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À la recherche du temps perdu (fragments II)

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À LA RECHERCHE
DU TEMPS PERDU[1]
(fragments)

Dans la cour de l’immeuble où nous avions loué un appartement, M. et Mme de Guermantes avaient une demeure formant hôtel sur laquelle j’acquis assez vite des renseignements, grâce à Françoise. Car les Guermantes qu’elle désignait souvent, par les mots de en dessous, en bas, étaient sa constante préoccupation, depuis le matin où, jetant, pendant qu’elle coiffait maman, un coup d’œil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes sœurs ; cela va sûrement en dessous » ou « Oh ! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n’y a pas besoin de demander d’où qu’il deviennent, le Duc aura-t-été à la chasse », jusqu’au soir, où entendant un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle tirait cette conclusion : « Ils ont du monde en bas, c’est à la gaieté ! »

Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l’intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, était celui où, la porte cochère s’ouvrant à deux battants, Mme de Guermantes montait dans sa calèche. C’était habituellement peu de temps après que nos domestiques avaient fini de célébrer cette sorte de Pâque solennelle que nul ne doit interrompre, appelée leur déjeuner, et pendant laquelle ils étaient tellement « tabous » que mon père lui-même ne se serait pas permis de les sonner, sachant d’ailleurs qu’aucun ne se serait pas plus dérangé au cinquième coup qu’au premier et qu’il aurait ainsi commis cette inconvenance en pure perte, mais non pas sans dommage pour lui. Car Françoise (qui depuis qu’elle était une très vieille femme, se faisait, à tout propos, ce qu’on appelle une tête de circonstance) n’eût pas manqué de lui présenter toute la journée une figure couverte de petites marques cunéiformes et rouges qui déployaient au dehors mais d’une façon peu déchiffrable le long grimoire de ses doléances, les raisons profondes de son mécontentement.

Les derniers rires du festin sacré une fois achevés, Françoise qui était à la fois, comme dans l’église primitive, le célébrant et l’un des fidèles, se versait un dernier verre, détachait de son cou la serviette, la pliait en essuyant à ses lèvres un reste d’eau rougie et de café, la passait dans un rond, remerciait d’un œil dolent « son » jeune valet de pied (qui, pour faire du zèle, lui disait : « Voyons, madame, encore un peu de raisin ») et allait aussitôt ouvrir la fenêtre sous le prétexte qu’il faisait trop chaud « dans cette misérable cuisine ». En jetant avec dextérité dans le même temps qu’elle tournait la poignée de la croisée et prenait l’air, un coup d’œil désintéressé sur le fond de la cour, elle y dérobait furtivement la certitude que la duchesse n’était pas encore prête, et couvait un instant de ses regards passionnés et dédaigneux la voiture attelée. Puis, cet instant d’attention une fois donné aux choses de la terre, elle levait les yeux au ciel dont elle avait d’avance deviné la pureté en sentant la douceur de l’air qui venait d’entrer par la fenêtre et regardait à l’angle du toit la place où des pigeons, pareils à ceux qui décoraient le faîte de sa cuisine, à Combray, venaient faire leur nid au dessus de la cheminée de ma chambre et dont, à chaque printemps, je retrouvais, soudain éclos, le roucoulement matinal, comme un cocorico adouci, transposé et mauve.

— Ah ! Combray ! Combray ! s’écriait Françoise, quand est-ce que je te reverrai, pauvre terre ! Quand est-ce que je pourrai passer toute la sainte journée sous tes aubépines et nos pauvres lilas en écoutant les gorge-rouges, au lieu d’entendre cette misérable sonnette de notre jeune maître qui me fait tout le temps courir le long de ce satané couloir. Hélas, pauvre Combray ! peut-être que je ne te reverrai que morte, quand on me jettera comme une pierre dans le trou de la tombe. Alors je ne les sentirai plus tes belles aubépines toutes blanches. Mais dans le sommeil de la mort je crois que j’entendrai encore ces trois coups de sonnette qui m’auront damnée d’avance dans ma vie.

