À fond de cale/33

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 204-207).


CHAPITRE XXXIII

Tempête


Il y avait plus de huit jours que je menais cette existence d’une odieuse monotonie. La seule voix qui frappât mon oreille était la plainte des vagues qui gémissaient au-dessus de ma tête ; oui, au-dessus de ma tête, car je plongeais dans l’abîme, à une grande distance de la surface de la mer. De loin en loin je distinguais un bruit sourd, causé par un objet pesant qui tombait sur l’un des ponts. Lorsque le temps était calme, je me figurais entendre le son de la cloche qui appelait les hommes de quart, mais je n’en étais pas sûr ; le bruit était si faible et si lointain, que je n’aurais même pas affirmé que ce fût le tintement d’une cloche, encore ne l’entendais-je que pendant une accalmie.

Par contre je saisissais les moindres changements de temps ; j’aurais pu dire quand fraîchissait la brise, tout aussi bien que si j’avais été sur le grand mât. Le roulis du vaisseau, les craquements de sa membrure m’indiquaient la force du vent, et si la mer était grosse ou paisible. Le sixième jour de mon calendrier, ce qui faisait le dixième depuis notre départ, il y eut tempête dans toute l’acception du mot. Elle dura quarante heures et me fit croire bien des fois que la bâtiment allait s’ouvrir. Tout craquait autour de moi ; les caisses, les tonneaux qui remplissaient la cale se heurtaient avec un bruit terrible contre les murs de ma prison, et de grosses lames, des coups de mer, comme les appellent les matelots, se ruaient avec furie sur les flancs du navire, qu’elles semblaient vouloir mettre en pièces.

J’étais convaincu que nous allions faire naufrage, et il est plus facile de concevoir que de dépeindre quelle était ma situation ; je n’ai pas besoin de vous dire que j’étais plein de frayeur. Pouvais-je ne pas trembler quand je pensais que le vaisseau coulerait à fond, et qu’enfermé de toute part dans mon étroit cercueil, je ne pourrais pas faire le moindre effort pour me sauver. Je suis sûr que j’aurais eu moitié moins d’effroi si j’avais été libre.

Pour comble de malheur, je fus repris du mal de mer, ce qui arrive toujours en pareil cas, lors d’une première traversée. Le grand vent ramène l’odieuse maladie, et parfois avec autant de force qu’au moment du départ. Il est facile de le comprendre ; c’est la conséquence des mouvements désordonnés du vaisseau, fouetté par la tempête.

Après deux jours et une nuit de péril, le vent tomba, et le calme succéda aux colères de l’ouragan ; je n’entendais pas même le murmure que produit la course du navire qui fend les vagues. Mais le roulis n’avait pas cessé, et les caisses et les futailles se heurtaient avec le même fracas. C’était le soulèvement des flots qui persiste après une tempête violente, et qui parfois est aussi dangereux pour le navire que la fureur du vent. On a vu se rompre les mâts en pareille circonstance, et le vaisseau être engagé, catastrophe redoutée des marins.

Cependant la mer s’apaisa graduellement, et au bout de vingt-quatre heures, le navire glissa sur l’onde avec plus de facilité que jamais. Les nausées disparurent, et la réaction qui en résulta me rendit un peu de courage. Il m’avait été impossible de dormir pendant tout le temps de la crise : le bruit du vent, le fracas du vaisseau, et par-dessus tout la frayeur, m’avaient empêché de fermer l’œil ; j’étais de plus épuisé par le mal de mer, et sitôt que les choses furent rentrées dans leur état normal, je tombai dans un profond sommeil.

Les rêves que j’eus alors furent presque aussi affreux que le péril auquel je venais d’échapper. C’était la réalisation de ce que m’avait fait craindre la tempête : je rêvais que j’étais en train de me noyer, sans la moindre chance de salut. Mieux que cela, je me trouvais au fond de la mer, j’étais mort, et j’en avais conscience. Je distinguais tout ce dont j’étais environné ; je voyais entre autres choses, d’horribles monstres, des homards et des crabes gigantesques, s’approcher de moi en rampant, comme pour me déchirer de leurs tenailles aiguës et se repaître de ma chair. L’un d’eux surtout captivait mon attention : il était plus grand que les autres, avait l’air plus féroce, et me menaçait de plus près. Chaque seconde le rapprochait encore ; il atteignit ma main, je sentis sa carapace se traîner sur mes doigts, et je ne pus faire aucun mouvement.

Il me gagna le poignet, et me monta sur le bras gauche, qui était éloigné de mon corps. Son dessein était de me sauter à la gorge ou à la figure ; je le voyais au regard avide qu’il lançait tour à tour sur mon cou et sur ma face, et malgré l’horreur que je ressentais, il m’était impossible de le repousser. Aucun de mes muscles ne voulait m’obéir ; c’était tout naturel puisque j’étais noyé. « Ah ! le voilà sur ma poitrine… à ma gorge… il va m’étrangler !… »

Je m’éveillai en poussant un cri, et en me dressant avec force ; je me serais trouvé debout s’il y avait eu assez d’élévation pour le permettre ; j’allai donner de la tête contre les douelles de mon tonneau, et je retombai sur ma couche, où il me fallut quelques instants pour rappeler mes esprits.