La mer était couverte de croiseurs anglais, et ils pourraient ne pas pardonner aisément une pareille méprise, malgré toutes les explications qui seraient données. Mais des préparatifs semblent indiquer l’intention d’agir. Quand ils furent terminés, et que tous les regards se dirigèrent sur l’arrière, attendant le signal, le capitaine fut obligé de céder à l’entraînement général. Comme, de tout l’équipage, Marbre était le seul qui eût vu l’autre navire, il fut chargé de diriger la Crisis dans l’opération délicate qu’elle allait entreprendre.

Comme la première fois, mon poste était sur le gaillard d’avant. J’avais pour instructions d’avoir l’œil constamment au guet, puisqu’il était probable que c’était de l’avant qu’on apercevrait d’abord l’ennemi. Cet ordre était superflu, car jamais regards humains ne cherchèrent plus avidement à percer un brouillard que ceux de tous nos hommes dans cette occasion. Calculant d’après la distance et le sillage, nous supposâmes que, dans dix ou quinze minutes, nous serions bord à bord avec le bâtiment de M. Marbre, si toutefois il existait, car il y avait parmi nous des incrédules à cet égard. Il y avait une brise d’environ cinq nœuds, et toutes nos voiles carrées étaient orientées ; il fallait aller un peu plus vite que notre adversaire, si nous voulions le rejoindre. L’attente profonde, l’anxiété d’un pareil moment, n’est pas facile à se figurer. Le brouillard autour de nous semblait parfois rempli de navires, mais tous s’évanouissaient l’un après l’autre, ne laissant à leur place qu’une épaisse vapeur. Défense sévère avait été faite à personne d’appeler ; mais celui qui apercevrait le bâtiment devait aller sur-le-champ à l’arrière faire son rapport. Plus de douze hommes partirent successivement pour remplir cette mission, mais ils revenaient l’instant d’après, convaincus qu’ils s’étaient trompés. Chaque moment augmentait l’intérêt, car chaque moment devait diminuer l’intervalle qui nous séparait. Vingt grandes minutes s’écoulèrent ainsi, et rien ne paraissait. Marbre ne perdait rien de son sang-froid et de sa confiance, mais le capitaine et le second lieutenant souriaient, tandis que les matelots commençaient à secouer la tête, tout en roulant leur tabac dans leurs joues. En avançant, notre bâtiment lofa par degrés, nous reprîmes insensiblement notre direction première, et nous gouvernâmes dans le lit du vent. Ce changement se fit sans difficulté, et la chasse fut abandonnée, dans la conviction que le premier lieutenant s’était trompé. Je vis, à l’expression de la figure du capitaine, qu’il s’apprêtait à donner l’ordre d’amarrer les canons, quand, jetant les yeux en avant, je n’en pus douter : il y avait un bâtiment à trois cents pas de nous. J’étendis les bras en regardant à l’arrière, et, par bonheur, mes yeux rencontrèrent ceux du capitaine ; en un instant il fut sur le gaillard d’avant.

Il était alors facile de voir le bâtiment étranger : il se balançait au milieu du brouillard, et il y avait quelque chose de fantastique et comme de mystérieux dans son allure ; mais c’était bien lui, sous son grand perroquet, serrant le vent, et gouvernant en avant dans toute la confiance que pouvait donner la solitude de l’Océan. Nous ne pouvions distinguer sa membrure, ou tout au plus que comme une masse informe ; mais, à ses mâts, on ne pouvait s’y tromper. Nous avions abattu son mât de perruche, ce n’était plus qu’un tronçon, tel que nous l’avions vu pour la dernière fois le soir du combat. C’en était assez pour mettre fin à toute incertitude, et notre parti fut bientôt pris. Tels que nous étions, nous marchions beaucoup mieux que lui, mais l’ordre fut donné immédiatement d’orienter les focs. Le capitaine Williams, en retournant à l’arrière, donna ses instructions aux hommes qui servaient les batteries. Pendant ce temps, le second lieutenant, qui parlait très-bien le français de New-York, vint sur le gaillard d’avant pour se tenir prêt à répondre quand on viendrait à nous héler.

