À l’Auteur des Chansons des Rues et des Bois

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…voici un poème que Charles Beltjens avait dédié, en 1866, à Victor Hugo, alors en exil. Nous le faisons précéder de la lettre de remerciement adressée à notre ami par l’auteur des Chansons des Rues et des Bois.


Hauteville House. — 14 Avril 1866.


J’ai bien tardé, Monsieur, à vous répondre. Depuis six semaines, je n’ai pas eu un instant à moi.

J’ai lu et relu plus d’une fois vos strophes charmantes et fortes, et votre noble lettre. Je ne saurais vous dire à quel point votre sympathie me touche ; vos effusions éloquentes font éclater toute la dignité d’une âme dévouée au progrès et à l’idéal. Vous êtes un des guides naturels de la légion des jeunes esprits ; il y a en vous le poète, l’artiste, le philosophe et l’athlète. L’athlète est nécessaire en nos temps de lutte. À force d’aimer, il faut combattre. L’homme juste doit se doubler de l’homme fort. Il peut venir un jour et une heure où le grand cri de l’humanité : Au secours ! devra nous faire tous courir aux armes. Il nous reste à livrer la dernière guerre. De cette convulsion suprême sortira la Paix.

Vous avez la vraie énergie, celle qui sait sourire. Votre poème sur les Chansons des Rues et des Bois est d’une grâce gaie et vive, et ce livre est admirablement compris par vous. Vous sentez qu’il est d’un bout à l’autre un hymne d’égalité. Les Bois comme les Rues sont pleins de la promiscuité sublime qui est la vie ; la fraternité des arbres couvre une démocratie tout comme la fraternité des toits. La nature est la grande République. Quelques républicains, à ce qu’il paraît, n’ont pas compris les Chansons des Rues et des Bois. La vieille école classique aristocratique engourdit encore sous sa routine beaucoup d’esprits, même parmi ceux qui se croient démocrates.

Je n’en sens que plus vivement la ferme et vaillante initiative d’une âme comme la vôtre, et, dans mon applaudissement à votre noble poésie, c’est un remerciement que je vous envoie.

Votre ami,
Victor Hugo.


À l’Auteur des Chansons des Rues et des Bois.

Pourquoi venir, quand dans les Rues
Novembre, au front de parchemin,
Nous défend de bayer aux grues.
Cigare aux lèvres, canne en main ?

Quand de l’hiver dans le bocage
On voit courir les noirs frissons,
Ô maître, pourquoi de leur cage
Laisser s’envoler tes chansons ?


Quand l’hirondelle s’est enfuie,
Quand le soleil d’un air narquois
Voit s’estomper au parapluie
Les flèches d’or de son carquois,

Au ciel brumeux quand les chouettes
Disent : bravo ! — pourquoi lâcher
Ces jeunes sœurs des alouettes ?
Tout le printemps va se fâcher.


Tu fais la concurrence aux roses.
— Narguant l’hiver qui nous surprit,
Tu fais voir aux cuistres moroses
Que le génie a de l’esprit.

Quand la Saint-Martin fait naufrage.
Quand dans les bois que nous aimons
Messieurs les aquilons font rage,
Et que nos Saints font des sermons ;

Quand du sommet des Alpes blanches
L’hiver brutal met au concours,
Pour les autans, les avalanches,
Et pour nos Solons, les discours ;

Quand les gamins joyeux, prospères.
Pour les coups qu’ils vont échangeant
Choisissent la neige, et leurs pères
Le fer, le plomb et de l’argent ;


Quand, plus bête qu’un veau qui tète,
Brutus dans l’ombre se tient coi ;
Quand on se casse encor la tête.
Sans qu’on nous dise au moins pourquoi ;

Quand l’Âne chargé de reliques
Se sent tout fier sous ses paniers
D’avoir sur les places publiques
Le droit de braire ses âniers ;

Quand le bourgeois, turbot étrange,
Admis à dire son avis
Sur la sauce dont on l’arrange,
Veut que ses conseils soient suivis ;

Quand toujours le peuple-grenouille
S’enroue à quémander des rois ;
Quand Hercule change en quenouille
Sa massue aux puissants effrois,


Et comme un lâche, aux pieds d’Omphale,
En souillant de pleurs pénitents
Sa peau de lion triomphale,
File un linceul pour les Titans ;

Quand la gloire de mal en pire
Tombe et s’achève en carnaval ;
Quand les grands hommes de l’empire
Sont éclipsés par un cheval ;

Quand la France assiste au scandale
D’une querelle d’Allemands
Sur l’amputation caudale
Des renards gascons et normands ;


Quand le bon sens se met en grève
Comme ses cochers mal appris,
Toi, tu nous dis : « Faisons un rêve.
Loin de Londres, loin de Paris,

Loin des réalités amères,
Des temples et des parlements.
Vers l’Eldorado des chimères,
Des poètes et des amants.


