À la Boule plate/07

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Éditions de la Belgique artistique et littéraire (p. 167-186).
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CHAPITRE VII


Quand, le lendemain, couchée aux côtés d’André, Jane s’éveilla, elle réfléchit rapidement. Elle n’aimait pas philosopher ; c’est toujours avec promptitude qu’elle prenait un parti.

Brusquer Flagothier, lui défendre de la suivre, c’était un mauvais plan : il se soucierait peu de sa défense ; elle n’avait aucun moyen de le contraindre à rester à Bruxelles, si son bon plaisir était d’aller à Berlin ; la police ne pourrait même pas la débarrasser de lui, puisqu’il ne la menaçait pas et n’exigeait rien. D’autre part, c’était bien vrai qu’un factotum pouvait lui être utile ; elle aurait « pro Deo » un impressario à elle, ce qui ne pouvait manquer d’augmenter la considération dont les directeurs des Music-hall l’honoraient.

Et puis… et puis, n’est-ce pas, Jane ne se faisait guère d’illusions. Elle le connaissait, le dévouement désintéressé des hommes ; ce n’était pas à elle qu’il fallait venir parler gravement d’amour platonique, faire des offres d’amitié fraternelle ! Flagothier, même en supposant qu’il fût pour le moment tout à fait sincère, ne vivrait pas huit jours à ses côtés sans qu’elle lui accordât ce qu’elle accordait à tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, servaient ses intérêts.

D’autre part, ne lui avait-il pas dit : « Quand vous voudrez que je ne sois pas là, vous ferez non avec les yeux » ; c’était clair cela ; ça ne voulait pas dire tarte à la crème ; c’était une phrase adroite, la seule façon pour lui de faire comprendre les choses…

Tout au moins, Jane, dans sa mentalité spéciale, ne pouvait penser que Flagothier eût envisagé la situation autrement.

La déférence compatissante, un peu attendrie, qu’ont les filles vis-à-vis des hommes qui se ruinent avec crânerie pour elles, la surprenait d’autre part. Ce dévouement aveugle, plus fort que les lois et les préceptes, n’était-ce pas, à tout prendre, un excellent atout dans le jeu compliqué d’une vie de bohème et d’aventure ? Odon n’apportait que ce qu’il avait ; mais, quoi ! il n’était désagréable ni à écouter ni à regarder ; il était vigoureux, intelligent, entendu au commerce, apte à toutes les besognes. Puisqu’il n’exigeait rien que le droit d’aider, pourquoi ne laisserait-elle pas faire ? Sans doute, il se lasserait vite… ; Eh bien, quand il en aurait assez, il s’en irait ; elle serait ainsi débarrassée de lui, sans violence et sans éclat, tandis qu’à l’exaspérer, à s’entêter à lui crier non, elle risquait de débrayer sa brutalité, elle s’exposait à des histoires — qui sait ? à des malheurs véritables ; depuis qu’elle était grande fille, c’est-à-dire du jour où elle avait compris que de sa seule beauté dépendait l’existence de luxe et de caprices qu’elle aimait, elle avait toujours eu la peur folle d’être défigurée ; l’idée d’un coup de revolver, d’une brûlure au visage la hantait comme l’idée de la mort hante certains neurasthéniques et, plus d’une fois, elle avait cédé à des hommes parce qu’elle avait cru lire dans les yeux les pires desseins.

Vers quatre heures, comme elle sortait de chez elle, elle rencontra Flagothier sur le trottoir. Jamais elle ne lui apparut plus jolie : elle avait la taille serrée dans un manteau d’astrakan qui la laissait mince et fine, mettait autour d’elle une odeur fauve et aphrodisiaque ; le visage aux contours fermes, gracieux et volontaires souriait sous la voilette parfumée : c’était toute l’élégance, toute la grâce, tout l’attrait, damnable et exquis, de la courtisane dont la chair précieuse dégage on ne sait quoi de rare, de vicieux et de défendu. Telle, elle incarnait pour lui la magie de l’amour ; il éprouvait une admiration adorante ; il lui faisait, honteux du peu de son offrande, le don de lui-même. Elle aussi le regardait, le détaillait, en pleine force, bien découplé, les épaules solides, ravagé par sa passion. Certes, comme impressario, il aurait de l’allure, il « représenterait ».

Elle feignit une gêne, posa sur sa gorge tout à coup palpitante une main légère.

— Qu’avez-vous ?… vous êtes émue… pourquoi ?

