À fond de cale/27

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 167-173).


CHAPITRE XXVII

Une pipe d’eau-de-vie


Deux biscuits ! chacun d’eux aussi large que le fond d’une assiette, d’une épaisseur d’un centimètre et demi ; ronds et lisses, agréables au toucher et d’une belle couleur brune. J’en connaissais la nuance, car je le sentais avec les doigts, c’étaient de vrais biscuits de mer, biscuits de matelots, comme on les nomme pour les distinguer des biscuits blancs du capitaine qui sont à mon avis bien moins bons et bien moins nourrissants.

Qu’ils étaient savoureux ! Jamais je n’avais rien mangé qui me fît autant de plaisir. Un second, un troisième, un quatrième furent engloutis ; peut-être le cinquième et le sixième y passèrent-ils ; j’avais trop faim pour les compter. Je les arrosai d’une eau copieuse, et c’est le repas dont j’ai gardé le meilleur souvenir.

À la jouissance qu’on éprouve à manger quand on a faim, et Dieu sait comme elle est grande, se joignait le bonheur que me causait ma découverte ; plus d’inquiétude, la mort qui me menaçait tout à l’heure m’était bien et dûment épargnée ; la Providence m’avait sauvé la vie. Toutefois sans l’effort que j’avais fait pour me procurer une cheville qui pût boucher ma futaille, elle m’aurait laissé périr.

Peu importe, me disais-je, avec ma provision d’eau et ma caisse de biscuits, je peux supporter ma captivité jusqu’au bout du voyage, quand même il durerait plusieurs mois. Je me confirmai dans cette idée par l’inspection de ma caisse : les biscuits roulaient sous ma main en claquant les uns contre les autres, ainsi que des castagnettes.

Quel son plein de charme ! Quelle musique pour mes oreilles ! J’enfonçai les bras dans ce monceau de biscuits avec autant de délices qu’un avare plonge les siens dans un tas d’or. Je ne me lassais pas de les palper, d’en saisir la dimension, l’épaisseur, de les tirer de la caisse, de les y remettre, de les placer avec ordre pour les déranger de nouveau et les replacer encore. Je m’en servais comme d’un tambour, d’une balle ou d’une toupie, et le plaisir que j’y trouvais fut longtemps à se calmer.

Il est difficile de décrire ce qu’on éprouve lorsqu’on échappe à la mort. Un danger vous laisse toujours de l’espoir, il y a de ces chances imprévues, de ces périls qui, en dépit de leur gravité, n’ont point de dénoûment tragique ; on ne sait jamais si l’on n’en reviendra pas. Mais quand on a eu la certitude qu’il n’y avait plus qu’à mourir, et que par impossible on est sauvé, la réaction qui s’opère en nous est inexprimable. On a vu des hommes en perdre la tête, ou bien être foudroyés par la joie.

Je n’en perdis ni la vie ni la raison ; mais quiconque m’aurait vu après l’ouverture de la caisse, aurait pu supposer que j’étais fou.

Je ne sais pas combien de temps auraient duré mes transports sans un fait qui les calma tout à coup en me forçant à réfléchir : l’eau s’échappait de la futaille. Le bruit des vagues m’avait empêché de l’entendre à mesure qu’elle tombait ; elle glissait entre les planches, et sans doute elle coulait depuis la dernière fois que j’avais bu, car je ne me rappelais pas avoir remis le tampon. Il était possible que je l’eusse oublié dans mon ivresse, et la perte devait être considérable.

Une heure avant je m’en serais moins inquiété ; j’aurais toujours eu plus d’eau qu’il m’en fallait pour le peu que j’avais à vivre ; mais à présent c’était une chose bien différente. Je pouvais rester plusieurs mois enfermé près de cette futaille ; chacune de ses gouttes d’eau m’était indispensable. Que deviendrais-je si elle tarissait avant qu’on fût au port ? Je retomberais dans l’affreuse position d’où je m’étais cru sorti, et ne serais préservé de la faim que pour subir une mort plus douloureuse.

J’arrêtai l’eau immédiatement, d’abord avec mes doigts, puis avec le chiffon ; et dès que celui-ci fut à sa place je me mis en devoir de le remplacer par une cheville, comme d’abord j’en avais eu le projet.

Il me fut facile de couper un morceau du couvercle de la caisse, de lui donner une forme conique, et d’en faire un bouchon exactement adapté à l’ouverture qu’il devait clore.

Brave matelot ! que je le bénissais pour le couteau qu’il m’avait donné.

Mais combien du précieux liquide avais-je perdu ?

Je me reprochais amèrement ma négligence, et je regrettais d’avoir percé la futaille aussi bas. C’était cependant une mesure de précaution ; d’ailleurs à l’époque où je l’avais prise, je n’avais d’autre pensée que de boire le plus tôt possible.