Faisons sans tambour ni trompette
Une excursion dans le Bleu. » —
Au premier coup de ta baguette,
Voilà l’idylle au coin du feu.

À ton caprice obéissante
Comme Ariel à Prospéro,
File accourt joyeuse et dansante
Au doux refrain d’un boléro.

Elle arrive droit de Sicile,
Sans crinoline et sans volants :
Être à la mode est difficile.
Quand on a dormi deux mille ans.

Ève vêtue en Andalouse
Ainsi qu’on la rêve à vingt ans.
De son regard l’aube est jalouse.
De son sourire le printemps


De nos chambres son frais visage
Emplit d’aurore l’horizon ;
Le mur se change en paysage
Et le plancher devient gazon.

Et nous voilà dans les prairies,
Nous voilà dans les verts buissons,
Dans les vergers, cages fleuries
Des gais bouvreuils et des pinsons.

Le jour s’éveille, le coq sonne
La diane au nouveau printemps ;
La blancheur des cygnes frissonne
Sur l’émeraude des étangs.

Un tumulte emplit la campagne,
Dans les prés hennit le poulain ;
La voix des grands bœufs accompagne
La vive chanson du moulin.


La grande ivresse qui commence
Coule dans l’onde des ruisseaux.
On entend dans l’azur immense
Vagir d’invisibles berceaux.

Les grands bois sont pleins de murmures,
Soupirs, baisers, bruits alarmants ;
On voit faire aux jeunes ramures
Je ne sais quels gestes charmants.

Vive la grande République,
Où, sans faire ombrage à Caton,
Le poète, roi sans réplique,
Est citoyen, malgré Platon !


Vive l’école buissonnière !
Vive la Bible où tout sourit,
La vulgate qu’à sa manière
Dieu dicte au Soleil qui l’écrit !

Ce n’est de l’hébreu pour personne ;
Pour la comprendre aimer suffit.
Ce qu’on y sème on le moissonne,
Comme toujours cela se fit.


L’amant la murmure à l’amante ;
Le rossignol tendre et moqueur
Pour les chouettes la commente,
Et la rose la sait par cœur.

Et l’abeille qui l’analyse
Trouve en son teste plus de miel
Que tous les cuistres de l’Église
N’en n’ont jamais tiré de fiel.

L’Étoile du malin paraphe
Son énigme au noir guet-apens ;
L’aigle en corrige l’orthographe
Gâchée un peu par les serpents.

Les plus doux fruits, très-peu rebelles,
À dents que veux-tu sont mordus,
Pourvu que les bouches soient belles,
Les poisons seuls sont défendus,


Mais non pas l’arbre de science.
Quand de sa pomme, heureux effet,
On a chargé sa conscience,
On sait du moins ce que l’on fait.

On lit sa genèse fleurie
Sans s’exposer au mal de dents :
Le blanc pommier de la prairie
En sait plus long que les pédants.

Le Ciel en vivants caractères
Y manifeste ses desseins ;
Les nids y cachent des mystères
Fort embarrassants pour les Saints.

La jeune Ève fière et candide,
Nue avec ses seins enchanteurs,
Défie en sa beauté splendide
Tous les mouchoirs des imposteurs.


Que Tartufe se scandalise
En sa pudeur de philistin !
Dieu seul est maître en son église.
Et ne veut pas de sacristain.

Avec les clartés sidérales
Que fait Vénus à l’horizon
Quel cierge de leurs cathédrales
Soutiendrait la comparaison ?

L’aurore en sa robe irisée
Donne aux blés verts dans les sillons
L’asperges me de la rosée
Sans le secours du goupillon.


Et le lac pur où l’hirondelle
Joue au milieu des nénufars.
Est un miroir assez fidèle
Pour faire enrager les cafards.

Mais leur plus funeste anathème
N’y ferait pas plier un jonc.
Qu’ils aillent donc parler baptême
Au canard qui fait le plongeon !


Il s’en passe, comme Aphrodite.
Elle y perdrait tout son latin,
Cette nature tant maudite
Que Dieu bénit chaque matin,

Et qui, malgré tout virginale,
Toujours s’obstine à refleurir,
Dans l’impénitence finale
De ne jamais vouloir mourir.

Sa beauté, qui toujours surnage,
Rit du déluge et du destin ;
Le noir tocsin du moyen-âge
Devient son urne de festin.

Au Titan qui demande à boire,
À Prométhée, au fier proscrit,
Elle élève ce grand ciboire
Tout plein du sang de Jésus-Christ.


Les Dieux s’en vont, race malade.
Sur tous ces immortels défunts
Elle achève son escalade
Dans les rayons, dans les parfums.

De joie et d’amour couronnée,
Malgré tyrans, vautours, corbeaux,
Elle va montant vers l’hyménée
Dont les astres sont les flambeaux.