Les deux bâtiments n’étaient plus qu’à cent pieds l’un de l’autre, quand les Français nous aperçurent pour la première fois. Cet aveuglement tenait à plusieurs circonstances : d’abord pour dix hommes qui regardent en avant sur un navire, un tout au plus regarde en arrière ; ensuite c’était l’heure du déjeuner pour l’équipage, et, presque tous les hommes étaient à faire leur repas sous le pont. En outre un grand nombre étaient encore étendus dans leurs hamacs. À cette époque, un vaisseau de ligne français n’était pas lui-même un modèle d’ordre et de discipline ; que devait-ce donc être à bord d’un bâtiment porteur de simples lettres de marque ? Il paraît que l’officier de quart fut le premier qui nous vit ; il courut au couronnement, et, au lieu d’appeler tout le monde en haut, il se mit à nous héler. M. Forbanck, notre second lieutenant, répondit en mangeant la moitié des mots, de manière à ce que, si c’était de mauvais français, on ne pût pas du moins les prendre pour de bon anglais. Cependant il lâcha le nom du « Hasard de Bordeaux » d’une manière assez intelligible, et c’en fut assez pour mystifier l’officier pendant quelques secondes. En ce moment, nous arrivions sur lui avec une rapidité qui ne lui permettait pas même la réflexion. Cependant la voix de l’officier avait été entendue en bas, et les Français montèrent précipitamment en désordre, et se répandirent sur l’arrière et sur l’avant.

Le capitaine Williams était un marin du premier ordre, et un des hommes le plus de sang-froid que j’aie jamais vus. Tout fut fait ce jour-là exactement au moment convenable. Le commandant français voulut gagner au large, mais notre gouvernail fut dirigé de manière à nous tenir dans une ligne presque parallèle, et notre voilure de l’avant abrita bientôt même sa grande voile ; nous gagnions deux pieds sur eux un. Marbre vint sur le gaillard d’avant, au moment où notre bossoir était par le travers du mât de misaine de la Lady. Il n’avait fallu qu’une minute pour nous donner cette avance, et cette minute fut un moment de grande confusion parmi les Français. Marbre fit un signal ; notre pavillon fut hissé, et l’ordre fut donné de faire feu. Nous lâchâmes à la fois cinq de nos pièces, chargées à mitraille. L’instant d’après on entendit le craquement des navires qui s’entrechoquaient ; Marbre cria : en avant, mes amis ! et lui, Neb, moi, tout l’équipage fondit comme un ouragan sur le bâtiment français. Je m’attendais à une lutte corps à corps des plus acharnées ; mais nous trouvâmes le pont désert, et nous prîmes possession du navire sans résistance. Le capitaine français avait été coupé presque en deux par la mitraille, et deux des officiers étaient sérieusement blessés. Ces accidents contribuèrent beaucoup à nous assurer la victoire, personne ne songeant plus à nous la disputer. Aucun de nos hommes ne reçut même une égratignure.

La prise était, comme je l’ai dit, un bâtiment porteur de lettres de marque, allant de la Guadeloupe à Nantes. Elle était un peu plus grande que la Crisis, portait douze canons de neuf, et avait quatre-vingt-trois hommes à bord au moment où elle avait appareillé ; mais vingt-trois avaient été tués ou blessés dans la première affaire, et un certain nombre avaient été mis à bord d’une prise. Les blessés étaient presque tous encore dans leurs hamacs ; de ceux qui restaient, seize à dix-huit avaient été mis hors de service par la bordée qu’ils venaient d’essuyer, de sorte que son équipage effectif se trouvait à peu près réduit à notre nombre. Le bâtiment était neuf, bien construit, et sa cargaison, qui était en partie de cochenille, pouvait valoir soixante mille dollars.

