À l’œil (recueil)/La Fusible esthétique

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À l’œilFlammarion (p. 96-99).


LA FUSIBLE ESTHÉTIQUE


Il y a des personnes sur terre auxquelles, point comme à d’autres, arrivent les plus saugrenues aventures.

Et la plus terrible, dans leur cas, c’est que, loin de songer à plaindre les pauvres gens, tout le monde s’accorde à rire de leurs mistoufles.

Nous ne voulons pas d’autres preuves de ce fait que l’extraordinaire communication qu’on vient de me remettre à l’instant, et que je m’empresse de transcrire ici :


« Cher monsieur et avisé maître,

« Permettez à l’un de vos plus vieux lecteurs (bien qu’homme jeune encore), de s’adresser à votre universelle compétence pour le tirer d’une situation dans laquelle le pénible le dispute cruellement à l’absurde.

« Sachant le prix de vos moindres minutes, j’aborde sans plus tarder les faits :

« Au mois de décembre dernier, me trouvant à Vienne (Autriche), je tombai amoureux d’une jeune fille point extrêmement jolie, mais dont les lignes corporelles, comme dit Paul Adam, m’affriolèrent vite, tant leur pur dessin renfermait d’exquises rotondités.

« J’eus bientôt fait de l’épouser.

« Êtres, tous les deux, de culture et de rêve, nous voilà partis, afin d’y accomplir notre lune de miel vers les fjords Scandinaves et les forêts de Finlande.

« Six mois, monsieur, six mois qu’elle dura notre lune de miel !

« C’est assez vous dire le point auquel les rotondités de ma chère petite Viennoise avaient peu cessé de me plaire.

« Mais, ainsi que les meilleures plaisanteries, les lunes de miel doivent connaître des limites, et, hier, mon pauvre monsieur, nous débarquions, ma femme et moi, à Paris.

« Malgré la chaleur qui torréfiait la capitale, nous passâmes notre journée en promenades, et, le soir, nous ne tremblâmes même pas devant une soirée au théâtre.

« Je ne tardai point à regretter cette folie, car, dès le premier entr’acte, je constatai que les traits de ma petite femme, incommodée sans doute par la chaleur, se tiraient, se tiraient si bien, ou plutôt si mal, qu’à la fin du spectacle la pauvre était absolument méconnaissable.

« Nous rentrâmes vite.

« Malgré sa résistance, je tins à déshabiller moi-même la chérie !

« Ah ! monsieur, si vous aviez vu !…

« Sa gorge, sa superbe gorge, réduite au néant !

« Ses seins, ses merveilleux seins, deux galettes !

« Ses bras, ses bras splendides, maintenant tringles !

« Un squelette quoi !

« Poursuivant mon déshabillement, crût encore ma stupeur.

« Ses cuisses divines, ses impeccables mollets, ses chevilles de duchesse, ses pieds cendrillonesques, en quel état, grand Dieu !

« Tout cela devenu comme la proie de l’éléphantiasis !

« Je croyais rêver !

« Toute couverte de honte, noyée de pleurs, mon désormais monstre d’épouse me donnait le mot de l’énigme.

« Vous souvenez-vous, cher monsieur et avisé maître, de la découverte faite récemment par un médecin de Vienne et que votre collaborateur Émile Gautier signala dans le Journal[1].

« Voilà, cher monsieur, ce que nous appellerons, si vous le voulez bien, un sport d’hiver.

« Mais l’été, quel désastre !

« Et surtout quel ridicule !

« J’implore, ô maître secourable, le secours de votre génie, etc., etc., etc., et vous prie, etc., etc.

« Celui qui… etc., etc.

» Machin Schwett. »


Je ne vois qu’une ressource, mon cher monsieur, entreprendre la découverte du Pôle Nord et de vous y fixer.

Là, vous n’aurez plus, d’un pouce artiste, qu’à remodeler votre femme selon votre goût.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est égal, si le médecin viennois, au lieu de vaseline, employait le ciment Portland, de telles mésaventures ne seraient pas à craindre.


  1. Rigoureusement exact d’ailleurs. Notre savant autrichien aurait trouvé le moyen de corriger certaines imperfections de la forme humaine en injectant tout bonnement, entre cuir et chair, plus ou moins de vaseline selon cavités à combler ou rotondités à conquérir.
    La vaseline pure étant corps neutre et imputrescible, son introduction dans l’organisme humain n’offre aucun danger pour la santé de la personne ainsi retapée dans son esthétique.