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À l’Exposition des portraits des écrivains et des journalistes du siècle

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À l’Exposition des portraits des écrivains et des journalistes du siècle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 118 (p. 825-841).
A
L’EXPOSITION DES PORTRAITS
DES
ECRIVAINS ET DES JOURNALISTES DU SIECLE

On n’a pas oublié cette exposition des « Portraits du siècle » qui, voilà quelques années, sembla aux amateurs d’art et aux simples curieux d’un si vif intérêt[1]. Galeries publiques et collections privées s’étaient libéralement ouvertes. Vraiment ils étaient tous là, tous ceux qui ont leur place marquée dans l’histoire du siècle ; et de chacun d’eux l’image qu’on nous présentait était celle qui passe pour en avoir fixé les traits avec le plus de bonheur. On pouvait, à travers quelques-uns de ses plus beaux spécimens, suivre les transformations de cet art du portrait. Et on pouvait, en s’arrêtant devant ces figures dont pas une n’était indifférente, rêver et se souvenir. On passait de l’homme d’État au poète, du diplomate au capitaine, de la grande dame à la reine de théâtre. Toute la comédie du siècle, ample et variée, se ranimait évoquée par l’image des acteurs qui y tinrent les premiers rôles. — Si les organisateurs de l’exposition actuellement ouverte rue de Sèze ont espéré qu’il se ferait autour des Portraits des écrivains et des journalistes du siècle un pareil mouvement de curiosité, ils se sont bien trompés. De rares promeneurs errent et ne se coudoient pas dans les galeries étroites et trop vastes. Il faut deux fois le regretter, puisque le but que poursuivait l’Association des journalistes était en partie un but de charité.

Ce qui fait le principal défaut de cette exposition, c’en est le caractère de spécialité. Ce qui nous gêne dans cette assemblée d’écrivains et de journalistes, c’est qu’on n’y rencontre que des journalistes et qu’on ne s’y heurte qu’à des écrivains. Ce sont gens de métier, et du même métier. Si de l’un à l’autre le talent change et la façon d’écrire, encore se ressemblent-ils par ceci qu’ils se sont mêlés d’écrire et que c’est la raison pour laquelle ils sont où nous les voyons. On aspire à en découvrir un qui de sa vie n’ait tenu une plume. Mais ce souhait lui-même est tout à fait déraisonnable. Celui-ci a préféré les vers et celui-là la prose ; or, tout ce qui n’est pas vers est prose, et des heures viennent où il nous semble que prose et vers ne sont qu’une grande vanité. Celui-ci a fait des livres gais, cet autre en a fait de tristes ; livres passionnés, livres éloquens, livres spirituels, ils ont tous fait des livres, ou des articles pour le moins. On a la sensation d’être dans un milieu professionnel. On respire je ne sais quelle odeur de papier imprimé. Il semble qu’on ait voulu nous faire assister à une sorte de glorification du métier. Cela même nous met mal à l’aise et nous fait entrer en défiance. Nous sommes en garde contre tant de gens pour qui les émotions dont nous vivons, les passions dont nous souffrons, les drames où nous succombons, n’ont été que des « motifs » dont ils ont cherché la transcription littéraire.

En fait, c’est bien sous la forme d’une apothéose de la corporation qu’était apparue aux organisateurs l’idée première d’où est sortie cette exposition. L’association des journalistes avait songé d’abord à n’organiser qu’un concours de tous les journalistes. Et comme il n’est personne en ce siècle qui n’ait au moins par hasard et une fois dans sa vie collaboré à un journal, aucun écrivain ne devait manquer à l’appel. Le biais était ingénieux ; et on eût bien vu par là que tout l’effort du siècle n’a été que pour tendre au journalisme et pour y aboutir. À la vérité, de nous présenter Chateaubriand et Timothée Trimm au même titre et tous deux parce qu’ils ont écrit dans les feuilles publiques, cela aurait pu paraître un peu violent. Mais, d’autre part, ceux qui ont été uniquement des journalistes, et qui n’ont pas voulu d’autre gloire, on sait de reste qu’ils ont mis leur gloire en viager. Consultez la liste des rédacteurs des journaux qui ont eu dans leur temps le plus de vogue, aussi de véritable influence. Hoffmann, Féletz et Duvicquet, J.-T. Merle et Cauchois-Lemaire, Jouy, Étienne, Évariste Dumoulin, Chambolle et l’abbé de Pradt, hélas ! qui s’inquiète de savoir comment ils avaient le nez fait ? Il a donc fallu se résigner. On ne s’en est point tenu aux illustrations de la presse. On a accepté tout le monde. On a reçu qui s’est présenté, pourvu qu’il eût un peu d’encre aux doigts.