Dès que nous fûmes assurés de la victoire, on mit le grand hunier de la Crisis sur le mât, et la barre sous le vent ; en même temps on fit arriver la Dame de Nantes, pour que les deux bâtiments fussent séparés. L’abordage lui avait fait peu de mal, et il lui était facile de gagner le port.

On avait d’abord eu l’intention de me laisser sur la Dame de Nantes comme maître de prise, ayant pour instruction de suivre la Crisis à Falmouth, où elle allait ; mais, après plus ample examen, on découvrit que l’équipage d’un brig américain était lui-même prisonnier à bord de la prise. La Dame de Nantes l’avait capturé deux jours avant notre première rencontre ; elle avait fait passer l’équipage sur son bord, y avait mis du monde et l’avait dirigé sur Nantes. Les Américains étaient au nombre de treize. Ce renfort nous permit de prendre des dispositions différentes. Voici celles auxquelles, après une heure ou deux de délibération, on s’arrêta.

Notre second lieutenant, dont la blessure demandait à être mieux soignée qu’elle ne pourrait l’être sur la côte nord-ouest, fut mis à bord du bâtiment français comme maître de prise, avec ordre de gouverner de son mieux vers New-York. Le capitaine et le premier lieutenant du brig américain consentirent à se mettre sous ses ordres, et offrirent leur concours pour faire traverser l’Océan à la « Lady. » Trois ou quatre de nos malades furent renvoyés dans leur pays par cette occasion, et les Américains délivrés prirent du service pour payer leur passage. Tous les blessés français furent laissés à bord, confiés aux soins de leur chirurgien, homme de quelque mérite, quoique tenant encore trop du boucher, comme presque tous les chirurgiens de ce temps-là.

Il faisait nuit quand tous les arrangements furent terminés. La Dame de Nantes vira alors de bord et fit voile vers les États-Unis. Notre capitaine envoya par cette occasion son rapport officiel, et je saisis un moment pour écrire à Grace une petite lettre, tournée de manière à paraître s’adresser à toute la famille. Je savais combien quelques lignes de moi leur feraient plaisir, et j’avais aussi le bonheur de leur annoncer que j’étais promu au grade de second lieutenant, la place de troisième officier que je laissais vacante ayant été acceptée par le second lieutenant du brig américain.

La séparation en pleine mer, la nuit, eut un caractère solennel et triste à la fois. À bord de la Dame de Nantes, il y avait de nos hommes qui n’achèveraient pas leur long et solitaire voyage. Le bâtiment lui-même arriverait-il à sa destination ? Les chances étaient en sa faveur ; car les corsaires français n’infestaient plus alors les côtes d’Amérique. Je reçus par la suite, pour ma part de prise, onze cent soixante-treize dollars : je dirai plus tard quel effet cela produisit sur moi, et quel emploi je fis de l’argent.

La Crisis fit route au plus près, tandis que sa prise cinglait vers New-York. Miles Wallingford était devenu un personnage beaucoup plus important qu’il n’était quelques heures auparavant. Nous mîmes les prisonniers dans la cale, en les faisant garder avec soin, et nous dérivâmes au nord-ouest, afin d’éviter les croiseurs français qui pourraient courir des bordées le long de leurs côtes. Le capitaine Williams semblait satisfait de la part de gloire qu’il avait acquise, et il ne cherchait pas l’occasion de cueillir de nouveaux lauriers. Quant à Marbre, jamais homme ne grandit plus dans sa propre estime. Sans doute les résultats de cette journée lui faisaient beaucoup d’honneur ; mais, depuis ce moment, malheur à celui qui se fût permis de n’être pas de son opinion sur telle ou telle voile qui pouvait se montrer à l’horizon !