— Je me sens troublée… Ah ! c’est peut-être mal ce que je fais là… C’est sûrement mal… Enfin, j’ai beaucoup pensé…

— Vous acceptez ?

Tout son cœur ne faisait qu’un bond vers elle.

— Non, je veux réfléchir encore. Je veux aussi que, de votre côté, vous réfléchissiez.

— Oh ! moi !…

— Mais ce ne sera pas une vie… pour vous.

— Puisque je m’en contente.

— Et votre femme ?

Il eut un geste d’infinie lassitude, une imploration de tout le visage qui voulait dire : « Je vous en supplie, ne me parlez pas de ça… »

— Soyez gentil, Odon, dit-elle enfin, soyez gentil, attendez encore.

Il ferma les yeux pour savourer son petit nom, dit par elle pour la première fois.

— Soit, jusqu’à ce soir, dit-il.

— Ce soir ?

— Oui, je serai au théâtre.

Et elle lui tendit la main, qu’il baisa par-dessus le gant parfumé, sa petite main frêle, nerveuse et forte, briseuse de cœurs et de bibelots, apte à la fourberie des caresses qui grisent et qui affolent…

— Il est gentil, tout de même, pensait-elle en s’éloignant… Enfin, sa femme ne m’a pas chargée de le surveiller ; si c’est sa manière de faire des bêtises, il est bien libre…

Rose, en se levant, avait trouvé, glissée sous la porte, une convocation, impérative cette fois, du commissaire de police. Son cœur en fut chargé d’un poids. Ils « avaient un tribunal ». Charles d’ailleurs, lui avait dit, qu’elle serait mandée chez le juge.

Ce malheur s’ajoutait à tous les autres. Avoir un « tribunal », lui semblait un stigmate. Que dirait le quartier ? Quand elle passerait dans la rue, les agents de police la dévisageraient, se demanderaient où elle dirigeait ses pas. Leurs yeux, désormais investigateurs, leur attitude raide et soupçonneuse auraient l’air de dire : « Nous savons que cette femme a eu un tribunal ; elle est peut-être la complice de son mari ; surveillons-la pour voir s’il n’y a pas moyen de lui faire avoir encore un autre tribunal. » La justice, à ses yeux, était une force redoutable, désservie indifféremment par les gendarmes et les juges, une force mystérieuse avec laquelle il fallait ne jamais se commettre.

Au fond de sa crainte, s’érigeait le Palais, formidable, assiégé par la curiosité malsaine des foules, un monument écrasant la ville, un monument « que sa petite porte, est-ce pas, madame, est si tellement grande que, de loin, ça paraît ordinaire et que, quand les personnes entrent dedans, on dirait des pouchenelles de chez Toone ».

Il lui semblait que, quand des gens ont eu un tribunal, cela doit se lire sur leur figure.

Des gamins, le matin, tandis qu’elle prenait l’air sur le pas de la porte, crièrent par hasard : « Schuune scholle ! » Elle crut qu’ils la huaient ; elle rentra précipitamment, le cœur serré, épouvantée de cette gaminerie qui, la veille, l’eût fait rire.

Charles traversait le magasin pour gagner la rue. Elle l’arrêta, mais n’osa pas, confuse comme une coupable, lui montrer la convocation du commissaire de police.

— Allons, madame Rose, dit gaiement Charles, c’est le dernier jour : ce soir, la particulière part pour Berlin ; n-i-ni, fini ; on n’entendra plus parler d’elle… le mauvais rêve est fini.

Elle leva les bras au ciel…

— Avant quinze jours, la tranquillité sera revenue à la Bonne Source

Elle hocha la tête d’un air de doute.

— Mais si, mais si !… Vous verrez que quand « elle » ne sera plus là, « il » sentira tous les torts qu’il a eus envers vous… Ce sera une nouvelle lune de miel… Je connais les hommes, peut-être : ce sont tous les mêmes.

— Vous êtes bien gentil de me dire ça, M. Charel, fit-elle d’une voix posée ; mais depuis que nous avons ce tribunal, je sens comme le malheur qui tourne autour de la maison ; il va arriver quét chose ; j’ai rêvé du peke avec un chat, cette nuit-ci… et ça est tout ce qu’il y a de plus pire, quand il y a un chat.

— Pfff… Je me demande ce qui peut vous effrayer !

— Tout, monsieur Charel, tout… je ne sais pas quoi, mais tout…

Odon entra dans le magasin.