Mais elle était interrompue par les appels de Jupien, le giletier, celui qui avait tant plu autrefois à ma grand’mère le jour où elle était allée voir Mme de Villeparisis, et n’occupait pas un rang moins élevé dans la sympathie de Françoise, et qui, ayant levé la tête en entendant ouvrir la fenêtre, cherchait déjà depuis un moment à attirer l’attention de sa voisine pour lui dire bonjour. La coquetterie de la jeune fille qu’avait été Françoise affinait alors pour un instant le visage ronchonneur de notre vieille cuisinière alourdie par l’âge, la mauvaise humeur et la chaleur du fourneau et c’est avec un mélange charmant de réserve, de familiarité et de pudeur, qu’elle adressait au giletier un gracieux salut mais sans lui répondre de la voix, car si elle enfreignait les recommandations de maman en regardant dans la cour, elle n’eût pas osé les braver jusqu’à causer par la fenêtre. Elle lui montrait la calèche attelée, en ayant l’air de dire : « Des beaux chevaux, hein », mais en réalité parce qu’elle savait qu’il allait lui répondre, en mettant la main devant la bouche :

— Vous aussi vous pourriez en avoir si vous vouliez, et même peut-être plus qu’eux, mais vous n’aimez pas tout cela.

Et Françoise après un signe modeste, évasif et ravi qui pouvait signifier : « Chacun son genre, ici c’est à la simplicité », refermait la fenêtre de peur que maman n’arrivât. Ces « vous » qui eussent pu avoir plus de chevaux que la Duchesse de Guermantes s’ils avaient voulu, c’était nous, mais Jupien avait raison de dire « vous » car — comme ces plantes qu’un animal à qui elles sont entièrement unies nourrit d’aliments qu’il attrape, mange, digère pour elles et qu’il leur offre dans son dernier et tout assimilable résidu, — Françoise vivait en symbiose avec nous ; c’est nous qui avec nos vertus, notre fortune, notre train de vie, notre situation, devions nous charger d’élaborer les petites satisfactions d’amour-propre dont était formée — en y ajoutant avec le droit reconnu d’exercer librement le culte du déjeuner suivant la coutume ancienne, la petite gorgée d’air à la fenêtre quand il était fini, quelque flânerie dans la rue en allant faire ses emplettes et une sortie le dimanche pour aller voir son neveu — la part de contentement indispensable à sa vie. Aussi notre départ d’un immeuble que nous avions longtemps habité (et « où on était si bien estimé de partout »), l’installation dans une nouvelle maison où les premiers jours, le concierge ne nous connaissant pas, Françoise avait cessé momentanément de recevoir les marques de considération nécessaires à sa bonne nutrition morale, l’avaient jetée dans un état de dépérissement pendant la durée duquel elle faisait continuellement entendre des lamentations. « C’est l’ennui ! » disait-elle quand on l’interrogeait sur son mal, et elle donnait au mot ennui ce sens si fort qu’il garde dans les tragédies de Corneille et dans les lettres des soldats qui se suicident par regret de leur fiancée, de leur village, par « ennui ». Mais elle se releva rapidement du sien, car Jupien (« De bien bon monde ces Jupien, de bien braves gens et ils le portent bien sur la figure ») lui procura un plaisir, aussi vif et plus raffiné que celui qu’elle aurait eu si nous avions pris une voiture, en sachant tout de suite comprendre et enseigner dans toute la maison que si nous n’en avions pas, d’équipage, c’est que nous ne voulions pas.

Et quand un fournisseur ou un domestique venait nous apporter quelque paquet, tout en ayant l’air de ne pas s’occuper de lui, et en lui désignant seulement d’un air détaché une chaise, pendant qu’elle continuait son ouvrage, Françoise mettait si habilement à profit les quelques instants qu’il passait dans la cuisine, à attendre la réponse de maman, qu’il était bien rare qu’il repartît sans avoir indestructiblement gravée en lui la certitude que « si nous n’en avions pas, c’est que nous ne voulions pas ». Si elle tenait tant d’ailleurs à ce qu’on nous sût riches, ce n’est pas que la richesse sans plus, la richesse sans la vertu, fût aux yeux de Françoise le bien suprême. Mais la vertu sans la richesse n’était pas non plus son idéal. La richesse, selon Françoise, était pour la vertu comme une condition nécessaire, à défaut de laquelle la vertu serait sans mérite et sans charme. Françoise les séparait si peu qu’elle avait fini par prêter à chacune les qualités de l’autre, à exiger quelque confortable dans la vertu, à reconnaître quelque chose d’édifiant à la richesse.

Une fois la fenêtre refermée elle commençait en soupirant à ranger la table de la cuisine.

— Il y a des Guermantes qui restent rue de la Chaise, disait le valet de chambre, j’avais un ami qui y avait travaillé ; il était second cocher chez eux. Et je connais quelqu’un, pas mon copain alors, mais son beau-frère, qui avait fait son temps au régiment avec un piqueur du Baron de Guermantes.