Le lendemain du jour où nous nous séparâmes de notre prise, une voile fut signalée à l’ouest, et, le vent ayant changé, nous carguâmes la grande voile pour l’examiner. Bientôt il fut évident que c’était un bâtiment américain ; mais nous eûmes beau hisser notre pavillon, le brig ne manifestait aucune disposition à nous parler. Le capitaine Williams se décida à lui faire la chasse, d’autant plus que le brig chercha à nous échapper en passant en tête, et que cela ne nous éloignait pas beaucoup de notre route. À quatre heures de l’après-midi, nous arrivâmes assez près pour lâcher une bordée contre ses mâts afin de lui rendre la parole. Alors le brig mit en panne et nous permit de l’aborder. C’était la prise de la Dame de Nantes, et nous en prîmes immédiatement possession. Comme ce bâtiment était chargé de farine, et que sa destination était Londres, j’en fus chargé, et on me donna pour second un jeune homme de mon âge, nommé Roger Talcott, et six hommes de mon équipage. Il va sans dire que tous les Français, à l’exception du cuisinier, passèrent sur la Crisis. Neb, à force de prières et sur mes vives instances, obtint de m’accompagner, quoique Marbre eût beaucoup de peine à se priver de ses services.

C’était mon premier commandement, et je n’en étais pas peu fier, quoique je mourusse de peur de faire quelque sottise. Mes instructions étaient de me diriger vers le cap Lizard, et de ranger la côte d’Angleterre. Le capitaine Williams s’attendait à recevoir l’ordre d’aller ou même port que l’Amanda, — c’était le nom du brig, — et il espérait nous rejoindre, après qu’il aurait relâché à Falmoulh pour y prendre ses instructions. Comme la Crisis pouvait filer quatre nœuds sur l’Amanda trois, avant le coucher du soleil nous avions perdu de vue notre ancien bâtiment.

Quand je pris le quart le matin, je me trouvai sur le vaste Océan, à l’âge de dix-huit ans, dans des parages ennemis, ayant un navire précieux à conduire, mon chemin à trouver dans une mer étroite où je n’étais jamais entré, et à bord un équipage dont la moitié faisait son premier voyage. Nos novices montraient toute l’aptitude des Américains, mais ils avaient encore beaucoup à apprendre. La Crisis avait un équipage trop nombreux pour pouvoir employer tout le monde à toutes sortes d’ouvrages, comme cela a lieu généralement à bord d’un bâtiment marchand quand il n’a que son nombre d’hommes ordinaire, de sorte que l’instruction pratique ne s’acquérait que lentement. Malgré cela, les hommes que j’avais étaient sains, vigoureux, de bonne volonté, et capables de tenir tête aux plus vieux loups de mer.

Par suite des dispositions qui avaient été prises, j’étais alors abandonné à mes seules ressources ; toute la responsabilité pesait sur moi. J’avoue que, dans le premier moment, je fus aussi effrayé de cette position toute nouvelle que Neb en était ravi ; mais on s’accoutume bien vite à des changements de ce genre. Cinq ou six heures suffirent pour me mettre à l’aise ; il est vrai qu’il n’arriva rien qui sortît de la routine ordinaire. Lorsque le soleil se coucha, j’aurais été complètement heureux si l’obscurité ne m’avait causé quelque inquiétude. Le vent avait sauté au sud-ouest, et commençait à fraîchir. J’appareillai des bonnettes, et, au moment où le jour disparut complètement, le bâtiment commença à filer de manière à m’ôter l’envie de dormir. Je ne savais trop si je devais diminuer de voiles ou non ; d’un côté, il y avait danger d’avaries plus ou moins considérables ; de l’autre, j’avais à craindre de paraître timide aux yeux des deux ou trois marins que j’avais avec moi. Je cherchai à lire sur leurs figures ce qu’ils pensaient secrètement ; mais, en général, « Jack » a tant de confiance en ses officiers, qu’il prévoit difficilement un malheur. Quant à Neb, plus le vent soufflait avec force, plus il était content ; il semblait croire que le vent était sous les ordres de maître Miles, aussi bien que l’Océan, le brig, et lui-même ; il ne pouvait donc jamais en faire trop. Pour Talcott, il était à peine aussi expérimenté que moi, quoiqu’il eût de bonnes manières, qu’il fût bien né, bien élevé, et que, dans l’origine, il eût été mon compétiteur pour la place de troisième officier ; je n’avais été préféré que sur les instances réitérées de Marbre. Talcott néanmoins n’était pas sans talents en fait de navigation, et c’est pour cela qu’il m’avait été donné. Le capitaine Williams pensait que deux têtes valaient mieux qu’une seule. Je fis partager ma chambre à ce jeune homme, non-seulement pour avoir sa compagnie, mais pour lui donner de la considération aux yeux de l’équipage. À terre, quoique ayant peut-être moins de fortune, il aurait été regardé comme occupant une position tout à fait égale à la mienne.

