À fond de cale/21

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 137-141).


CHAPITRE XXI

Enseveli tout vivant !


Je comprenais maintenant pourquoi la nuit m’avait paru si longue. La lumière avait brillé, mais je n’en avais rien su ; les matelots avaient travaillé pendant le jour, tandis que, plongé dans les ténèbres, je croyais qu’il était nuit. Il y avait sans doute plus de trente-six heures que je me trouvais à bord ; voilà pourquoi j’avais eu faim, pourquoi ma soif était si ardente, et mon corps si douloureux.

Les instants de repos qui, au milieu du bruit continuel, me paraissaient revenir d’une façon méthodique, étaient les heures de repas ; et le silence qui avait précédé notre départ, silence dont la prolongation m’avait frappé, était la deuxième nuit que je passais dans la cale.

J’y étais à peine installé que je m’étais endormi. C’était le soir. Il est probable que, le lendemain matin, je ne m’éveillai pas de bonne heure ; et c’était pendant mon sommeil que les matelots, en arrangeant la cale, avaient rempli les vides qui m’avaient permis d’y entrer.

Je ne compris pas d’abord toute l’horreur de ma situation. J’étais enfermé, je savais de plus que tous mes efforts pour m’ouvrir un passage seraient complétement inutiles ; mais les hommes vigoureux qui avaient empilé toutes ces caisses pouvaient les remuer une seconde fois, et je n’avais qu’à les appeler pour qu’ils vinssent immédiatement.

J’étais loin, hélas ! de penser que mes cris les plus forts ne pouvaient être entendus ; j’ignorais que l’écoutille, par laquelle je m’étais introduit dans la cale, était maintenant couverte de ses panneaux, recouverts à leur tour d’une épaisse toile goudronnée, qui devait peut-être y rester jusqu’à la fin du voyage. Quand même l’écoutille n’eût pas été fermée, il y avait peu de chances pour que ma voix fût entendue ; l’épaisseur de la cargaison l’aurait interceptée, ou elle aurait été couverte par le bruit des flots et par celui du vent.

Comme je vous le disais, mon inquiétude fut d’abord peu sérieuse ; je ne me préoccupais que du temps plus ou moins long que j’aurais à passer avant d’avoir de l’eau, car ma soif était vive. Pour que je pusse sortir de la cale, il faudrait enlever les caisses qui se trouvaient au-dessus de moi ; cela devait demander beaucoup de travail, et jusque-là je souffrirais énormément, car le besoin de boire devenait de plus en plus impérieux.

Ce n’est qu’après avoir crié de ma voix la plus aiguë, frappé sur les planches à coups redoublés, répété mes cris et mes coups mainte et mainte fois, sans recevoir de réponse, que je compris ma situation. Elle m’apparut dans toute son horreur : pas moyen de remonter sur le pont, aucun espoir d’être secouru ; j’étais enseveli tout vivant sous les marchandises qui remplissaient la cale.

Je criai de nouveau, j’y employai toutes mes forces, et ne m’arrêtai qu’au moment où ma gorge ne rendit plus aucun son. J’avais prêté l’oreille à différents intervalles, espérant toujours une réponse ; mes cris éveillaient tous les échos de ma tombe ; mais pas une voix ne répondait à la mienne.

J’avais entendu chanter les matelots pendant qu’ils levaient l’ancre ; mais à présent tout était silencieux ; le navire était immobile, les vagues restaient muettes, et si, dans un calme pareil, les grosses voix de l’équipage n’arrivaient pas jusqu’à moi, comment pouvais-je espérer que mes cris d’enfant parvinssent aux oreilles de ceux qui ne m’écoutaient pas ?

C’était impossible ; on ne pouvait pas m’entendre, et j’étais condamné à mort, condamné sans appel.

J’en avais la conviction, et aux souffrances du mal de mer succédait un affreux désespoir. Les douleurs physiques revinrent et, se joignant à la torture morale, produisirent une agonie que je ne saurais vous dépeindre. Je ne pus y résister ; mes forces m’abandonnèrent, et je tombai, comme atteint de paralysie.

Malgré ma stupeur, je n’avais pas perdu connaissance ; il me semblait que j’allais mourir, et je le désirais sincèrement. Puisque la mort est inévitable, pensais-je, il valait mieux qu’elle mît le plus tôt possible un terme à mes souffrances. Je suis persuadé que si je l’avais pu, j’aurais hâté ma dernière heure ; mais j’étais trop faible pour me tuer, quand même j’aurais eu des armes à ma disposition. J’avais totalement oublié que j’en possédais une, tant il y avait de confusion dans mon esprit !

Vous êtes étonné d’apprendre que je désirais mourir ; mais pour se faire une juste idée de l’étendue de mon désespoir, il faudrait avoir passé par la position où j’étais alors ; et Dieu veuille qu’elle vous soit épargnée !

Toutefois on ne meurt pas du mal de mer, et le désespoir ne suffit pas pour tuer l’homme ; il est plus difficile qu’on ne pense de sortir de ce bas monde.

Ma torpeur augmenta de plus en plus ; je devins complétement insensible, et restai longtemps dans cet état voisin de la mort.

À la fin cependant, je repris connaissance ; peu à peu je retrouvai une partie de mes forces. Chose étrange ! la faim se faisait vivement sentir ; car le mal de mer aiguise l’appétit d’une façon toute spéciale. Néanmoins, la soif me torturait davantage, et ma souffrance était d’autant plus vive que je ne voyais aucun moyen de la calmer. Il me restait un peu de biscuit, je pouvais encore me rassasier une fois ; mais où trouver de l’eau pour éteindre le feu qui me desséchait les veines ?

Il n’est pas nécessaire de vous rapporter les réflexions poignantes qui me venaient à l’esprit ; qu’il vous suffise de savoir que ce paroxysme d’une douleur sans nom amena un délire dont j’eus un instant conscience, et qui, à mon grand soulagement, se termina par un profond sommeil.

Le corps épuisé perdit le sentiment de ses douleurs, et l’esprit oublia ses tourments.