— Charmant ! délicieux ! cria-t-il en voyant que Rose essuyait une larme. On en mangerait sur sa tartine, pour déjeuner.

Ni Charles, ni Rose, ne répondirent.

— Des commères qui brèe’nu, rin d’pareil po vos fé one maujon’ guée, murmura-t-il. C’est bon, v’là d’ja tot, dji mè r’vas… D’jenne a sopé !

Voyant que Rose continuait à rester impassible, il frappa du poing sur le comptoir.

— Elles sont toutes les mêmes, cria-t-il, s’adressant à Charles et désignant Rose : un va-nu-pieds passe, entre dans le magasin pour voler les pauvres ; elle lui offre du porto ; moi, j’arrive pour faire respecter ma maison ; pour qui croyez-vous qu’elle va prendre parti ? Pour son mari ? Non, pour le va-nu-pieds !

— Nous avons un tribunal, dit simplement Rose. Voilà la lettre du commissaire, il faut que tu passes au bureau.

Odon arracha le papier des mains de Rose ; il le lut et se promena à grands pas entre les deux comptoirs.

— Je n’irai pas, dit-il.

— Vous auriez tort, dit Charles.

Odon lui lança un regard chargé de reproches et continua à arpenter la boutique. Il le sentait, qu’il avait tort… et qu’il était ridicule. Brusquement, sa colère se tourna contre sa femme.

— Toi, menaça-t-il, je te rattraperai…

Et, comme il passait près d’elle, au moment où, désireuse d’éviter de l’exaspérer davantage, elle voulait rentrer dans la salle à manger, il la prit par les épaules, de ses fortes et larges mains, et la fit pivoter.

Les deux paumes s’étaient abattues, avec une violence de coups.

— Pas devant moi ! cria Charles, blême de colère.

Odon, d’une secousse, jeta Rose contre le mur, puis se plaça devant Charles.

— Vous commencez à nous embêter, vous ! lui dit-il, sous le nez.

Avant que Charles pût répondre, Rose s’interposait, énergique, maîtresse d’elle-même.

— Pas être malhonnête contre M. Charel, dit-elle à Odon ; ça je vous défends !

Puis, à Charles : — Moi, ça n’est rien ; laissez-le faire ; c’est mon mari…

Un client franchissait le seuil du magasin. Rose en profita pour entrer dans l’arrière-pièce ; elle ne pouvait en supporter davantage. Odon servit le client.

Quand celui-ci fut parti, Odon se remit à arpenter la boutique. Charles ne disait rien. Cela dura longtemps.

À la fin, Odon, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre calme, prononça :

— Monsieur Charles, il vaut mieux que vous vous en alliez…

— Je vais déménager tout de suite, dit Charles.

— Non, je ne veux pas que l’on raconte que je vous ai renvoyé…

— C’est ça qui m’est égal ! s’exclama le jeune homme.

Odon s’avança vers lui, lui prit les mains ; il larmoyait.

— Je ne vous demande qu’une chose, restez jusqu’à la semaine prochaine.

Ce fut tout. Charles haussa les épaules. Il sortit, le cœur plein de pitié, les idées en désarroi. Lui aussi, maintenant, sentait le malheur rôder autour de la Bonne Source.

Odon, jusqu’au soir, essaya de s’étourdir ; jamais journée ne lui parut plus longue. Sa conscience était bourbeuse ; il connut, par intervalles, au cours de ces heures interminables, quelques minutes de lucidité, douloureuses à crier, des minutes où lui vint le mépris désespéré de lui-même, de ses actes et de ses pensées.

À 9 heures, il entra au théâtre. Il « lui » avait fait envoyer une gerbe d’œillets rouges ; l’ouvreuse la passa sur la scène, après le premier morceau de chant, parmi les corbeilles et des bouquets de cette soirée, organisée « pour les adieux de Mme  Reclary ».

Quand elle était entrée en scène, souriante, embellie par les fards, constellée de pierres et d’or, il avait cligné des paupières, comme ébloui de soleil. Il se mit à observer le moindre de ses gestes : il vit qu’elle lisait les cartes épinglées dans les fleurs, à mesure qu’elle les recevait en saluant. Quand la gerbe rouge passa, elle sourit, choisit un œillet, vint au souffleur et, tandis que l’orchestre attaquait la ritournelle du deuxième morceau, elle regarda Flagothier… Puis, elle porta lentement l’œillet à ses lèvres et l’effleura d’un baiser…

Il trembla dans son fauteuil comme au spectacle le plus terrible et le plus délicieux qu’il eût vu de sa vie ; il comprit que le sort en était jeté, que ce geste léger, d’une signification profonde, changeait sa vie.