Il était encore bien heureux que je me fusse aperçu de la fuite de l’eau ; si j’avais attendu qu’elle s’arrêtât d’elle-même, il ne m’en serait pas resté pour une semaine.

Je cherchai à connaître l’étendue de la perte que l’avais faite. Il me fut impossible d’y arriver. Je frappai bien le tonneau à différents endroits ; mais les craquements du navire et le bruissement de la mer ne me permirent pas déjuger avec exactitude de la différence des sons. Je crus entendre que la futaille sonnait le creux, ce qui annonçait un vide énorme, et j’abandonnai ces recherches qui, sans rien m’apprendre, me causaient une anxiété pénible. Heureusement que l’ouverture de la futaille n’était pas grande ; mon petit doigt suffisait pour la fermer, et à cette époque il n’était guère plus gros qu’une plume de cygne. Il fallait beaucoup de temps pour qu’une masse d’eau considérable s’écoulât par un trou de cette dimension ; je tâchai de me rappeler quand j’avais bu la dernière fois. Il ne me semblait pas qu’il y eût longtemps ; mais dans l’état d’excitation ou plutôt d’ivresse où je me trouvais alors je n’étais pas à même d’apprécier la durée des heures, et j’échouai dans mes calculs.

Je me rappelais avoir entendu dire que les brasseurs, les tonneliers, tous les préposés aux caves des docks savent reconnaître la quantité de liquide renfermée dans un tonneau, sans avoir recours à la jauge ; seulement j’ignorais leur procédé.

Il me venait bien à l’esprit un moyen de m’assurer de ce que je voulais apprendre : j’avais assez de connaissances hydrauliques pour savoir, qu’enfermée dans un tube, l’eau remonte toujours à une hauteur égale à celle d’où elle est partie. Si j’avais eu un siphon, je l’aurais attaché à l’ouverture de la futaille et découvert de la sorte jusqu’où cette dernière était pleine.

Mais je ne possédais ni siphon ni tube d’aucune espèce, et ne m’arrêta pas davantage à ce procédé.

Comme je venais de renoncer à cette idée, il m’en vint une autre d’une exécution tellement simple que je fus surpris de ne pas l’avoir eue tout d’abord. C’était de mettre la futaille en perce un peu plus haut qu’elle ne l’était déjà, puis successivement jusqu’à l’endroit où l’eau cesserait de couler. Je saurais alors à quoi m’en tenir. Si je commençais trop bas j’en serais quitte pour boucher ce premier trou avec une cheville, et ainsi des autres.

Cela devait, il est vrai, me donner beaucoup d’ouvrage ; mais je n’en étais pas fâché ; le travail fait passer le temps, et une fois occupé, je songerais moins à ce qu’il y avait d’affreux dans ma situation.

Je pensai, toutefois, que d’abord il fallait mettre en perce la futaille qui se trouvait au bout de ma cabine. Si par hasard elle était remplie d’eau, je n’avais plus besoin de m’inquiéter ; j’en aurais suffisamment pour faire le tour du monde.

Sans plus tarder, je m’approchai de la tonne en question et me mis à l’œuvre. J’étais moins surexcité que la première fois, le résultat n’ayant pas la même importance, et pourtant la déception que j’éprouvai fut bien vive lorsque la douelle, percée d’outre en outre, laissa échapper un jet d’eau-de-vie à la place de l’eau pure que j’avais espérée.

Il fallut revenir à mon premier dessein, reconnaître où en était ma provision d’eau, maintenant ma seule ressource.

Attaquant le chêne près du milieu de la futaille, je procédai comme je l’avais fait pour l’ouverture précédente, et après un travail d’une heure je sentis la mince pellicule de bois céder sous la pointe de mon couteau. Mon cœur battit bien fort : si le danger de mourir de soif n’était plus immédiat comme il l’avait été, il n’en existait pas moins, et je poussai un cri joyeux lorsque je sentis un filet humide me couler sur les doigts. Je m’empressai de clore cette ouverture et d’en pratiquer une autre à la douelle supérieure.

Le bois ne fut ni moins résistant, ni moins épais, mais j’eus la récompense de mes efforts en me sentant mouillé par l’eau qui sortait de la futaille.

Une troisième douelle fut traversée, j’obtins le même résultat. Une quatrième, et cette fois l’eau ne vint pas ; cela n’avait rien de surprenant ; j’étais presqu’à l’extrémité de la barrique ; mais j’avais trouvé le liquide à l’avant dernière ouverture, et la futaille était encore pleine aux trois quarts. Dieu soit loué ! j’en avais pour plusieurs mois avant de souffrir de la soif.

Enchanté de ma découverte, j’allai m’asseoir et dégustai un nouveau biscuit avec autant de délices que si j’avais mangé de la soupe à la tortue et de la venaison à la table du lord maire.