À l’œuvre et à l’épreuve/32
XXXII
au bourg d’Ossossané.
Mai 1638.
Ceux qui prêchent la religion du Crucifié doivent s’attendre à des croix de toutes sortes. Nous en faisons chaque jour l’expérience, chère sœur, et cette année a été rude à traverser.
Dans ma dernière lettre, je vous disais qu’une épidémie ravageait le pays. Cette maladie, jusqu’ici inconnue, s’est répandue partout. Elle a emporté des bourgades entières, entre autres celle d’Ihonatiria où nous demeurions, et nos Hurons sont convaincus que les Robes-Noires sont la cause de tous leurs maux.
Ces pauvres sauvages ! Les plus intelligents ne peuvent comprendre le motif qui nous a fait quitter la France pour venir nous établir parmi eux. Ils voient que nous ne cherchons pas notre profit, que nous nous consumons de travaux et de fatigues. Comprenant qu’il faut que nous ayons en vue quelque chose de grand, ils concluent que nous voulons nous emparer de leur pays après les avoir fait mourir.
Dans tous les villages, on a allumé les feux du conseil afin d’aviser aux meilleurs moyens à prendre pour se défaire des Robes-Noires.
Avec quelques-uns de mes confrères, j’ai comparu à l’une de ces assemblées solennelles.
Il était huit heures du soir. Les chefs de trois nations huronnes avaient été convoqués et se tenaient mornes et abattus, chaque côté de la cabane éclairée par les feux du conseil.
Le coup d’œil était vraiment lugubre.
Après le grand silence prescrit par le cérémonial, chaque capitaine se leva à son tour, pour déposer contre nous et, avec de profonds gémissements, fit le dénombrement de ses malades et de ses morts.
Le P. de Brébeuf demanda la permission de prendre la parole et parla avec cette mâle assurance qui se fait écouter partout. Comme vous pensez, il n’eut pas de peine à renverser les accusations, par des raisons auxquelles personne ne put répondre.
Mais les chefs ne continuèrent pas moins à nous presser de produire l’étoffe ensorcelée. Comme nous quittions le conseil, un sauvage de taille athlétique tomba frappé d’un coup de hache :
— Est-ce à moi que ce coup était destiné ? demanda le P. de Brébeuf, qui crut que dans l’obscurité l’assassin s’était trompé.
— Non, répondit celui-ci. Tu peux passer : lui était un sorcier, toi tu ne l’es pas.
Dans un pays où le premier venu a le droit de se défaire des sorciers, c’est vraiment un miracle que nous n’ayons pas péri mille fois.
Il est vrai, on a mis le feu à notre cabane ; on est entré chez nous, la hache à la main, pour nous mettre en pièces ; on a déchargé de furieux coups sur l’un de nous, pour l’empêcher de conférer le baptême ; on a maintes fois résolu notre mort, dans les assemblées publiques : mais Dieu merci, nous sommes tous vivants et en bonne santé.
Malgré les menaces et les rebuts, nous visitons toutes les cabanes.
Ordinairement, dans chacune, il y a cinq ou six feux et deux familles à chaque feu. Quand à travers la flamme et la fumée, on aperçoit ces malades hideux et farouches, on a presque une petite image de l’enfer.
Hélas ! bien souvent ces malheureux refusent de nous écouter. Il y en a qui s’enveloppent le visage, pour ne pas nous voir ; d’autres qui nous accusent, en face, d’être la cause de leurs souffrances.
Des secours réguliers ont été organisés.
Il y en a parmi nous qui sont chargés de plus de quarante cabanes, et pour faire son devoir, il faut y aller plus souvent que tous les jours, car Dieu a ses élus parmi ses misérables.
Sans parler des enfants mourants que nous baptisons presque tous, il arrive souvent qu’un malade ouvre les yeux à la lumière de la foi. Oh Gisèle, quelle joie de le baptiser et de le voir mourir !… Dites-moi, avez-vous jamais songé aux étonnements, à la foudroyante ivresse d’un pauvre sauvage qui passe de l’extrémité de la misère aux splendeurs du paradis ?
Après avoir vu mourir l’un de ces heureux prédestinés, sortant de ces taudis enfumés qu’on ne peut traverser sans être couverts d’ordure et de suie, combien de fois je me suis arrêté ravi de joie, à regarder le ciel.
Cette pensée, de l’éternel bonheur que nous leur donnons, charme toutes les fatigues, toutes les souffrances.
Plût à Dieu, qu’en souffrant mille fois davantage, nous pussions les sauver tous !
Quand on n’ignore pas tout à fait la valeur des âmes, les voir se perdre, voilà la grande souffrance, la vraie douleur.
La conversion des Hurons présente de formidables obstacles.
Pour faire accepter à ces cannibales la douceur de l’Évangile, pour les arracher à leurs grossières superstitions, à leurs plaisirs infâmes, il faudra bien du temps, bien de la patience. Mais nous sommes tous pleins de courage. Comme dit le P. Supérieur, avant de finir, il faut commencer.
Le P. de Brébeuf, le P. Le Mercier et le P. Ragueneau sont ici avec moi. Les autres sont à Saint-Joseph de Tenaustayaé — bourg fort considérable.
Ossossané est aussi un grand village — beaucoup plus important qu’Ihonatiria. C’est même en quelque sorte une capitale, car les traités du pays se concluent ici et, tous les dix ans, les indigènes y célèbrent la fête des morts, la plus grande de leurs solennités.
Ossossané que les Français nomment La Rochelle, occupe un très beau site. La forêt qui l’entoure, toute de pins et de sapins, descend jusqu’aux bords de la mer douce.
Sur un petit promontoire, à une portée de mousquet du bourg, s’élève la chapelle consacrée à l’Immaculée. Car ici, à côté de notre cabane d’écorce, nous avons une chapelle, une vraie chapelle, toute en planches, bâtie par les ouvriers français montés de Québec. Elle mesure trente pieds de long sur seize de large et vingt-quatre de haut. La charpente en est fort gracieuse.
Nous avons maintenant ici une soixantaine de chrétiens.
Par les plus grands froids, le dimanche matin, nous les voyons tous arriver, à peine vêtus.
Pour qu’ils ne souffrent pas trop, on entretient dans la chapelle des chaudières pleines de braise.
C’est un charme de les voir se mettre gauchement à genoux, faire leurs prières à haute voix, devant le saint-sacrement et communier pêle-mêle avec nos ouvriers. Des larmes de joie mouillent souvent mes yeux. L’apostolat, c’est déjà le paradis. Ne me plaignez pas trop…
La condition des missionnaires est au-dessus de la condition des bienheureux. Croyez-moi, les harmonies du ciel ne sont pas si douces à entendre que la voix d’un pauvre sauvage qui dit : Je crois en Jésus-Christ Notre-Seigneur.