Nos contemporains sont venus en très grand nombre ; et parmi eux les plus inconnus ont été les plus empressés ; non que ce fût vain désir de réclame ou l’effet d’une excessive déférence à l’égard des grands ancêtres avec qui on leur assignait rendez-vous ; mais on n’est pas fâché, quand on est modeste, de figurer, ne fût-ce qu’une fois et sur un catalogue, parmi les écrivains du siècle. Quant aux morts illustres, on ne peut dire qu’on ait oublié de les convoquer. Mais, pour la plupart, comment sont-ils représentés ? Ce n’est presque jamais par le portrait le plus significatif et qui fait autorité ; on s’est contenté d’une esquisse, d’une caricature et parfois d’une photographie. Que si on voulait par hasard juger de l’importance d’un écrivain par le soin qu’on a mis à réunir les images qui nous restent de lui, et de la place qu’il tient dans l’histoire de la littérature par celle qu’il occupe dans les galeries de la rue de Sèze, on arriverait à d’étranges conclusions. On verrait par exemple que le plus grand écrivain du siècle, ç’a été Alexandre Dumas père. À la plume, au crayon, à l’aquarelle, à l’huile, dans la pierre et dans le bronze, ses traits sans cesse reproduits nous apparaissent non pas moins de dix fois. On retrouve à tous les coins sa face épanouie de bon nègre. Et à le voir on ne s’étonne ni de la nature de son œuvre, ni de l’espèce de sa réputation. Les délicats sont sévères pour lui. Ils lui reprochent qu’il ne sait pas l’histoire, et qu’il ignore le cœur humain, et qu’il n’écrit pas en français. C’est qu’en passant par la cervelle qu’abritait cette chevelure crépue, l’histoire se transformait comme d’elle-même en légende, et la réalité prenait des aspects imprévus. Son regard est naïf et sans défiance comme un regard d’enfant. À la manière des enfans, il a continué de jouer avec des pantins qu’il prenait pour des hommes, et il n’a cessé de trouver le même charme tout neuf aux contes de nourrice. Dans les derniers temps de sa vie, il s’occupait à relire les plus fameux de ses livres, et il était tout réjoui du plaisir qu’il y trouvait. À quelqu’un qui lui tenait de très près il posa un jour brusquement cette question : « Crois-tu qu’il restera de moi quelque chose ? » La question plaît, non pas tant parce qu’elle traduit une noble inquiétude, que pour la candeur dont elle témoigne. L’auteur des Trois mousquetaires et aussi bien d’Antony n’était pas de ceux dont il reste une pensée, ou dont un mot survit pour la lumière qu’il a jetée dans un coin obscur de notre âme. Sa part fut différente, et il n’eût pas hésité à trouver que c’est la meilleure part. Après sa mort, il n’a pas cessé d’amuser les hommes, ainsi qu’il avait fait durant sa vie. Tandis que la gloire des plus grands est soumise aux reviremens de l’opinion, et tandis que nous voyons délaisser quelques-uns de ceux que nous aimons le mieux, les livres de Dumas père sont entre plus de mains qu’au temps de leur apparition. Il a pour lui tous les lecteurs illettrés, qui sont toujours la grande majorité, mais dont le nombre va croissant à mesure qu’il y a plus de gens qui lisent.

Victor Hugo lui-même ne vient qu’au second rang. Joseph de Maistre n’y est pas, si Cormenin y est dignement représenté. Michelet, Sainte-Beuve, Mérimée, beaucoup d’autres y sont à peu près inaperçus. Il est vrai qu’on a fait quelque place à Louis-Charles Caigniez, dramaturge, auteur de la Pie voleuse, et à Théodose Burette, historien. On eût souhaité que quelque choix eût présidé à l’adoption des œuvres exposées. On eût souhaité aussi que, pour nous diriger parmi elles, le catalogue pût nous être de quelque secours, et qu’il nous donnât, par exemple, sur la date où le portrait a été peint quelques indications. Mais il est à ce point de vue d’une remarquable sobriété. Et quand on voit ce que valent les renseignemens qu’il nous donne, on ne songe plus à regretter qu’il n’en ait pas été plus prodigue. Un portrait baptisé du nom de Proudhon est tout simplement le portrait de n’importe qui. « Silvestre de Sacy, orientaliste, né à Paris en 1758, mort en 1838, » disent les dictionnaires de biographie ; et les rédacteurs du catalogue pareillement ; sans songer que cet orientaliste eut un fils qui s’occupa des choses de France, et que ce fils se trouve être l’original des trois portraits exposés. — Mais faut-il insister sur ces misères ?

Il est bien entendu qu’une exposition de ce genre ne s’adresse qu’à une curiosité aussi vaine qu’elle est d’ailleurs légitime. Ceux dont la pensée s’est gravée en nous profondément, ou dont le rêve a bercé notre rêve, il est naturel, quand nous en évoquons le souvenir, que nous aimions à le fixer dans une image matérielle. Il nous plaît de les voir avec les yeux du corps. Les badauds ne sont pas les seuls qui cherchent à connaître la personne des écrivains célèbres. J’ai entendu conter à l’un des plus fins lettrés d’aujourd’hui les longues stations qu’il fit jadis sous le balcon où il savait que George Sand, vers les quatre heures du matin, sa tâche étant finie, venait respirer un peu d’air. Il l’aperçut enfin et la salua jusqu’à terre. Elle regarda sans comprendre, bâilla, et referma sa fenêtre… Les meilleurs d’entre nous ont fait de même pour surprendre le regard ou le son de voix de ceux qu’ils admiraient. Faute de les avoir rencontrés, nous nous en formons une image, et nous la fabriquons d’après l’impression qui se dégage de leur œuvre. Cela est puéril ; mais si forte est la tendance que nous avons à établir entre toutes les parties de l’être et entre toutes les manifestations de l’activité une exacte harmonie ! c’est ainsi que nous imaginons le caractère d’un poète à travers les créations de son génie ; comme s’il n’était pas fréquent que la sensibilité artistique existât sans l’autre, ou comme si d’autres fois elle ne suffisait pas à l’épuiser ! Tant de légendes qui encombrent l’histoire littéraire, et dont il est d’autant plus difficile de la débarrasser qu’on n’en aperçoit aucune origine précise, sont nées uniquement de ce besoin de rétablir l’accord entre l’homme et son œuvre. C’est encore ainsi qu’il nous plaît de supposer que l’âme transparaît à travers son enveloppe physique. On veut que le travail de la pensée mette son empreinte sur le visage, et que cela soit vrai surtout du travail qu’exige la littérature. Les savans n’occupent pas dans ce siècle une moindre place que les écrivains. Pourtant l’idée ne viendrait pas d’une exposition composée uniquement de portraits des savans du siècle. On peut avoir, quarante années durant, étudié les propriétés des nombres et cherché les lois de faits encore inexpliqués, sans que la physionomie en dise rien. Mais le moyen d’admettre qu’on ait exprimé la passion sans en ressentir soi-même le trouble, et sans qu’à mesure le regard se soit aiguisé ou la lèvre ait pris un pli d’amertume ! Le moyen de croire qu’Olympio ressemble à un garde national et que Lélia ait l’air d’une bourgeoise ! On a une tête d’artiste et un air de poète. Les romantiques estimaient que les choses elles-mêmes de l’habillement ne sont pas indifférentes. Le gilet rouge de Théophile Gautier valut un programme. Et si l’on veut voir s’étalant dans tout son enfantillage et jusqu’aux extrêmes confins du ridicule ce préjugé qui consiste à croire qu’il y a pour l’homme de lettres un physique spécial, il n’est que de regarder sous quel accoutrement de mardi gras ce pauvre Barbey d’Aurevilly, cravaté de dentelle d’or, promenait son désir incontenté de faire figure.