Il venait de franchir la ligne invisible et terrible qui sépare les gens irréguliers des gens honorables, ceux qu’on salue de ceux que l’on ne salue pas.

Il quitta le théâtre, entra dans un café presque désert et, pendant longtemps, tambourina le marbre de la table. Il fut surpris en se voyant, de profil et de face, dans les grandes glaces qui, décorant les quatre murs, se renvoyaient son image.

L’étonnement de ses yeux fit travailler sa pensée, la reporta à des choses qui déjà lui parurent anciennes : était-ce bien lui, cet homme aux yeux de fièvre, que les miroirs réfléchissaient ? lui, l’époux hier encore heureux, d’une femme raisonnable ? lui, le commerçant naguère estimé, bien accueilli partout et par tous ? lui, l’homme qui s’apprêtait à tout trahir, à tout renier, qui allait se précipiter dans les bas-fonds de la déchéance, dans un galop de fuite, sous un vent de catastrophe, sous les huées ? lui, l’homme qui s’apprêtait à sacrifier à une femme pleine de souillures, la fidèle et saine compagne d’une vie jusque-là normale ?

Oui, c’était lui ; il ne se reconnaissait pas dans cette image, mais c’était lui cependant, lui, comme sorti de lui-même, si loin de son passé de brave homme, si détaché de ses ambitions modestes, lui, corps et âme livré à cette aventurière à l’esprit frivole et vil, sur le compte de laquelle sa passion ne parvenait même pas à se donner le change, mais dont la force diabolique, la séduction inexprimable


Lili-la-Salope



lui faisaient trembler le cœur dans la poitrine, le happaient, l’engloutissaient, l’anéantissaient. Quoi ! tant de honte et de bêtise pour l’espoir peut-être illusoire de la chair donnée, de la bouche spasmodique, des seins tendus demain en récompense, comme ils l’auraient été la veille à d’autres hommes, comme ils le seraient demain à d’autres encore…

Il voulut lutter ; il voulut se jurer qu’il la laisserait partir, qu’il la regarderait prendre le train le lendemain matin, caché derrière un pilier de la gare du Nord, afin de s’emplir encore une fois les yeux de cette vision ; il voulut se jurer qu’il la raturerait d’un furieux coup de plume du livre de sa vie…

Ne plus la voir, ne plus la voir, était-ce possible ?

Il se questionna longuement, anxieusement.

Il se répondit : « Non ! »

C’était imbécile, c’était fou, c’était lâche, c’était irrémédiable. Il accepta en se disant, en se répétant que c’était irrémédiable, lâche, imbécile et fou.

Il rôda jusqu’au matin dans les cafés des environs de la gare du Nord, les tristes cafés empuantis, où des gardes-convois dorment, les membres tassés, sur des banquettes parcimonieusement hospitalières, où des voyageurs éreintés voisinent avec des souteneurs en attendant les premiers trains du matin, où le rebut des filles de nuit, n’ayant pas trouvé preneur, s’attarde à l’espoir, toujours plus problématique, d’un médiocre marché d’amour.

Ce fut dans un de ces établissements qu’il rencontra Lili-la-Salope, figurante dans les théâtres et « faisant » les gares après minuit, autant par amour du noctambulisme que par besoin d’argent. Cette femme a raconté plus tard que Flagothier lui paya plusieurs consommations et que brusquement, sans qu’elle sût pourquoi, il se mit à lui conter longuement, avec des détails dramatiques, l’histoire « d’un de ses amis », lâchant sa femme légitime et sa situation pour suivre une actrice dont il était follement épris. Il fit même, de cette actrice, un portrait tellement enthousiaste, que Lili-la-Salope en fut humiliée et en conçut du dépit.

— « Nous » ne valons pourtant pas que les hommes se flanquent dans la mélasse comme ça pour « nous », répondit-elle, car elle avait la manie de généraliser ; il faut vraiment que ton ami soit encore plus bête que mes pieds. Tu devrais aller l’empoigner par le col de sa jasse et le ramener chez sa femme avec des coups de pied dans son derrière…

Alors il devint amer, agressif et querelleur, au point que, comme enfin, elle lui demandait pourquoi il lui avait fait cette confidence, il répondit :

— Parce que cette histoire est tellement sale qu’on est heureux de trouver une p… pour pouvoir la raconter.

