À genoux/La Minute bonne

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Alphonse Lemerre (p. 29-30).
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IX

LA MINUTE BONNE


 
Je ne lui parlais pas quand elle vint me tendre
Ses lèvres à baiser, presqu’au dernier moment.
On eût dit que la Nuit seule pouvait entendre

Nos cœurs qui se brisaient à chaque battement,
Et garder au fond d’elle et ne jamais redire
Le chant que nos baisers sonnaient éperdûment.

Pâle, en proie à l’extase immense du délire,
Ma bouche sur la sienne et mes yeux sur ses yeux,
Je la pris dans mes bras comme on prend une lyre.


C’est l’amour qui nous fait semblables à des dieux.
Le baiser ne meurt pas sur la bouche ; il y creuse
Pour des jours éternels un sillon glorieux.

Je ne troublerai pas cette minute heureuse
Par l’évocation des souvenirs perdus.
Mais je veux en combler mon âme douloureuse,

Pour que sur tant de jours dont nous fûmes mordus,
Ô cher cœur ! elle vive et brille et plane encore,
Comme sur un gibet surchargé de pendus

Et d’horribles corbeaux inassouvis, l’aurore.