Les hommes qui écrivent sont faits de façon sensiblement analogue à ceux qui n’écrivent pas : cette exposition, si elle ne sert à autre chose, servira du moins à le prouver. Qui y entrerait sans être prévenu n’aurait aucun moyen pour distinguer s’il n’est pas dans une assemblée de notables commerçans. Mais supposez qu’on se place devant un de ces portraits et qu’on imagine, d’après la physionomie de l’individu qui y est représenté, l’œuvre qui a pu être la sienne. Voyez cette bonne dame dont le calme visage s’entoure d’épais bandeaux. Il ne respire, ce visage, que la belle santé morale, l’équilibre de toutes les facultés et la paix de l’âme. Ce qui fait certaines vieillesses si séduisantes, c’est que le bonheur de toute une vie sans secousses y rayonne. Cette femme, à coup sûr, est de celles que la vie a épargnées, parce qu’elles ont su imposer silence à leur cœur, ou dont peut-être le cœur n’a pas parlé. Elles ne se sont pas trouvées à l’étroit dans la société telle qu’elle est organisée et n’ont pas senti peser sur elles les usages ni les lois. Cette expérience qu’elle a faite de la vie lui a dicté les leçons qu’elle a mises dans ses livres, afin de nous communiquer les enseignemens d’une sagesse bienfaisante et les conseils d’une raison soumise et confiante… En fait, et jusqu’à ce qu’elle s’avisât de devenir la bonne dame de Nohant, Aurore Dupin a brûlé de toutes les ardeurs, connu toutes les révoltes, déchaîné tous les orages, inspiré quelques-uns des cris les plus désespérés qui traversent la poésie de ce siècle, troublé profondément les âmes qui ont eu foi dans sa parole. — Près d’elle, cette autre, d’aspect insignifiant et doux, semblable aux aïeules qu’on aperçoit dans l’encadrement des fenêtres de maisons très vieilles, c’est l’athée dont la bouche a blasphémé superbement. — Nul ne fut d’apparence plus commune que Sainte-Beuve, si personne peut-être n’eut dans l’esprit plus de finesse. — Sous cette forme épaisse et si enfoncée dans la matière, quel caprice d’un démiurge facétieux a enfermé la pensée subtile et déliée qui fut celle d’Ernest Renan ? — Mais combien d’autres dont la complexion physique semble n’avoir été que le plus insolent des paradoxes !

C’est ainsi que nos idées se trouvent contrariées. Il arrive d’autres fois qu’elles semblent justifiées. J’aperçois dans un portrait de Courbet et dans un buste de Dalou le profil anguleux de Rochefort. Celui-ci n’est pas le révolutionnaire classique et à la vieille mode. Il n’a pas les longs cheveux tombans et la barbe embroussaillée, non plus que le jargon hérissé et le pathos humanitaire. Point d’utopies sentimentales chez cet ami du peuple, ne d’aristocrates, Parisien de la décadence avec des goûts d’artiste et des besoins de jouissance. Ce n’est pas à force d’éloquence et ce n’est pas non plus par le mirage d’un état social meilleur, qu’il soulèvera les foules. Il n’a pour seule arme qu’un esprit de boulevardier. La blague est son instrument de propagande. Il adapte à la politique la plaisanterie des vaudevilles de Duvert et Lausanne. Il combat les gouvernemens avec des calembredaines. Il les combat tous indistinctement. Comme si l’instinct subsistait en lui des seigneurs de jadis, pillards de grandes routes, il est incapable de repos. Avec sa longue et maigre silhouette, ce masque tourmenté au-dessus duquel une touffe de cheveux fait l’effet d’une flammèche qui brûlerait constamment, et cet œil mobile et sans pensée, il semble n’avoir été bâti que pour incarner l’agitation dans ce qu’elle a de plus dangereux. — Il est rare, cela va sans dire, qu’on se ressemble ainsi à soi-même. Néanmoins, à mesure que nous parcourons cette galerie de portraits, nous sommes surpris de voir que nous n’éprouvons ni de trop fréquentes, ni de trop violentes surprises. C’est bien ainsi que nous nous figurions ce poète ; et ce romancier nous apparaissait justement sous les traits que nous lui voyons. Cela vient de raisons qu’il n’est pas besoin d’aller chercher très loin. C’est d’abord que de toutes ces figures presque aucune ne nous était inconnue. Le goût de l’image se répand parmi nous chaque jour davantage. Depuis les livres de classe qui mettent sous les yeux de nos écoliers les traits authentiques d’Homère, et jusqu’à ceux des collections élégantes à l’usage des gens du monde, ils ont tous à la première page un portrait, reproduit souvent par des procédés d’une fidélité remarquable. Du plus long temps qu’il soit, nous étions familiarisés avec la face de commis voyageur de Balzac et le profil de chèvre de Musset. L’association s’est faite dans notre esprit. — Puis il se rencontre que l’artiste ait subi le même prestige que nous et qu’il ait été dupe d’une illusion pareille. Quand il s’est mis devant son modèle, il avait sur lui trop d’idées toutes faites et il n’a pas pu l’apercevoir directement. Lui aussi il ne l’a vu qu’à travers son œuvre. Il n’a pu oublier les choses qu’avait écrites celui dont il fixait les traits sur la toile ou dans le marbre. Il a fait comme David d’Angers qui mettait une couronne de lauriers au buste de Victor Hugo. — Et il se produit enfin qu’un écrivain en vienne à ressembler à son œuvre. Il prend insensiblement l’attitude qui convient. Il se conforme à son emploi. Comme on en arrive peu à peu à se donner les sentimens qu’on affecte et à croire aux idées qu’on soutient.