— La duchesse doit être alliancée avec tout ça, c’est de la même parenthèse, disait Françoise. C’est une grande famille que les Guermantes ! ajoutait-elle avec respect, fondant la grandeur de cette famille à la fois sur le nombre de ses membres et l’éclat de son illustration, comme Pascal, la vérité de la Religion sur la Raison et sur l’autorité des Écritures. Car n’ayant que ce seul mot de « grand » pour les deux choses, il lui semblait qu’elles n’en formaient qu’une seule, et son vocabulaire avait ainsi par endroits un défaut qui projetait de l’obscurité jusque dans la pensée. — Je voulais demander à leur maître d’hôtel si c’est eux qui ont leur château à dix lieues de Combray, mais c’est un vrai seigneur, un grand pédant, qui ne cause pas, on dirait qu’on lui a coupé la langue. Ah ! si c’était à moi le château de Guermantes, on ne me verrait pas souvent à Paris. Faut-il tout de même que des maîtres, des personnes qui ont de quoi comme Monsieur et Madame, en aient des idées pour rester dans cette misérable ville quand ils seraient libres d’aller à Combray. Qu’est-ce qu’ils attendent pour prendre leur retraite puisqu’ils ne manquent de rien ; d’être morts ? Ah ! si j’avais seulement du pain sec à manger et du bois pour me chauffer l’hiver, il y a longtemps que je serais dans la pauvre maison de mon frère à Combray. Là-bas on se sent vivre au moins, on n’a pas toutes ces maisons devant soi, il y a si peu de bruit que la nuit on entend les grenouilles chanter à plus de deux lieues.

— Ça doit être vraiment beau, madame, s’écriait le jeune valet de pied avec enthousiasme comme si ce dernier trait avait été aussi particulier à Combray que la vie en gondole à Venise.

— Au moins on sait dans quelle saison qu’on vit. Ce n’est pas comme ici qu’il n’y aura pas plus un méchant bouton d’or à Pâques qu’à la Noël, et que je n’ai pas seulement un petit angélus quand je lève ma vieille carcasse. Là-bas on entend chaque heure, ce n’est qu’une pauvre cloche qui sonne, mais tu te dis, voilà mon frère qui rentre des champs, tu vois le jour qui baisse, tu as le temps de te retourner avant d’allumer la lampe. Ici il fait jour, il fait nuit, on va se coucher qu’on ne pourrait seulement pas plus dire que les bêtes ce qu’on a fait.

— Il paraît que Méséglise aussi c’est bien joli, madame, interrompait le jeune valet de pied au gré de qui la conversation prenait un tour un peu abstrait et qui se souvenaît par hasard de nous avoir entendu parler, à table, de Méséglise.

— Oh ! Méséglise, disait Françoise avec le large sourire qu’on amenait toujours sur ses lèvres quand on prononçait ces noms de Méséglise, de Combray, de Roussainville : ils faisaient tellement partie de sa propre existence qu’elle éprouvait à les rencontrer au dehors, à les entendre dans une conversation, une gaieté assez voisine de celle qu’un professeur excite dans sa classe en faisant allusion à tel personnage contemporain dont ses élèves n’auraient pas cru que le nom pût jamais tomber du haut de la chaire. Son plaisir venait aussi de sentir que ces pays-là étaient pour elle quelque chose qu’ils n’étaient pas pour les autres, de vieux camarades avec qui on a fait bien des parties ; et elle leur souriait comme si elle leur trouvait de l’esprit, parce qu’elle retrouvait en eux beaucoup d’elle-même.

— Oui tu peux le dire, mon fils, c’est assez joli Méséglise, reprenait-elle en riant finement ; mais comment que t’en as entendu causer, toi, de Méséglise ?

— Comment que j’ai entendu causer de Méséglise ? mais c’est bien connu ; on m’en a causé et même souvent, répondait-il avec cette criminelle inexactitude des informateurs qui chaque fois que nous cherchons à nous rendre compte objectivement de l’importance que peut avoir pour les autres une chose qui nous concerne, nous met dans l’impossibilité d’y réussir.

— Ah ! je te promets qu’il fait meilleur là sous les poiriers que près du fourneau.

— Mais c’est à Combray même, chez une cousine de Madame, que vous étiez placée, alors ?