Talcott et moi, nous restâmes sur le pont pendant presque toute la première nuit, et, si je pris quelques instants de repos, ce fut sur une bonnette de hunier qui était sur le gaillard d’arrière, et que j’avais renoncé à appareiller, après l’avoir fait préparer dans cette intention. Cependant le jour revint ; l’horizon était clair ; le vent n’avait pas augmenté ; rien n’était en vue ; je me sentis assez à l’aise pour faire un bon somme jusqu’à huit heures. Tout ce jour-là nous n’eûmes à faire travailler ni une amure, ni une écoute. Vers le soir, je montai à la girouette pour chercher la terre ; mais sans succès ; quoique je susse, d’après nos observations à midi, qu’elle ne pouvait être à une grande distance. Il y a cinquante ans, la longitude était la grande difficulté pour les navigateurs. Talcott et moi, nous savions bien, il est vrai, calculer d’après la distance de la Lune ; mais il n’y avait point d’observations à faire ; et même il est souvent facile de se tromper au milieu des courants et des marées. Aussi ne fus-je nullement fâché d’entendre Neb crier du haut de la vergue du petit hunier : un feu devant nous !

Il pouvait être dix heures. Je savais que ce feu devait être le cap Lézard, car nous étions trop à l’est pour la Sicile. La route fut changée de manière à mettre le feu par le bossoir du vent ; et j’attendis qu’il se montrât à nous sur le pont, avec une anxiété que depuis je n’ai éprouvée au même degré que dans les circonstances les plus critiques. Une demi-heure suffit, et je me sentis alors soulagé d’un grand poids. Un débutant lui-même n’a pas de peine à se tirer d’affaire avec un vent frais au sud-ouest et le phare du cap Lézard pleinement en vue sous son bossoir du vent, s’il se trouve avoir à entrer dans la Manche. Aussi cette nuit-là fut-elle pour moi beaucoup meilleure que la précédente.

Le lendemain matin, il n’y avait point de changement, si ce n’est dans la position du brig. Nous étions bien dans la Manche ; nous rangions la terre d’aussi près que la prudence le permettait, et nous pouvions nous assurer, par la vue des objets sur la côte, que nous allions de l’avant avec la plus grande vitesse. Nous passâmes à un mille de l’Eddy-stone, tant j’étais résolu à me tenir le plus éloigné possible des croiseurs français. Le lendemain matin nous étions par le travers de l’île de Wight ; mais le vent avait sauté au sud-est, et il était si faible que nous fûmes obligés de bouliner. L’Angleterre nous restait alors sous le vent, et j’eus alors autant d’empressement à m’en éloigner que j’en avais eu à l’élonger.