Et donc, en parcourant ces galeries, demandons-nous si l’image que nous nous étions faite de ces écrivains se trouve contrariée ou justifiée. Jouons à ce jeu des contrastes et des ressemblances. Ce n’est qu’un jeu et qui n’a pas plus de signification. Mais il n’y a pas autre chose à faire. Au surplus, il n’y a pas d’inconvénient à employer une méthode qu’on sait arbitraire et factice : le défaut, dès qu’on l’a découvert, n’en est plus un danger.

On a fait place d’abord à quelques écrivains du XVIIIe siècle. C’est, je pense, afin d’introduire quelque variété. On a voulu rompre la monotonie du costume moderne et mettre une note de fantaisie dans la gravité de tant de redingotes à la propriétaire. On s’est avisé qu’il convenait, parmi tant de visages sévères, mélancoliques ou refrognés, d’en montrer quelques-uns de sourians. Sans cela, quelle raison y aurait-il de placer Chamfort parmi les écrivains de notre siècle ? à moins que nos gens d’esprit d’aujourd’hui ne se reconnaissent en lui. Et quelle raison d’y mettre Sedaine ? quoiqu’on ait coutume de faire de lui une manière d’ancêtre de nos modernes dramatistes et d’apercevoir une filiation entre l’art du Philosophe sans le savoir et celui de la Dame aux camélias. Aussi bien il est charmant, ce portrait de Sedaine par Chardin et nous serions fâchés qu’on ne l’eût point mis. On n’imagine pas plus de simplicité dans plus de coquetterie, ni plus d’élégance dans plus de laisser-aller. Sedaine commença par être tailleur de pierre et continua par composer des opéras-comiques. C’est ce dont le peintre s’est souvenu. Il lui a mis à la main un marteau. La veste s’ouvre sur une chemise de toile. Le chapeau de feutre rabattu fait tomber sur le haut de la figure une ombre dans laquelle on aperçoit sourire les yeux. Toute l’expression est douce, fine, spirituelle et un peu niaise. En face de lui, Marmontel, peint par Roslin, en veste de taffetas vert à jabot de matines, la tête coiffée d’un foulard mi-parti de vert et de rose. Le visage est épanoui de belle humeur et plus encore pétillant de gaîté vive, et comme allumé de plaisir. Ce n’est pas une page de Bélisaire, ni ce n’est une tirade d’Aristomène que lit Marmontel sur ce manuscrit déployé. Mais on voudrait que ce fût une de ces anecdotes dont plus tard il composera ses Mémoires, ces amusans Mémoires que cet étrange éducateur dédie à ses enfans et qui sont bien une des mines les plus riches en détails significatifs sur la vie sociale et surtout sur la vie littéraire au XVIIIe siècle. Les gens de lettres d’alors étaient les favoris d’une société. dont pourtant ils ne faisaient pas partie. Ils vivaient à côté et en marge. On leur passait toute sorte de libertés, et ils n’étaient pas soumis aux exigences qui font l’âpreté de la vie si elles en font la dignité. Ils étaient débraillés, insoucians, frivoles et cyniques. Cela explique que la vie leur ait été si légère.

Quelques portraits de l’époque révolutionnaire, ceux de l’abbé Grégoire et de Rabaut Saint-Étienne, ont surtout pour intérêt de nous rappeler quel admirable portraitiste fut Louis David. Il se peut qu’il n’ait aperçu l’antiquité qu’à travers des idées convenues et fausses ; mais en face des gens de son temps et placé devant le modèle vivant, il retrouvait toute la pénétration de son regard et la sûreté de son exécution. Ce grand art se perd après lui. Il faut faire une exception pour Ingres, qui est ici à peine représenté. Mais les portraits de Guérin et de Gérard, ceux de Paul Delaroche et d’Ary Scheffer, encore qu’il y en ait de fort intéressans, sont bien superficiels. Ce sera l’honneur des peintres de notre temps d’avoir renouvelé l’art du portrait et reconquis du côté de l’observation et de l’exact sentiment de la réalité ce qu’ils ont perdu du côté de l’imagination. Il suffit, pour s’en rendre compte, de revoir cette merveille qui est le portrait d’About par Baudry, ou encore l’un de ces petits portraits de Bastion Lepage, d’un faire si serré. Mais le maître, incontestablement, et celui qui triomphe ici, c’est M. Bonnat. Il a une dizaine de toiles qui sont de la plus solide beauté. Au milieu des recherches, des complications, de l’emphase ou de la mièvrerie de tant d’autres portraits, les siens éclatent par la simplicité, la vigueur et une sorte de robuste bon sens. Ils se justifient, par eux-mêmes et par comparaison, de la plupart des reproches qu’on leur a adressés. Il y a bien des procédés et des systèmes pour faire le portrait d’un écrivain. Ils sont tous acceptables, moyennant certaines garanties, et réserve faite de telles fantaisies burlesques où se donne carrière le faux goût d’une époque. On peut faire de l’écrivain un a portrait composé » et nous le présenter dans son milieu d’habitude, dans le cabinet où il travaille, dans le salon où il cause ; cela toutefois pourvu qu’on évite de détourner notre attention sur l’accessoire et de l’amuser par le décor. On peut le mettre à sa table, afin de nous faire saisir, au moment qu’il écrit, le travail de sa pensée. On peut le surprendre en train de lire, afin de saisir dans son regard le reflet de la pensée d’autrui. M. Bonnat se contente de placer son personnage devant lui et d’en reproduire fidèlement la ressemblance : les traits s’enlèvent sur un fond neutre. Et ce procédé lui est commun avec tous les photographes. Mais c’est qu’il se défie de tout arrangement. Il a peur que l’homme de lettres ne lui fasse oublier l’homme. On lui reproche encore que ces portraits manquent d’idéal et qu’ils traduisent insuffisamment la vie intérieure. Or, cet idéal dont on parle, c’est précisément celui qu’on s’est fabriqué au cours d’une lecture. Si le personnage qui pose est un lettré ou un savant, et s’il a fait des drames ou des comédies, le peintre n’a rien à en savoir. Mais il a devant lui un individu dont le caractère physique est marqué par certains traits essentiels. Il les reproduit en y insistant. Il nous montre ainsi l’homme célèbre, non tel qu’on se l’imagine, ni tel qu’on voudrait qu’il fût, mais tel qu’il est. Cela sans doute est infiniment moins séduisant ; mais cela seul est vrai.