— Oui chez Mme Octave, ah ! une bien sainte femme, mes pauvres enfants, et où il y avait toujours de quoi, et du beau et du bon, que vous pouviez arriver dîner à cinq, à six, ce n’était pas la viande qui manquait et de première qualité encore, et du porto blanc, et du porto rouge, tout ce qu’il fallait. Comme nous disait M. le curé, s’il y a une femme qui est sûre d’aller près du bon Dieu c’est bien celle-là. Pauvre Madame, je l’entends encore qui me disait de sa petite voix : « Françoise, vous savez, moi je ne mange pas, mais je veux que ce soit aussi bon pour tout le monde que si je mangeais ».

Elle leur parlait aussi d’Eulalie comme d’une bien bonne personne ; depuis qu’Eulalie était morte, elle avait en effet complètement oublié qu’elle l’avait peu aimée durant sa vie.

Mais déjà depuis un quart d’heure maman disait :

— Mais qu’est-ce qu’ils peuvent faire ! Voilà plus de deux heures qu’ils sont à table.

Et elle sonnait timidement trois ou quatre fois. Françoise, son valet de pied, le maître d’hôtel entendaient les coups de sonnette non pas comme un appel, et sans songer à venir, mais pourtant comme les premiers sons des instruments qui s’accordent quand un concert va bientôt reprendre et qu’on sent qu’il n’y aura plus que quelques minutes d’entr’acte. Aussi quand les coups commençaient à se répéter et à devenir plus impatients, nos domestiques se mettaient à y prendre garde et, estimant qu’ils n’avaient plus beaucoup de temps devant eux avant la reprise du travail, à un tintement de sonnette un peu plus sonore que les autres, ils poussaient un soupir et prenant leur parti, le valet de pied descendait fumer une cigarette devant la porte, Françoise montait ranger ses affaires dans son sixième, et le maître d’hôtel ayant été chercher du papier à lettres dans une chambre expédiait rapidement sa correspondance préparée.

Malgré la morgue de leur maître d’hôtel, Françoise avait pu dès les premiers jours m’apprendre que les Guermantes n’habitaient pas leur hôtel en vertu d’un droit immémorial mais d’une location assez récente, et que le jardin sur lequel il donnait, du côté que je ne connaissais pas, était assez petit et semblable à tous les jardins contigus ; et je sus enfin qu’on n’y voyait ni gibet seigneurial, ni moulin fortifié, ni sauvoir, ni colombier à piliers, ni four banal, ni grange à nef, ni châtelet, ni ponts fixes ou levis, voire volants, non plus que péagers, ni aiguilles, chartes murales, ou montjoies. Mais un ami de mon père avait rendu quelque individualité à cette demeure déchue en nous disant un jour de Madame de Guermantes : « Elle a la plus grande situation dans le faubourg Saint-Germain, elle a la première maison du faubourg Saint-Germain. » Sans doute le premier salon, la première maison du Faubourg Saint-Germain, c’était bien peu de chose auprès des autres demeures que j’avais successivement rêvées.

