À fond de cale/37

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Traduction par Henriette Loreau.
Hachette (p. 224-228).


CHAPITRE XXXVII

Réflexions


Oui, c’était bien un rat ; le monstre ne me permit pas d’en douter ; je l’avais reconnu à son poil fin et soyeux, dès que mes doigts l’avaient saisi, et l’affreuse créature s’empressa de confirmer ce témoignage ; je n’avais pas eu le temps de rouvrir la main, que ses dents aiguës m’avaient traversé le pouce de part en part, et que son cri perçant m’avait rempli d’effroi.

Je lançai l’horrible bête à l’autre bout de ma cellule, je me blottis dans le coin opposé, afin de m’éloigner le plus possible de cet odieux visiteur, et j’écoutai, tout palpitant, s’il avait pris la fuite. Je l’entendis rien, d’où je conclus qu’il s’était caché dans son trou ; il était sans doute aussi effrayé que moi, bien que ce fut difficile, et je crois même que de nous deux, c’était lui qui avait éprouvé le moins de terreur ; la preuve, c’est qu’il avait pensé à me mordre, tandis que j’avais perdu toute ma présence d’esprit.

Dans ce combat rapide, c’était mon adversaire qui avait eu la victoire. À l’effroi qu’il m’avait causé, se joignait une blessure qui devenait de plus en plus douloureuse, et par où coulait mon sang.

J’aurais encore supporté ma défaite avec calme, en dépit de la douleur ; mais ce qui me préoccupait, c’était de savoir si l’affreuse bête avait fui pour toujours, ou si, restant dans le voisinage, elle reviendrait à l’assaut.

L’idée qu’elle allait reparaître, furieuse qu’on l’eût arrêtée dans sa course, et enhardie par le succès, me causait un malaise indicible.

Cela vous étonne mais rien n’était plus vrai. Les rats m’ont toujours inspiré une profonde antipathie, je pourrais dire une peur instinctive. Ce sentiment était alors dans toute sa force ; et bien que, depuis cette époque, je me sois trouvé en face d’animaux beaucoup plus redoutables, je ne me souviens pas d’avoir éprouvé une terreur pareille à celle que j’ai ressentie au contact du rat. Dans cette occasion, la crainte est mêlée de dégoût ; cette crainte elle-même n’est pas dépourvue de sens : je connais bon nombre de cas authentiques où les rats ont attaqué des enfants, voire des hommes ; et il est avéré que des blessés, des infirmes ou des vieillards ont été dévorés par ces hideux omnivores.

J’avais entendu raconter beaucoup de ces histoires dans mon enfance, et il était naturel qu’elles me revinssent à l’esprit au moment dont nous nous occupons. Je me souvenais de tous leurs détails, et ce n’était pas de la crainte, mais de la terreur que j’éprouvais. Il faut dire que celui dont je parle était l’un des rats les plus énormes qu’on pût trouver ; je suis certain qu’il était aussi gros qu’un chat parvenu à moitié de sa croissance.

Dès que je fus un peu revenu de ma première émotion, je déchirai une petite bande de ma chemise pour en envelopper mon pouce. Il avait suffi de quelques minutes pour que la blessure me fît énormément souffrir ; car la dent du rat n’est guère moins venimeuse que la queue du scorpion.

Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’après cet épisode, il ne fut plus question de sommeil. Vers le matin je m’assoupis un instant, mais pour retomber dans le plus affreux cauchemar, où j’étais saisi à la gorge tantôt par un rat, tantôt par un crabe, dont les dents ou les pinces me réveillaient en sursaut.

Pendant tout le temps que je ne dormais pas, j’écoutais si l’ignoble bête faisait mine de revenir ; mais elle ne donna aucun signe de sa présence pendant tout le reste de la nuit. Peut-être l’avais-je serrée plus fort que je ne croyais, et il était possible que cet empoignement héroïque suffît à l’éloigner de ma personne. J’en acceptai l’augure ; et ce fut bien heureux pour moi que cet espoir me soutint, car, sans lui, j’aurais été longtemps sans dormir.

Il n’était plus besoin de chercher ce qu’était devenu mon biscuit ; la présence du rongeur l’expliquait à merveille, ainsi que les ravages causés à ma bottine, et dont j’avais accusé la souris avec tant d’injustice. Le rat, pendant quelque temps, s’était donc repu autour de moi sans que j’en eusse connaissance.

Je n’avais plus qu’une seule et unique pensée : comment faire pour empêcher l’ennemi de revenir ? Comment s’emparer de lui, ou tout au moins l’éloigner ? J’aurais donné deux ans de mon existence pour avoir une ratière, un piége quelconque ; mais puisque personne ne pouvait me fournir ce précieux engin, c’était à moi d’inventer quelque chose qui pût me délivrer de mon odieux voisinage. J’emploie ce mot à dessein, car j’étais persuadé que le rat n’était pas loin de ma cabine ; peut-être avait-il son repaire à un mètre de ma couche ; il logeait probablement sous la caisse de biscuit.

Toutefois, j’avais beau me mettre l’esprit à la torture, je ne trouvais pas le moyen de m’emparer de l’animal. Certes il était possible de le saisir de nouveau, en supposant qu’il revînt grimper sur moi ; mais je n’étais pas d’humeur à le retrouver sous ma main. Je savais qu’en s’enfuyant il avait passé entre les deux tonneaux ; je supposai que s’il devait revenir, ce serait par la même route ; et il me sembla qu’en bouchant tous les autres passages, ce qui m’était facile avec mon étoffe de laine, il repasserait nécessairement par l’unique ouverture que je lui aurais ménagée. Une fois qu’il serait entré, je fermerais cette dernière issue, et mon rat se trouverait pris comme dans une souricière. Mais quelle sotte position pour moi ! Je serais dans le même piége que le rat, et ne pourrais en finir avec lui que par un combat corps à corps. Le résultat de la lutte ne faisait pas l’ombre d’un doute ; j’étais bien assez vigoureux pour étouffer la bête ; mais au prix de combien de morsures ? et celle que j’avais déjà me dégoûtait de l’entreprise.

Comment alors se passer de piége ? telle était la question que je m’adressais au lieu de dormir ; car la peur du rat m’empêchait de fermer l’œil.

J’y avais pensé toute la nuit, lorsque, n’en pouvant plus, je retombai dans cet assoupissement qui tient le milieu entre la veille et le sommeil ; et je refis les plus mauvais rêves, sans que rien me suggérât une idée quelconque pour me débarrasser de l’ignoble bête qui me causait tant d’effroi.