Les portraits de femmes sont ici les moins intéressans. Ils sont en petit nombre. Peu de femmes ; elles ont compris que ce n’était pas leur place ; et toute cette littérature ne les a pas tentées. Encore, s’ils n’étaient, ces portraits, qu’insignifians ! Mais ceci nous déconcerte. Les femmes de ce siècle qui ont été célèbres par leur esprit ne l’ont pas été moins par leur beauté ; et les succès de l’une n’ont pas nui aux succès de l’autre. On les a beaucoup aimées. Nous faisons de vains efforts pour retrouver sur ces visages naguère admirés un peu de l’agrément par où ils séduisirent les contemporains. C’est que nulle part ailleurs la mode ne règne en maîtresse plus souveraine ni plus capricieuse. Les grâces de l’autre siècle reprennent pour nous tout leur piquant ; mais les grâces d’il y a trente ans ne nous semblent vraiment que des grâces fanées. Et puis ces accoutremens, encore qu’on y revienne parfois, nous paraissent si ridicules ! Comment a-t-on pu aimer une femme à turban ou à tire-bouchons ? Le portrait de Delphine Gay, à ce point de vue, mérite qu’on s’y arrête. C’est une copie du fameux portrait peint par Hersent. L’écharpe qui, jetée sur la robe de mousseline blanche, s’enroule autour des fortes épaules, cette écharpe bleue du même bleu que les yeux, parut à l’époque une trouvaille du meilleur goût. D’humeur plus chagrine, nous sommes frappés surtout aujourd’hui par le ton criard de ce bleu. Les yeux au ciel, le menton appuyé sur la main, sentimentale et solidement charpentée, celle dont le peintre a voulu immortaliser les traits, c’est la poétesse inspirée, l’auteur de Magdeleine et de la Vision de Jeanne d’Arc. Ceci est un portrait de muse. Le vicomte de Launay ne devait naître que plus tard. Vous est-il arrivé de lire quelques-unes de ces chroniques parisiennes qu’on a eu l’imprudence de nous conserver ? Le badinage en paraît aujourd’hui fâcheux, pour n’en rien dire de plus. Il y a là des plaisanteries, comme celle de la dame aux sept petites chaises, prolongées avec une insistance qui exaspère et une candeur qui désarme. Quelqu’un me souffle que, pour ce qui est du badinage, celui où se sont jouées des plumes masculines n’a pas mieux résisté. Il faut songer qu’un temps fut où on s’arrachait les feuilletons de Jules Janin. Cela est une juste revanche pour les écrivains de la u littérature difficile. » — Quelques-unes de ces images sont plus aimables : un tableautin qui nous montre dans un paysage de convention Mme de Staël et sa fille, la future duchesse de Broglie ; surtout une adorable ébauche de Delacroix qui représente George Sand, non pas la George Sand de presque tous les portraits, vieillie et apaisée, mais jeune, séduisante et brillante, fin ovale sous l’abondante chevelure noire et le large chapeau, teint d’ambre, regard de flamme, lèvres savoureuses, point ressemblante peut-être si par là on entend la conformité avec l’apparence habituelle, mais transfigurée par la vie intérieure, et telle que pouvait la faire un moment d’enthousiasme ou de passion. Voici la duchesse d’Abrantès, grande dame et si pauvre écrivain ; Pauline de Meulan, distinguée et frêle, qui aura son roman dont il est si convenable que Guizot ait été le héros. Et faut-il s’arrêter devant ces gloires en deuil dont les noms eux-mêmes ont je ne sais quelle harmonie pitoyable, Amable Tastu et Desbordes-Valmore ?

