À l’œil (recueil)/La Belle Charcutière

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À l’œilFlammarion (p. 180-184).


LA BELLE CHARCUTIÈRE


Depuis cette malencontreuse histoire, je ne puis passer devant une charcuterie sans éprouver un serrement de cœur et une angoisse de regret.

C’était en… Je ne me souviens plus de l’année, mais, vous rappelez-vous la grève des cochers ? C’était à cette époque-là.

Je l’avais remarquée, un jour de flânerie dans le quartier du Temple. Elle trônait à son comptoir, au milieu des jambons, des cervelas en guirlandes, des gelées que le passage des omnibus faisait trembloter.

On peut dire qu’elle trônait, car vraiment on l’aurait prise pour une reine avec sa belle tête impassible et raisonnable, son front d’ivoire sur lequel s’abattaient deux bandeaux lisses de cheveux noirs. Les cils, également noirs, mettaient à ses yeux énormes de Junon un voile troublant.

Sur sa face admirable, blanche et noire, tranchait violemment la bouche très forte et très rouge. Cette pourpre jetait là comme une fanfare de belle santé et de volupté robuste.

La première fois que je la vis, je m’arrêtai cloué devant la vitre de la boutique.

Un client entra. Elle se leva pour le servir. Je vis qu’elle était grande et adorablement faite, un peu grêle peut-être. Debout, elle paraissait plus jeune qu’étant assise. Moins de vingt ans.

Le lendemain, étant revenu flâner par là, je me décidai à entrer. Le motif fut un saucisson qu’elle me servit avec une grâce charmante et sérieuse.

Et j’y revins tous les jours.

J’entrais, j’achetais des charcuteries variées que je distribuais ensuite à des petits apprentis du quartier.

Devant elle, sur le marbre du comptoir, s’étalaient les assiettes et les terrines. J’admirais sa merveilleuse habileté à trancher, d’un coup net de son couteau, le poids juste, un quart, un demi-quart.

J’avais remarqué que le comestible le plus éloigné était la hure aux pistaches. Quand on lui en demandait, elle se penchait, et alors on pouvait admirer sa taille souple comme un osier. Son cou, d’une blancheur de crème, s’allongeait, émergeant de son petit col plat qui paraissait blafard auprès de cette belle chair.

C’était toujours de la hure aux pistaches que je désirais. Et souvent, pour voir un peu plus de son cou, j’éloignais d’elle l’assiette à la hure, pendant qu’elle servait un client préalable.

Une fois même, je posais la hure tout au bord du comptoir. Elle fut obligée de se pencher et de tendre le cou très en avant, si bien que j’aperçus un affolant petit signe noir, une mouche dans du lait.

Un jour, je n’osai plus rentrer dans sa boutique (les amoureux sincères ont parfois de ces timidités brusques).

Je me contentai de passer et de repasser.

Et puis je n’osai même plus passer.

Il me semblait que les gens du quartier, les sergents de ville m’avaient remarqué et me montraient au doigt.

Un matin, — je me souviendrai toujours que c’était un dimanche matin, — j’eus une idée géniale.

Les cochers venant de se mettre en grève, les compagnies avaient fait appel aux jeunes gens sans ouvrage et sachant conduire pour remplacer les grévistes.

Je me présentai.

Après un examen des plus sommaires, on me confia un fiacre qui semblait une ancienne berline d’émigré, traînée par un cheval évadé de l’Apocalypse.

Au petit trot — était-ce bien un petit trot que cette bizarre allure ? — nous nous amenâmes, le sapin, le carcan et moi devant la boutique où régnait mon idole.

Au moins, maintenant, j’avais un prétexte pour stationner sur le trottoir.

Je me donnais des airs de cocher indifférent, de cocher à l’heure qui attend son client.

C’était un moment de presse. Les clients entraient, sortaient sans interruption, emportant leur marchandise soigneusement pour ne pas perdre la gelée.

Elle, debout, active, toujours sérieuse, débitait les comestibles sans jamais se tromper sur le poids ou sur la monnaie.

J’étais tout au charme de ce spectacle, quand soudain je songeai à ma situation de jeune cocher.

Je me retournai… Plus de berline ! Plus de canasson ! Envolés, disparus !

Deux sergents de ville passaient.

Je leur racontai ma mésaventure.

Un attroupement se forma immédiatement. La foule prit une joie extrême à cet incident. Des gavroches, peut-être ceux que j’avais récemment gorgés de hure aux pistaches, me huèrent férocement.

Comme je devais avoir l’air bête !

Mais ma confusion ne connut plus de bornes quand j’aperçus, sur la porte de sa boutique, ma belle charcutière elle-même riant de toute la nacre de ses dents superbes.

Dieu, qu’elle s’amusait !

Je ne suis jamais revenu dans ce quartier-là.