On concevra sans peine que, pendant tout ce temps, nous étions constamment en vigie, de peur de rencontrer des ennemis. Nous vîmes beaucoup de voiles, surtout en approchant du détroit de Douvres, et nous nous tînmes au large autant que les circonstances le permettaient. Plusieurs étaient évidemment des vaisseaux de guerre anglais, et je n’étais pas sans inquiétude de voir saisir par la presse quelques-uns de mes matelots ; car à cette époque, et pendant une assez longue période subséquente, les bâtiments de toutes nations qui trafiquaient avec l’Angleterre perdaient ainsi beaucoup de leurs hommes, et les navires américains plus que tout autre. J’attribue au soin que je pris de me tenir le plus près possible de la côte tant que je le pus sans danger, le bonheur que j’eus de passer sans être aperçu, ou du moins hélé. Mais la mer se rétrécissait de plus en plus, et je ne pouvais guère éviter d’être abordé. Je faisais néanmoins de mon mieux, et nous courions différentes bordées, la jour et la nuit, avançant lentement vers l’est. Je commençais à prendre confiance en moi-même ; et il me semblait que je dirigeais l’Amanda tout aussi bien que Marbre lui-même eut pu le faire. J’avais si bien discipliné mes novices, et ils se formaient si rapidement au service, que je n’aurais pas hésité, s’il l’eût fallu, à virer de bord, et à gouverner vers New-York.

Les feux placés sur les côtes d’Angleterre guidaient sûrement notre marche, et me permettaient d’apprécier si nous gagnions ou si nous perdions du terrain. Nous devions approcher, quoique lentement, de Dungeness, et je commençais à m’inquiéter d’un pilote, quand Talcott, qui était de quart, descendit tout essoufflé dans la chambre, vers trois heures du matin, pour me dire qu’une voile venait droit à nous, et qu’autant qu’il en pouvait juger dans l’obscurité, elle était gréée en lougre. Certes, il y avait de quoi tressaillir ; car autant valait dire que ce bâtiment était français. Je ne m’étais pas déshabillé, et je fus sur le pont en un moment. Le navire qui nous donnait chasse nous restait sous le vent à environ un demi-mille de distance ; mais j’en vis assez pour reconnaître que c’était un lougre. Il y avait assurément des lougres anglais ; mais toutes les traditions de ma profession m’avaient appris à regarder comme français un bâtiment ainsi gréé. J’avais entendu parler de corsaires de Dunkerque, de Boulogne et d’autres ports de France, qui venaient ranger les côtes d’Angleterre pendant la nuit, et qui faisaient des prises de la manière dont ce lougre semblait vouloir s’y prendre avec nous. Heureusement nous avions le cap vers la terre ; et nous étions d’un quart ou deux au vent du phare de Dungeness ayant aussi pour nous le flot, autant que nous en pouvions juger par la marche rapide de notre bâtiment.

Mon parti fut pris en une minute. Je ne savais ni où il y avait des batteries, ni où chercher protection. Mais là était la terre, et je me déterminai à y porter de toute la vitesse de nos voiles. J’espérais que nous pourrions être à la côte avant que le lougre pût nous accoster. Quant à son feu, je ne croyais pas avoir à le redouter, car c’eût été attirer sur ses trousses quelque croiseur anglais, et la France était à quelques heures de distance. Je m’empressai de hisser les voiles de misaine et de perruche ; de brasser au vent, de mollir les écoutes, et le brig marcha joliment. Certes l’Amanda n’était pas la plus fine voilière ; mais elle semblait cette nuit-là partager notre peur. Je ne l’avais jamais vue filer si rapidement, eu égard au vent, et il y eut un moment où je crus qu’elle conserverait son avantage, le lougre semblant lancé à sa plus grande vitesse. Mais c’était une illusion ; il se glissa bientôt après nous plutôt comme un serpent marin que comme une machine activée par des voiles. Je vis bientôt que lutter de voiles avec un pareil jouteur, c’était chose impossible.