C’est la croisade universelle :
De chaque fleur sort un aveu ;
Dans l’ombre où la clarté ruisselle
Tous les nids chantent : Dieu le veut !

Puisque la nature est faite,
Je daigne, modeste embryon,
Demander ma place à sa fête
Et je bois à l’amphytrion.


Ô Maître, gloire à tes soixante !
Ton chemin fut bien âpre, mais
Jeunesse à ce point florissante
Et si belle vit-on jamais ?

Pour saluer la primevère.
Quand les grands bois te reverront,
Tout le monde aura l’air sévère,
Tous les oiseaux te siffleront.

L’alouette dira : « C’est lâche,
On finira par nous manger ».
L’hirondelle : « C’était relâche,
Je voyageais à l’étranger ».


Le rossignol : « J’avais la mue.
Connaissez vous cet intrigant ? »
Et sur l’air du pied qui remue
Le merle dira : « Ce brigand ! »

Prends garde au merle, oiseau frivole
Qui prend les choses à rebours ;
Souvent son esprit, quand il vole,
Laisse tomber des calembours.


Maître, prends garde à la chicane :
On complote au bois de Meudon.
Déjà le moineau franc ricane :
Je sais qui sera le dindon.

Est-ce permis, dit le grand chêne, —
Tandis qu’à travers les vallons
La froide brise se déchaîne, —
De colporter dans les salons

Tous les parfums de mes pelouses,
Et, quoiqu’habile à me choyer,
De rendre mes branches jalouses
Des bûches qu’on jette au foyer !

La Belle au bois s’éveille en songe
Et fait la moue à Cendrillon ;
La cigale crie au mensonge,
Et cherche querelle au grillon.


« On est en pleine décadence, »
Fait en sourdine la fourmi.
« Ayant chanté, ce grillon danse.
On ne fait plus rien à demi. »

Aux mois condamnés à la prose
Ta Muse offrant ce fin ragoût
Donne au pauvre Avril la névrose
Et la jaunisse au mois d’Août.

À l’Hippocrène de Sologne,
Voyant Novembre se griser.
Mai dit : « C’est de l’eau de Cologne. »
Et se démène à tout briser.

Il exhibe son monopole
De parfumeur accrédité
Que, sous la céleste coupole,
Il tient de toute éternité.


Juin, flairant les fraîches corbeilles
De tes quatrains, doux échansons,
D’avance avertit les abeilles,
Et murmure : « Contre-façons ! »

Dans le Moniteur du Parnasse
Lisant ta liste d’invités,
Juillet s’écrie : « Oh ! le bonasse ! »
Et roule des yeux irrités.

Août bougonne : « Quel profane !
Est-ce qu’on met sa bête au vert,
Après que le regain se fane,
À la Toussaint, en plein hiver ?

Qu’il consulte un vétérinaire, —
Et sans tarder, — s’il ne veut pas
Que sa bourrique poitrinaire
S’en aille de vie à trépas.


Septembre aussi lâche sa thèse
Et dit d’un air professoral :
« Il m’a volé mon antithèse, »
Ombre et rayon, c’est immoral !

Octobre, qui remplit son verre,
En riant, leur propose en vain
De vider, comme Jean Sévère,
Leurs différents avec son vin.

Avec ces gens-là puisqu’en somme
On n’en aurait jamais fini ;
Puisqu’au Zodiaque on s’assomme
Comme autrefois à Hernani ;

Puisqu’il faut que je me courrouce
Pour ou contre les mécontents,
Pour ou contre la lune rousse,
Pour la pluie ou pour le beau temps ;


Puisqu’une leçon de jeunesse
Me vient d’un ancien, — aimant mieux
Le vin pur que le lait d’ânesse,
Je m’attable parmi les vieux ;

Et je jette, pour reconnaître
Ta Dictature au pays bleu,
Les almanachs par la fenêtre
Et toute la critique au feu.

Point de pitié, faiseurs d’embûches !
Tous au feu, c’est la Saint-Martin.
Mettons les bûches sur les bûches,
D’Aurevilly sur Pontmartin.

Ils sont plusieurs, là, sur ma planche,
Pour le bûcher plus d’un fagot ;
Avec Veuillot j’allume Planche,
Le Pédant avec le Cagot.


Point de péchés irrémédiables :
La flamme vous purge en entier.
Allons, flambez ! soyez bons diables,
Ceci n’est pas un bénitier.

Regardez donc ces étincelles :
Pour des martyrs c’est trop d’émoi.
Tout y passe, jusqu’aux ficelles.
Sainte Critique, éclaire-moi !

Mais là, qu’entends je ? Un pas folâtre
A retenti dans l’escalier
La bûche a tressailli dans l’âtre :
C’est ton cher esprit familier.

C’est lui ! Maintenant que m’importe
Bise ou zéphir, pluie ou beau temps,
Et que l’hiver soit à ma porte,

Lorsqu’à huit clos j’ai le printemps ?
Charles Beltjens.