Déçu du côté des portraits de femmes, le regard cherche les portraits des poètes. Car on sait que les poètes, avec le génie, ont reçu en partage la beauté. Ils sont les fils des dieux. Et les dieux ont voulu qu’on put reconnaître, rien qu’à les voir, qu’ils ne sont pas fabriqués de la même argile que les autres hommes. Mais parce qu’il en était parmi les hommes qui s’occupaient traîtreusement à écouter si la lyre des poètes était bien accordée et si elle ne laisserait pas, d’aventure, échapper quelque note fausse, les dieux ont décidé que, sur le front même de ces méchans, se lirait toute la laideur de leur âme. Les critiques sont laids. Si vous en doutez, voyez Planche, et Sainte-Beuve, et Weiss, mais voyez surtout ce Villemain, extraordinaire avec sa tête de travers, son crâne dénudé et bossue, sa figure plissée, ridée, ravinée, et dont on ne sait, quand on la regarde, si c’est par ce miracle de laideur qu’elle vous retient ou par l’air d’intelligence qui y est partout répandu. Depuis l’excellent Ducis, âme sereine dans un corps bien nourri, jusqu’à Verlaine, de qui le masque incertain s’entrevoit derrière le brouillard dont le peintre Carrière embrume ses toiles, on a pu les grouper presque tous : Lamartine, le maître du chœur, front pur et regard droit, celui qui a plané par-dessus toutes les mesquineries de ce monde, passé par la politique sans être souillé par elle, par la richesse sans être diminué par elle, par la misère sans en être humilié, le seul peut-être chez qui le caractère n’ait pas été moindre que le génie, le seul à coup sûr qui remplisse entièrement la conception que nous nous faisons du poète ; Hugo, fixé dans l’attitude qu’il s’est choisie pour comparaître devant les siècles, moins poète que penseur, conversant avec l’infini, et quasiment effrayé par la profondeur des abîmes que découvre la puissance de sa métaphysique ; Musset, bambin rieur sous ses boucles blondes, car il a dit : « mes premiers vers sont d’un enfant ; » le comte Alfred de Vigny, descendu des hauteurs de son orgueil et causant avec cette politesse qu’avaient presque tous les hommes de ce temps-là et qu’ont désapprise presque tous les hommes de ce temps-ci ; Casimir Delavigne, de qui le Havre n’a pas cessé d’être fier ; Auguste Barbier, qui, pour avoir une fois reçu la visite de l’inspiration, en demeura, tout le restant de sa vie, étonné et muet ; Baudelaire, peint par Deroy, l’œil luisant, le buste étriqué, promenant dans une chevelure trop lourde des doigts trop grêles qui s’allongent étrangement, fantastique comme un personnage de conte ; Gautier, svelte au temps où le poète Châtillon le peignait en pied, plus envahi par la graisse à chaque portrait où nous le retrouvons, jusqu’au jour où le caricaturiste Giraud le coiffe d’un fez et lui met une longue pipe à la bouche, afin de bien marquer que l’Orient eût été la vraie patrie de ce rêveur indolent, épris des couleurs et des formes, et qui n’eut de toute sa vie qu’une idée, s’il en eut une, celle du néant ; Leconte de Lisle, olympien ; Banville, rêvant à la lune ; Coppée, fin profil de flâneur parisien ; et Sully Prudhomme, tête pensive et douce, à qui le pinceau de Carolus Duran a prodigué ses caresses les plus chaudes. Je n’aperçois ni Brizeux ni Laprade. On les a oubliés, n’en doutez pas ; et plus d’un oubliera d’en faire la remarque. Mais ne vous semble-t-il pas que voilà une belle série ininterrompue de porte-lyre, et qu’on a rarement vu la parole divine passer sur tant de lèvres si harmonieuses !

Par une vue juste de l’histoire littéraire du siècle, à moins que ce ne soit par hasard et pour la commodité du classement, on a placé au centre de cette exposition les écrivains du début de la restauration, groupés autour de Chateaubriand. C’est là en effet qu’est le centre d’où tout le reste a rayonné. Le mouvement parti de là n’a fait depuis et jusqu’aujourd’hui que se continuer. Car on répète complaisamment que du jour où Ponsard eut fait représenter sa Lucrèce y ce fut fini du romantisme et qu’il n’en fallut pas davantage ; et c’est bien contre lui que les écrivains de 1850 n’ont cessé de protester et qu’ils ont cru réagir. Mais ils suivaient, sans s’en douter, l’impulsion une fois donnée. Ils allaient à la recherche d’une vérité de plus en plus particulière. En sorte que le réalisme, tel que nous l’avons connu, et le naturalisme dont nous célébrions naguère les funérailles, n’ont fait que développer le principe du romantisme. Il n’est pas jusqu’aux plus récentes parmi nos modes littéraires et aux affectations qui passent pour des élégances auprès de nos jeunes gens, dont nos grands-parens ne nous eussent donné l’exemple. Nous avons vu reparaître le désenchantement de René et d’Obermann ; nous nous sommes repris aux subtiles analyses d’Adolphe ; et sous des déguisemens où il n’est que trop aisé de les reconnaître, c’est le christianisme littéraire et c’est le vague sentimentalisme du début de ce siècle qui emplissent encore les livres d’aujourd’hui. Aussi est-ce vers cette époque féconde que ne cesse de se reporter la curiosité de la critique. Les études se multiplient. On ferait une bibliothèque rien qu’avec celles qu’on a dans ces derniers temps consacrées à Chateaubriand. On ne dédaigne pas même les rêveurs et les illuminés. Ballanche a son biographe. Et à mesure qu’on relit leurs livres on est étonné d’abord d’y trouver tant d’idées, et de s’apercevoir ensuite que ces idées n’ont rien perdu ni de leur intérêt ni de leur actualité, mais qu’ils étaient préoccupés déjà de ces mêmes problèmes qui se posent à notre société, et qu’il faudra qu’elle résolve, — ou elle périra.

