À la hache/14

La bibliothèque libre.
Éditions Albert Lévesque (p. 160-166).

IV

LE COMPTAGE


Un bruit de roches tombant dans l’eau m’éveille. Il est quatre heures. Paul Charette, assis sur le grabat en perches, essaie d’enfiler son caleçon. Il ne fait plus nuit, et pas encore jour.

— Battefeu ! J’ai la berlue. C’est ma chemise que j’veux culotter.

Nous rions tous deux. Les roches continuent à pleuvoir. Qui donc ose ainsi éveiller les poissons.

— Flac !… Flic !… Flac !…

Intrigué, j’ouvre la porte. À 100 pas, dans la petite baie, en face des constructions neuves, des truites saumonnées, à la douzaine, et pesant au moins 8 livres chacune, montrent leur derrière aux étoiles reculantes.

Paul Charette réussit enfin à s’habiller. Mais toujours en étirant sa moustache avec le geste éternel du célibataire endurci. Puis il sort dehors, regarder l’aube. Ses mains sur la bouche, en cornet, il crie :

— Lève !… Lève !… Lèèèèè… ve !…

Les truites suspendent leurs jeux. Les collines maussades, au vent de rêves brisés, répondent :

— Lève !… Lève !… Lèèèèè… ve !…

Les portes claquent. Les tambours jouent. Un bruit de foin taponné, de feuilles arrachées à la hâte, monte des sous-bois. La saine vie de la forêt recommence.

Je vole une ligne au contremaître, toute mêlée dans son chapelet, sur un clou, et me sauve au lac. La cuillère phosphorescente roule, avive l’eau. Coup dur qui me fait sauter dans le courant. Je tire et crie. Quelle angoisse. La corde fouette la surface, l’émiette. Je tire encore. Un boulet rose jaillit de l’onde, traverse l’air, disparaît. Je tire à me pendre, tombant sur le sable humide.

— Je l’ai ! je l’ai !…

Mes hurlements font accourir Félix Lépine, canotier superbe. Le métis ouvre des yeux noirs, grands, se gratte la fesse et s’esclaffe :

— En v’là ane bonne. Moé qui avais entendu : J’me naye… j’me naye…

Que n’ai-je encore une truite rouge de huit livres, mangée doucement, en amateur. Mais surtout, en face de Paul Charette et… de sa chemise, au bon endroit, cette fois.

Nous partons avec les hommes. Il fait encore brun, parmi les cyprès. Dans un fourré plus sombre, j’entends tout à coup Charette crier :

— Lâche-la… au meurtre !…

Je le rejoins. Il est de la blancheur d’un drap de ville. Mais où donc est son caluron jaune, porté avec autant d’orgueil que Jos. Laurence sa tuque ?

— Votre coiffure ?…

— Ben oui !… ma coiffure, le diable est venu me la prendre. J’ai senti ses griffes dans mes cheveux. Si le missionnaire peut arriver, ane bonne fois ! C’est moé qui vous le dis, je ne resterai pus un an sans faire ma religion. J’aurais dû m’marier y a belle lurette. Le Seigneur me punit…

À ce moment une éclaircie, de complicité avec l’aurore, nous fait voir un énorme hibou, achevant de déchirer, au faîte d’un chicot, le couvre-chef du pauvre contremaître. Charette ne peut s’empêcher de sourire.

— Ça bite la comète. V’la les hibous qui vont m’prendre pour un lièvre, à c’t’ heure ? Raison de plus pour convoler l’an qui vient.

Et, reprenant notre marche, Charette ramasse quelques brins de laine tombés sur une branche basse, les caresse et dit :

— Mon casque a toujours ben fait ane belle mort… Les p’tits oiseaux pourront s’faire douze nids, pour sûr, en mai prochain, avec…

Nous faisons la tournée des équipes. Je vérifie les mensurations des « têtes de gang ». Détail important, car les blocs coupés au moulin, à Grand’Mère, doivent être de longueur égale, avant d’entrer dans les machines à dissection. M. Charette m’aide à compter 12,000 billots.

Ils n’ont pas fini de se faire barbouiller au crayon de couleur, les pauvres ! Le commis les passe au jaune. Le toiseur leur donne une blessure rouge. L’inspecteur les marque en vert. Et l’agent du gouvernement termine le maquillage avec une lourde croix noire. Finalement, lorsque arrive le charroyage, les hommes comptent aussi leur nombre, avec le charbon de rondins calcinés. De sorte que les écureuils, les belettes, toujours curieuses, même au bois, s’extasient devant ces riens multicolores et semblent dire :

— Mais sont-ils savants, tout de même, les humains, pour réaliser de pareilles équations !