Sur ces mots sans délicatesse, elle le quitta, emportant une impression très nette qu’elle formula aussi : « Ça est un que les chagrins ont fait devenir louffoc ! »

Odon écrivit à Rose une lettre, la jeta dans la boîte, acheta dans un hôtel louche une valise « abandonnée » par un voyageur et, le matin, monta dans le train de Berlin où Jane Reclary fut embarquée par André.

Caché dans son compartiment, grelottant de froid après cette nuit sans sommeil, affreusement triste dans le demi-jour funèbre de la gare morne, presque déserte, il « la » vit se pendre dix fois au cou d’André, se donner tout entière dans le baiser de l’adieu, un fervent baiser où leurs bouches se prirent sans fin, et qui les laissa frémissants, les yeux au fond des yeux.

La locomotive siffla ; quand le train partit, Odon, les ongles enfoncés dans les paumes, leva les poings en l’air dans un geste d’acclamation et poussa un cri de joie, un cri de délivrance, le hurlement d’un animal piégé qui vient, en y laissant de sa chair, de se débarrasser de l’entrave.

Rose avait passé une nuit affreuse. Pour la première fois, Odon découchait. À sept heures, elle se décida à prévenir Charles. Lui aussi eut le pressentiment d’un malheur. Mais il se tut, gardant un dernier espoir.

— Énervé comme il l’était hier, Odon aura bu plus que de raison à la Boule Plate ; il aura logé dans le lit-à-tous… Je vais vous le chercher.

— Non, dit-elle, blanche de terreur, il n’est pas à la Boule Plate, j’en suis sûre : ou bien il lui est arrivé un accident, ou bien il est parti avec « elle ».

Charles ne répondit pas. Il courut à la Boule Plate ; l’un des garçons enlevait les volets de la vitrine : de toute la soirée on n’avait vu Flagothier.

Quand il revint à la Bonne Source, Rose avait reçu la lettre d’Odon. Elle la lui tendit.

— Je l’avais toujours pensé, lui dit-elle : il était trop malheureux.

Il lut d’un coup d’œil : « Adieu, je te quitte pour toujours… Je sens bien que je fais mal, ma pauvre femme… C’est plus fort que moi : je n’aurais plus pu vivre chez nous… ne pense plus à moi… tu ne me reverras plus jamais… je te laisse le magasin… tu as de quoi te tirer d’affaire… sois heureuse… »

Rose sanglotait éperdument.

— Qu’est-ce qu’il va devenir ? disait-elle. Il n’a même pas sa malle avec…

Il n’a seulement pas pour changer de linge.

Tout à coup une idée lui vint :

— Pourvu qu’il ait pris de l’argent…

Et, tout de suite, un autre cri, dans un nouveau sursaut, avec des yeux d’angoisse :

— Pourvu qu’il n’ait pas tout pris…

Et elle enfonça la figure dans ses coudes placés à plat sur le comptoir, pour ne plus voir, pour sangloter dans le noir, pour toucher, dans les ténèbres, le fond de sa misère.

Charles laissa passer cette crise. Quand, maîtresse de ses sanglots, Rose releva la tête, elle prononça, pensant enfin à elle-même et regardant le magasin propre, clair, hier encore joyeux et maintenant funèbre :

— Ça va tout de même être pas drôle pour moi ici, seule, toute seule.

Alors, elle vit Charles, elle eut une imploration qui porta d’un élan vers lui tout son pauvre être souffrant :

— Vous allez pas me laisser toute seule, n’est-ce pas, Monsieur Charel ?

Les larmes venaient ; il répondit :

— Vous pouvez compter sur moi comme on compte sur un frère, Madame Rose. Je resterai d’abord quelques jours auprès de vous ; puis j’irai habiter dans le voisinage et je viendrai vous voir souvent…

Elle l’interrogeait de ses grands yeux tristes et purs, cherchant à comprendre :

— Vous auriez peur qu’on dise du mal de nous deux, demanda-t-elle ? Pour moi, ce n’est rien : quans’ qu’on est prop’ avec soi-même, c’est le principal…

Un client entrait dans la boutique. Elle trouva sous ses larmes, son sourire de vendeuse aimable ; elle servit le client en débitant sa phrase traditionnelle sur le temps :

— Tout le monde est enrhumé avec ce sale hiver, lui dit-elle, déjà vaillante. C’est avec ça que j’ai les yeux rouges.