La terre et le phare étaient alors tout près de nous, et je m’attendais à chaque instant à entendre la quille du brig labourer le fond. Au même instant je crus entrevoir un bâtiment mouillé à l’est de la pointe, à la distance d’environ un quart de mille. L’idée me frappa que ce pouvait être un croiseur anglais, car ils jetaient souvent l’ancre dans des endroits semblables, et je criai presque machinalement : Lofe tout ! Neb était au gouvernail, et au ton dont il me répondit, je vis qu’il était enchanté. Il était temps ; car, en venant au vent, l’Amanda frôla le fond, de manière à nous donner un avant-goût de ce qui serait arrivé une minute plus tard ; toutefois, elle obéit merveilleusement à la barre, et nous doublâmes la pointe de terre la plus proche, sans recevoir d’autre avertissement, faisant tête à la lame, juste assez pour nous tenir un peu au vent du bâtiment à l’ancre. L’instant d’après, le lougre, à une encâblure de nous, fut masqué par la terre. J’avais alors grand espoir qu’il serait obligé de changer de bord, mais il avait bien mesuré sa distance, et il sentait sans joute qu’il passerait. Il fit probablement le raisonnement qu’on prête à Nelson ou du moins à quelques-uns de ses capitaines au Nil, que, s’il y avait assez d’eau pour nous, il y en aurait assez pour lui. Une minute après, je le vis courir au plus près, lofer pour passer la pointe, et arriver dans nos eaux aussi aisément que si quelque aimant l’y attirait.

Pendant tout ce temps, rien ne troublait le silence de la nuit ; pas un cri, pas un appel, à l’exception des ordres donnés sur notre bord, encore l’étaient-ils à voix basse. Quant au bâtiment mouillé, il semblait ne se donner aucun souci ; il était là, sur ses ancres, beau navire, bâtiment de guerre, à ce qu’il me semblait, comme un oiseau de mer qui dort sur son élément. Nous étions directement entre lui et le lougre, et il est possible que les hommes de quart ne vissent pas celui-ci. Les trois bâtiments n’étaient qu’à une encâblure l’un de l’autre. Les cinq minutes qui allaient suivre devaient être décisives. J’étais sur le gaillard d’avant, dévorant des yeux tout ce que je pouvais découvrir du navire, de sa forme, de ses dimensions, de son gréement, à mesure qu’ils devenaient plus distincts, et je le hélai :

— Oh ! du vaisseau !

— Oh ! le nom du brig !

— Américain, avec un lougre français droit dans nos eaux ; remuez-vous un peu !

J’entendis cette rapide exclamation : voilà bien le diable ! — Puis, celle-ci : maudits Yankees[1]. Enfin on appela tout le monde en haut. Il était évident que mon avis avait mis tout l’équipage en mouvement. Talcott accourut alors à l’avant, pour me dire qu’il pensait, à quelques mouvements qui avaient lieu à bord du lougre, que l’on commençait à soupçonner le voisinage du navire. La manière dont on avait appelé « tout le monde en haut » m’avait cruellement désappointé ; c’était celle d’un bâtiment marchand plutôt que d’un vaisseau de guerre ; mais nous étions trop près pour que nos doutes ne fussent pas bientôt dissipés.

— C’est un bâtiment anglais, frété pour les Indes occidentales, monsieur Wallingford, dit un de mes plus vieux matelots ; il a perdu ou quitté son convoi.

— Savez-vous quelque chose du lougre ? demanda un officier d’une voix qui n’avait rien de très-amical.

— Rien que ce que vous voyez. Voilà vingt minutes qu’il me donne la chasse.

D’abord on ne répondit rien ; puis on me demanda de courir un bord, afin de donner le temps de se reconnaître, en l’attirant pour quelques minutes à quelque distance. — Nous sommes armés, et nous viendrons à votre secours.