Quelle joie d’être juché à 25 pieds de terre, à cheval sur une gaule fourrée entre les bûches, et se réchauffer en criant : 1, 2, 3, 4, 12, 46, 69, 81, 99… Puis, crac ! le bâton se brise et vous vous retrouvez à dire : 100 sur le dos, dans les broussailles, ou encore le derrière dans huit pieds de neige. Un lièvre se sauve. Et comment ?… Qui ne rirait pas ?

Si les mathématiques forment le jugement, elles sont aussi un précieux médium d’acrobatie, au lac Clair… Et je ne les conseillerais pas à l’institutrice craintive, poussant son loquet, aussitôt la classe envolée, à l’école de mon village…

Je salue en passant les chevaux noirs du Caribou. Vus à travers le prisme des ramures pesantes de givre, lorsque le premier rayon de soleil commence à fureter en catherinette, les bêtes ont une beauté de légende. Seule, la vieille jument noire de M. l’inspecteur d’écoles, à Saint-Jérôme, promenant toujours mes souvenirs, soutient une comparaison avantageuse avec elles.

Retour au bureau. L’audition des livres est rapide. Un baril de porc, sept sacs de farine, 100 livres de fèves, 50 livres de pois, 20 livres de thé, etc., utilisés. Tout cela en six jours. Coût moyen des repas ? Hommes : 16 centins. Chevaux : 50. Note : Envoyer de la viande fraîche, 200 minots d’avoine et 10,000 livres de foin, pour le mois prochain.

Des bruits calmes endorment mes chiffres. Frou-frou des aiguilles de l’horloge, sur la soie blanche. Ronronnement des vers à bois, au plafond, dans les murs, le plancher, partout. Par milliers, ils vont de leurs scies mobiles : criste… criste… criste… La poussière de fibre tombe en neige, douce, sentant bon. Sève qui sèche. Grain qui se dilate.

Les vers-sapeurs tamisent les bâtisses neuves de leurs catacombes microscopiques. Il en est ainsi, dans les régions ravagées par le feu. Vous marchez sous les bosquets sans feuilles, Une poudrerie de safran vous inonde, vous grise. D’ici trois ans, l’œuvre de destruction sera complétée. Les essences n’auront plus de valeur commerciale. C’est pourquoi, après chaque incendie, les coupes s’intensifient, dans les régions où les arbres ne sont pas tombés.

M. Charette me fait reconduire à la Cache par Lépine. En canot, s’il-vous-plaît.

Trois heures inoubliables sur l’onde, verte, rose ou mauve, au hasard des miroirs scintillants de tous les sommets. Dans les portages réchauffés, d’un lac à l’autre, j’écrase les derniers fruits, les rares bleuets.

Tapis d’orient déroulé par Dieu sous mes pas, aux veloutés caressant jusqu’à l’âme.

Sur le lac Clair, nous croisons Osias Valade. Le fils de Clément est tout gai de voir du monde. Il s’écrie :

— Le bonjour, le commis. Le bonjour, le Félis. Et vous, l’marqueux d’temps, j’vous invite à v’nir à l’orignal la s’maine prochaine. Y sont à la veille de s’app’ler.

En s’éloignant, après un coup d’aviron qui mord, il soulève une truite grise pesant au moins 25 livres.

— J’viens de l’attraper, dans la fraye d’là Pointe-de-Roche. C’est proche le temps qu’on pourra les voir cordées, trois pieds d’épais, sous l’eau d’la batture. Ane belle pièce, hein ? Et dire que les Américains y dépensent des cent piastres, pour v’nir dans l’Nord, baiser l’cul d’la vieille. C’est nous autres, les vrais tourisses.

Le sourire de la Cache est immense comme tout l’horizon, à mon arrivée. Jeanne est plus grosse, ce qui veut dire plus méchante, en devenant plus jolie. Cailleron se dégêne, ô civilisation ! et va jusqu’à sentir les chiens au museau. Chantecler rit toujours dans sa barbe et continue les traditions hébraïques du désert… Des pois de senteur, semés bêtement fin juillet, ouvrent des bouches tentantes. Ce qui ne me fait plus regretter le départ des papillons. Le drapeau du bal légendaire flotte maintenant sur la forge. Mes vieux fument, dans le soleil attardé.

Brassez tout cela et vous aurez un punch : le bonheur…