À l’œil (recueil)/L’Arcol

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À l’œilFlammarion (p. 136-140).


L’ARCOL


Pauvre vieux !

Quand je pense que j’ai été un peu cause de sa mort, cette idée me serre le cœur.

Et pourtant, je me dis que s’il n’était pas mort de ça, il serait mort d’autre chose, et puis qu’un peu plus tôt, un peu plus tard… C’était un doux vieillard, très contemplatif et infiniment ivrogne.

— Dès que j’ai deux sous, avouait-il de la meilleure grâce du monde, c’est pour me f…re deux sous d’arcol dans le ventre.

Il avait été autrefois dans une gentille situation.

Petit fermier aisé, il s’était marié avec une jeune et jolie paysanne qu’il avait bien aimée, mais… l’arcol !…

Tout y passa, sa ferme, ses écus, la dot de sa femme.

— J’étais pas fait pour cultiver la terre, disait-il ; ce qu’il m’aurait fallu à moi, c’est la .

Et c’était peut-être vrai.

J’ai souvent rencontré, dans mon pays normand, des campagnards aux yeux bleus qui n’aimaient pas la Terre et qui se sentaient tourmentés par des aspirations de haute-mer, sans doute quelques gouttes de vieux sang de corsaire scandinave qui battaient dans leurs artères.

Quand il fut au bout de ses ressources, il vint à la ville et se fit pêcheur à la boudequèvre.

La boudequèvre (je ne suis pas sûr de l’orthographe) est un grand filet tendu sur deux longs bâtons qu’on pousse devant soi en marchant dans le flot.

La marée faite, il vendait son petit lot de crevettes, achetait d’invraisemblables quantités de genièvre, de cet affreux genièvre dont les ports de mer semblent avoir le monopole, et il était content.

Mais, avec l’âge, arrivèrent les rhumatismes, et la boudequèvre lui devint impraticable.

C’est à cette époque que je le connus.

Il s’était installé marchand de sable.

Un vieux camarade à lui, charron d’un village voisin, lui fabriqua à crédit une brouette.

Dieu ! la belle brouette !

Grande, large, solide, roulant bien, portant sans se plaindre les charges les plus considérables, c’était une maîtresse brouette.

Aussi, comme il l’aimait !

Pour la préserver de l’humidité, il l’avait soigneusement badigeonnée de coaltar, puis, la trouvant trop triste, il la peignit en bleu.

Le bleu n’était pas, sans doute, assez solide, car, à la première averse, il disparut complètement.

Alors le père Grapinel (on l’appelait ainsi, et je n’ai jamais su si c’était un surnom) eut une idée de génie. Il ramassa sur la grève toutes les boîtes de sardines qui s’y trouvaient, les découpa et en cloua les morceaux sur son cher véhicule.

Pas un centimètre carré qui ne fût recouvert du précieux métal.

Comme elle était toujours méticuleusement récurée, elle semblait une brouette d’argent, et bien des étrangers en furent éblouis.

Avec deux ou trois voyages de sable, sa journée était faite. D’autant plus que ses frais n’étaient pas considérables.

Pas de loyer, par exemple. L’Administration lui avait généreusement abandonné une vieille cabane de douanier creusée dans la falaise.

Il avait orné son domicile comme il avait paré sa brouette. Toutes les boîtes de sardines qu’on mangea dans le pays pendant un an y passèrent.

Quand le soleil tapait sur la falaise, on voyait sa petite maison à trois lieux en mer, et bien des navigateurs qui passaient au large crurent à un nouveau système de phares diurnes.

À part sa passion pour l’arcol et pour sa brouette, il éprouvait une troisième idolâtrie, celle des roses mousseuses.

Ce vieux bohème dépenaillé, sordide, ne sortait jamais sans un petit bouquet de roses mousseuses à sa boutonnière.

Il les cultivait amoureusement autour de sa petite hutte, et je me rappelle encore son désespoir un jour qu’une grosse marée d’équinoxe lui enleva ses plantations.

Une nuit que nous revenions du Havre en pirogue, avec quelques camarades, nous eûmes l’idée, en passant sous la falaise de Vasouy, de réveiller Grapinel.

La mer était haute et nous étions séparés de la grève par une soixantaine de mètres.

Ohé ! Grapinel ! viens-tu prendre la goutte ?

Immédiatement, nous entendîmes la vieille voix cassée de Grapinel :

— Espérez-mé ! me v’là !

L’idée de licher un peu d’arcol avait suffi pour le réveiller et nous le voyions entrer dans le flot, comme au temps où il allait à la boudequèvre.

Tout grelottant, il aborda la chaloupe.

Nous lui passâmes une gourde de rhum qu’il but goulûment jusqu’au bout.

— Bonsoir Grapinel.

Il nous remercia et reprit la direction de la falaise.

De quelques coups d’aviron, nous le perdîmes de vue.

Le lendemain, on retrouva son cadavre à mer basse, tout envasé, un bouquet de roses mousseuses à la main.