Si j’avais eu dix ans de plus, j’aurais su quel fonds on peut faire sur la parole des hommes, surtout lorsqu’ils sont guidés par l’appât du gain, et je n’en aurais rien fait ; mais, à dix-huit ans, on voit les choses différemment. Il me parut peu généreux de conduire un ennemi sur un homme endormi, et de ne pas chercher du moins à aider celui-ci. — Oui, oui, répondis-je, et je me mis à exécuter la manœuvre demandée ; mais il était trop tard, le lougre se glissa entre le navire et nous, au moment où nous commencions à porter de nouveau au large, et, profitant de la place que nous lui faisions, il sembla nous observer l’un et l’autre, comme pour faire son choix. Le bâtiment anglais lui parut sans doute le plus attrayant, car il mit la barre au vent et l’aborda par la hanche. On ne fit usage du canon d’aucun côté. Nous étions assez près pour voir ce qui se passait, et entendre même les coups qui étaient frappés. Ce fut une minute de solennelle anxiété pour nous à bord du brig. Les cris des blessés venaient jusqu’à nous, au milieu du calme de cette sombre matinée. Des jurements, des imprécations se confondaient avec les commandements. Quoique pris à l’improviste, John Bull se battit bien ; nous vîmes, néanmoins, qu’il avait le dessous, au moment où la distance, et le brouillard qui commençait à se condenser autour de la côte, nous dérobèrent la vue des deux bâtiments.

La disparition des combattants m’éclaira sur la conduite que je devais tenir. Lorsque je fus bien certain de n’être pas en vue, je virai de nouveau et me dirigeai vers la côte, qui était assez éloignée pour nous permettre de gouverner encore quelque temps dans cette direction ; cet expédient réussit complètement. Lorsque le jour commença à paraître, nous pûmes voir, dans le lointain, le brig et le bâtiment marchand qui s’éloignaient de terre, et se dirigeaient à toutes voiles vers la France. En 1799, il est possible que cette entreprise hardie ait réussi, et que les Français aient pu conduire leur prise dans un de leurs ports, quoique trois ou quatre ans plus tard il n’en eût pas été ainsi. Quant à l’Amanda, elle était sauvée. Nelson, après son grand exploit, ne fut pas plus heureux que je ne l’étais de mon expédient. Talcott me félicita de tout son cœur ; et je crois que tous nous étions trop disposés à attribuer à notre adresse et à notre sang-froid un résultat dans lequel le hasard entrait pour beaucoup.

À la hauteur de Douvres, nous prîmes un pilote, et j’appris que la bâtiment capturé était la Dorothée, venant des Indes occidentales, qui s’était détachée de son convoi, et était arrivée seule la veille au soir. Elle avait jeté l’ancre sous Dungeness, au commencement du jusant, et elle avait mieux aimé, à ce qu’il paraît, prendre une bonne nuit de repos que de s’aventurer, dans les ténèbres, au retour du flot. Son mouillage était bien caché, et il est probable que le lougre ne l’eût jamais trouvée, si nous ne l’avions pas conduit droit à sa proie.

Je n’avais plus à m’occuper du brig, et c’était un grand soulagement pour moi, au milieu d’écueils et de courants auxquels je ne connaissais rien. Ce jour-là nous entrâmes dans les dunes et nous mouillâmes. C’était la première fois que je voyais une flotte à l’ancre. Notre histoire fit du bruit à bord des bâtiments de guerre. Vingt canots au moins vinrent bord à bord pour apprendre les détails à la source. Parmi ceux qui vinrent ainsi me questionner était un vieux monsieur, que je soupçonnai d’être amiral ; il était en habit de ville, et ses canotiers refusèrent de répondre à aucune question ; mais ils lui montraient un respect extraordinaire. Cet inconnu me demanda beaucoup de détails, et je lui racontai toute l’histoire avec franchise, rien de plus, rien de moins. Il m’écouta avec un intérêt marqué. En s’en allant, il me secoua cordialement la main, et me dit : — Jeune homme, vous avez agi prudemment et bien ; laissez grogner nos vieux loups de mer ; ils ne songent qu’à eux. C’était votre droit et votre devoir de sauver votre bâtiment, du moment que vous le pouviez sans manquer à l’honneur, et je ne vois rien que de louable dans votre conduite. Mais c’est une honte pour nous que ces satanés Français viennent ainsi faire leurs orges à notre barbe jusque sous nos écubiers.



  1. Sobriquet donné aux Américains.