Parmi les portraits des écrivains de la restauration et de la monarchie de juillet, deux surtout attirent l’attention ; d’abord parce qu’ils ont par eux-mêmes de la valeur, ensuite parce que les hommes que nous y voyons sont de ceux de qui on s’est en ces dernières années le plus occupé. Que pensez-vous de Beyle-Stendhal ? Êtes-vous parmi les fanatiques de sa gloire tardive et parmi les dévots de son culte récent ? Ou pensez-vous que l’engouement dont on s’est pris pour le sec et paradoxal auteur de la Chartreuse de Parme et du Rouge et Noir est un des plus inexplicables qu’on ait vus dans une époque où nous en voyons tant ? Mais quoi que vous en pensiez ou si même vous suspendez prudemment votre jugement, il sera impossible que son portrait ne vous retienne pas. Il est de la main de Soderwark, ancien officier devenu peintre et bon peintre. Comme Stendhal fut dépaysé dans son temps et qu’il sembla dans la société où il vécut un anachronisme, ici pareillement il semble fourvoyé au milieu des hommes qui l’entourent. Dans ce monde distingué et guindé, gentilshommes et grands bourgeois, orateurs et professeurs, doctrinaires et lyriques, il n’a l’air que d’un notaire de campagne, rusé et madré. Le costume est d’un paysan endimanché : redingote de drap épais, lourde chaîne d’or sur un gilet brun. Un cou gros et court. Une tête toute ronde encadrée d’un collier de barbe noire. Les sourcils très marqués et drus. L’expression est fournie par les yeux et par les lèvres. Les lèvres sont serrées comme par une habitude de retenir le mot prêt à échapper et par une crainte d’en trop dire. L’œil perçant, investigateur et narquois vous surveille, étudie sur vous l’effet produit par une boutade de M. Henri Beyle, examine si l’on peut continuer ou s’il est plus prudent de ne pas forcer la note. Nature vulgaire, tempérament sensuel, tour d’esprit de mystificateur, il se peut bien qu’il y ait autre chose dans l’œuvre de Stendhal ; ce n’est rien d’autre qu’a vu et que signale Soderwark dans le gros homme qui a posé devant lui. — On a publié récemment des documens curieux sur les dernières années de la vie de Lamennais. De cette époque date le portrait qu’en a peint Ary Scheffer ; il est, lui aussi, un document et non sans valeur. Il laisse une impression poignante. Il faut le comparer avec celui qu’exécutait vingt ans plus tôt Paulin Guérin. Le Lamennais d’avant 1830, celui des premiers livres de l’Essai sur l’indifférence, que l’on comparait à Bossuet, regardait devant lui avec confiance et suivait dans l’avenir le progrès de ses idées, dans un avenir qu’il imaginait meilleur, réparé par une Église qui aurait reconquis son autorité, et l’aurait rétablie au profit des humbles, des petits et des souffrans de l’humanité. Dans les années qui ont suivi, Lamennais a été renié par les siens, et rejeté par le parti qu’il avait organisé. Condamné par l’autorité, il a refusé de se soumettre. Il n’y a plus d’abbé de Lamennais ; il n’y a, affaissé dans ce fauteuil, que M. Féli, un vieillard vaincu par la vie. Sa pensée maintenant ne s’échappe plus en illusions et en rêves ; elle s’est repliée sur elle-même ; elle fait le compte de ses déceptions ; et le regard se détourne de ce sombre avenir où il voit monter la démocratie sans guide, tandis que l’Église s’isole dans un absolutisme stérile…

Ce qui caractérise la littérature au lendemain de 1850, c’est l’étroitesse de la conception qu’on s’en fait, et c’est que nous en voyons sans cesse le champ se rétrécir. 1848 avait été une belle banqueroute d’idées. On allait assister à l’avènement du fait. En philosophie, cela s’appela le positivisme. En politique, ce fut le gouvernement du second empire. Pour ce qui est des questions sociales, on en ajourna l’étude, attendu que, suivant les apparences, rien ne pressait. On voit alors se former un type nouveau, celui de l’homme de lettres qui, pour se confiner dans sa littérature, a rompu la communication entre le monde et lui. Rien ne l’émeut de ce qui touche les autres hommes. Il n’assiste à la vie qu’en spectateur et en témoin. Tout son effort ne va qu’à en observer les aspects et à les traduire, sans colère et sans haine, comme sans pitié ni sympathie. Il reproduit ce qui est sans s’attarder à chercher ce qui pourrait être, ou à conseiller ce qui devrait être. La réalité lui suffit et il s’y tient, sans se soucier de rien qui la dépasse. C’est ce qui fait le lien entre la littérature impersonnelle de Flaubert, et la poésie impassible des parnassiens, entre les écrivains artistes de l’école des Goncourt et les critiques à la manière de cet étonnant Paul de Saint-Victor, guindé, gourmé, plus rogue que tous les doctrinaires ensemble, et qui ne se douta jamais que c’est le bon moyen pour ne rien comprendre aux hommes ni aux choses que de les regarder de si haut qu’il s’était juché. Et c’est ce qui assigne une place tout à fait à part, au milieu des écrivains de cette période, à M. Alexandre Dumas. Son nom n’a cessé de grandir pendant ces dernières années et ce dont nous lui savons le plus de gré aujourd’hui, c’est précisément ce qu’on lui a tant et si souvent reproché : j’entends, ses théories, sa prédication morale et tout ce qui dans son théâtre n’est pas « du théâtre. » Les quatre portraits de lui qu’on expose nous retiendraient quand même l’un d’eux ne serait pas signé du nom de Meissonier et un autre de celui de Bonnat. Il nous apparaît pour la première fois, jeune homme de vingt ans à la fine moustache presque blonde, dans le tableau que peignit Louis Boulanger pendant le voyage en Espagne. Il y est en compagnie de Desbarolles, qui sans doute lui inspirait dès lors ce goût qu’il a conservé pour la chiromancie, avec Auguste Maquet, Eugène Giraud, Boulanger, et enfin aux côtés de son père. Ce rapprochement n’est pas indifférent. On a souvent opposé le père et le fils ; comme il serait aisé de montrer tout ce qui de l’un a passé chez l’autre, et par exemple ce goût du romanesque et de l’extravagant ! Puis, ce qui trappe le caricaturiste Giraud et qu’il s’applique à faire saillir, c’est l’expression gouailleuse du regard : le sceptique Olivier de Jalin cingle de son ironie les naïfs qui prennent les pêches à quinze sous pour des fruits sans tache et la baronne d’Ange pour une femme du monde. Puis encore, cet air de gouaillerie disparaît, et à mesure que les traits s’accentuent, il ne reste plus qu’une expression de dureté, une allure batailleuse, une attitude de provocation et de défi, regard bien en face et bras croisés. Et il semble bien que dans le cas de M. Dumas l’atavisme ait été pour quelque chose. Il y a toujours eu en lui des élémens réfractaires à notre civilisation et qui n’ont pas pu s’assimiler. Dans la guerre qu’il a menée contre notre société, il est entré pour un peu du conflit des races. — On s’en rend compte surtout quand on voit à côté la tranquille bonhomie d’Emile Augier. Celui-ci est de notre race. Gaulois au point d’en être petit-fils de Pigault-Lebrun, Français de France, avec un peu du profil d’Henri IV et tout l’air d’un président du tribunal de commerce. Il a observé les mœurs de son temps avec autant de clairvoyance que son grand rival, et laissé de la société où il a vécu un tableau plus fidèle peut-être, plus large et peint d’une touche plus grasse. Mais il n’a songé que sur le tard et après plus d’un exemple à se poser en réformateur. Sa pente naturelle l’inclinait vers notre sagesse bourgeoise : connaître son mal et s’en accommoder, conserver les abus crainte des améliorations qui les aggravent, être content pourvu qu’on ne soit point dupe, savoir beaucoup de choses, deviner le reste et accepter le tout.

Les journalistes ne nous ont que peu occupés dans cette exposition organisée par eux. C’est qu’entre le journalisme et la littérature, et bien qu’on prétende assez généralement qu’ils se sont mêlés en ce siècle et pénétrés jusqu’à se confondre, les rapports ne sont qu’intermittens. Ou, pour mieux dire, il y a eu rencontre par occasion ; puis on s’est séparé, et chacun, reprenant son indépendance, a recommencé d’aller, suivant sa destinée, par des routes divergentes. À travers tout le XVIIIe siècle, le journalisme se prépare et s’essaie à naître, attendu que l’œuvre du siècle, dans son dessein général, n’est qu’un long effort de vulgarisation. Il éclate avec la révolution, puisqu’il n’est qu’une conséquence ou qu’un moyen du règne de la multitude. Ayant commencé par l’invective, il tombe presque aussitôt dans la futilité qu’autorise seule le despotisme de l’empereur. La belle époque est le temps de la restauration et de la monarchie de juillet ; des conditions particulières et qui, depuis lors, ne se sont plus trouvées réunies, favorisent l’éclosion de ces deux choses également disparues et pour les mêmes causes : le journalisme littéraire et l’éloquence parlementaire. C’est le temps des polémiques fameuses du Journal des Débats, du Globe, du Constitutionnel et du National. Et ce n’est pas sans surprise aujourd’hui que nous entendons parler d’un temps où « un article de journal était un événement. » Seul le journal des Berlin a survécu. Le tableau de Jean Béraud, qui figura au Salon de 1889, nous montre quelle en était la rédaction l’année du centenaire. Nous y reconnaissons, pour ne pas citer les autres, Taine avec Renan et Weiss avec John Lemoinne. Mais voici qu’après cent ans, non content de subsister, il se met à rajeunir… Et il se pourra bien qu’il reste toujours un ou deux spécimens du journalisme tel que le comprenaient nos pères, à l’usage des lecteurs qui ont conservé le goût de la langue française. Même cela deviendra d’autant plus nécessaire, à mesure que nous serons envahis davantage par le charlatanisme et par le galimatias où il s’exprime. Néanmoins ce journalisme n’est plus le nôtre. Emile de Girardin l’a tué avec son invention du journal à quarante francs, comme son pistolet en a tué l’un des plus brillans représentans : Armand Carrel. Le mouvement est d’ailleurs de ceux contre lesquels il serait absurde de réclamer. Il tient à trop de causes ; à force d’être nécessaire, il en devient légitime. Un journal n’est plus pour nous qu’un bureau de renseignemens, qu’une agence d’affaires, où il y en a de véreuses comme dans toutes les agences, et qu’un office de publicité. Mais, à mesure que le mouvement s’accentue, et dans le sens même de l’institution du journalisme, on voit bien que celui-ci diffère, dans son essence et par son objet même, de la littérature. Car il ne s’occupe que de l’actualité, de la plus immédiate et de la plus fugitive, actualité du jour, de l’heure et de la minute présente. Mais, l’objet de la littérature, c’est ce qui dépasse la réalité actuelle et qui y ajoute un élément de généralité et de durée.

Et, malgré tout, quand on sort de cette exposition, si incomplète soit-elle, — plus intéressante peut-être par ce qu’on y supplée que par ce qu’on y trouve, — l’impression qu’on emporte est salutaire. On se sent pénétré d’admiration et de respect pour ces maîtres qui ont fait si vaillamment une si noble tâche. Ce siècle aura été digne de ses aînés ; nous n’en doutons pas et nous en pouvons juger, nous autres venus sur son déclin et quand son œuvre était déjà presque achevée. Et puisque nous sommes si volontiers détracteurs de nous-mêmes, dans quel pays étranger et dans quel autre temps a-t-on vu plus beau mouvement des esprits ? Que de passion, mais que de bon sens ! Que d’erreurs, mais que de nouveautés ! Que de questions soulevées et d’idées remuées ! Que de tristesse, mais que d’ardeur et de confiance généreuse ! Ces écrivains, pendant qu’ils travaillaient à leur œuvre, savaient bien qu’ils ne faisaient pas une œuvre inutile. Le siècle qui a commencé avec Chateaubriand et Mme de Staël, et qui a vu, avant de se fermer, l’œuvre accomplie de Taine et de Renan, pourra sans crainte se présenter devant la postérité, et quel que doive être le départ que fera le temps entre le durable et le caduc, il aura apporté sa riche contribution à ce trésor de pensées et d’images qui est le patrimoine lui-même de l’humanité.


RENE DOUMIC.

  1. Voyez, dans la Revue du 1er mai 1883 et du 15 mai 1885, les belles études de M. Eugène-Melchior de Vogüé.