D’ailleurs mon esprit était embarrassé par certaines difficultés, et la présence du corps de Jésus-Christ dans l’hostie ne me semblait pas un mystère plus obscur que ce premier salon du faubourg Saint-Germain situé sur la rive droite et dont je pouvais de ma chambre entendre battre les meubles le matin. Mais la ligne de démarcation qui me séparait du faubourg Saint-Germain, pour être seulement idéale, ne m’en semblait que plus réelle ; je sentais bien que c’était déjà le faubourg Saint-Germain, le paillasson des Guermantes étendu de l’autre côté de cet Équateur et dont ma mère avait osé dire, l’ayant aperçu comme moi un jour que leur porte était ouverte, qu’il était en bien mauvais état. Au reste, comment leur salie à manger, leur galerie obscure, aux meubles de peluche rouge, que je pouvais apercevoir quelquefois par la fenêtre de notre cuisine, ne m’auraient-ils pas semblé posséder le charme mystérieux du faubourg Saint-Germain, en faire partie d’une façon essentielle, y être géographiquement situés, puisque, avoir dîné dans cette salle à manger, c’était être allé dans le faubourg Saint-Germain, en avoir respiré l’atmosphère, puisque ceux qui, avant d’aller à table, s’asseyaient à côté de Mme de Guermantes sur le canapé de cuir de la galerie, étaient tous du faubourg Saint-Germain. Sans doute ailleurs que dans le faubourg Saint-Germain, à certaines soirées, on pouvait voir parfois trônant majestueusement au milieu du peuple vulgaire des élégants, l’un de ces hommes qui ne sont que des noms et qui prennent tour à tour pour les personnes qui ne les connaissent pas, quand elles cherchent à se les représenter, l’aspect d’un tournoi et d’une forêt domaniale. Mais ici, dans le premier salon du faubourg Saint-Germain, dans la galerie obscure, il n’y avait qu’eux. Ils étaient, en une matière précieuse, les colonnes qui soutenaient le temple. Même pour les réunions familières ce n’était que parmi eux que Mme de Guermantes pouvait choisir ses convives, et dans les dîners de douze, assemblés autour de la nappe servie, ils étaient comme les statues d’or des apôtres de la Sainte-Chapelle, piliers symboliques et consécrateurs, devant la Sainte Table. Quant au petit bout de jardin qui s’étendait entre de hautes murailles, derrière l’hôtel, et où l’été Mme de Guermantes faisait après dîner servir les liqueurs et l’orangeade, comment n’aurais-je pas pensé que s’asseoir entre neuf et onze heures du soir, sur ses chaises du fer, — douées d’un aussi grand pouvoir que le canapé de cuir, — sans respirer du même coup, les brises particulières au faubourg Saint-Germain, était aussi impossible que de faire la sieste dans l’oasis de Figuig, sans être par cela même en Afrique. Et il n’y a que l’imagination et la croyance qui peuvent différencier des autres certains objets, certains êtres, et créer une atmosphère. Hélas ces sites pittoresques, ces accidents naturels, ces curiosités locales, ces ouvrages d’art du faubourg Saint-Germain, il ne me serait sans doute jamais donné de poser mes pas parmi eux. Et je me contentais de tressaillir en apercevant, de la haute mer, (et sans espoir d’y jamais aborder) comme un minaret avancé, comme un premier palmier, comme le commencement de l’industrie ou de la végétation exotiques, le paillasson usé du rivage.

Mais si l’hôtel de Guermantes commençait pour moi à la porte de son vestibule, ses dépendances devaient s’étendre beaucoup plus loin au jugement du Duc qui tenant tous les locataires pour fermiers, manants, acquéreurs de biens nationaux, dont l’opinion ne compte pas, se faisait la barbe le matin en chemise de nuit à sa fenêtre, descendait à la cour, selon qu’il avait plus ou moins chaud, en bras de chemise, en pyjama, en veston écossais de couleur rare, à longs poils, en petits paletots clairs plus courts que son veston, et faisait trotter en main devant lui par un de ses piqueurs quelque nouveau cheval qu’il avait acheté. Tout le quartier du reste — et cela jusqu’à de grandes distances — ne paraissait au duc qu’un prolongement de sa cour, une piste plus étendue pour ses chevaux. Après avoir vu comment un nouveau cheval trottait seul, il le faisait atteler, traverser toutes les rues avoisinantes ; le piqueur courait le long de la voiture en tenant les guides, la faisait passer et repasser devant le Duc, arrêté sur le trottoir, debout, immense, habillé de clair, le cigare à la bouche, la tête en l’air, le monocle curieux, jusqu’au moment où il sautait sur le siège, menait la bête lui-même pour l’essayer, et partait avec le nouvel attelage retrouver sa maîtresse aux Champs-Élysées. M. de Guermantes disait bonjour dans la cour à deux couples qui tenaient plus ou moins à son monde : un ménage de cousins à lui, qui, comme les ménages d’ouvriers, n’était jamais à la maison pour soigner les enfants car dès le matin la femme partait à la « Schola » apprendre le contre-point et la fugue, et le mari à son atelier faire de la sculpture sur bois et des cuirs repoussés ; puis le baron et la baronne de Norpois, habillés toujours en noir, la femme en loueuse de chaises et le mari en croque-mort, qui sortaient plusieurs fois par jour pour aller à l’église.

Un jour que M. de Guermantes avait eu besoin d’un renseignement qui se rattachait à la profession de mon père, il s’était présenté lui-même avec beaucoup de grâce. Depuis il avait souvent quelque service de voisin à lui demander, et dès qu’il apercevait mon père en train de descendre l’escalier en songeant à quelque travail, et désireux d’éviter toute rencontre, le Duc quittait ses hommes d’écuries, venait à lui dans la cour, lui arrangeait le col de son pardessus, avec la serviabilité héritée des anciens valets de chambre du Roi, lui prenait la main, et la retenant dans la sienne, la lui caressant même pour lui prouver, avec une impudeur de courtisane, qu’il ne lui marchandait pas le contact de sa chair précieuse, il le menait en laisse, fort ennuyé et ne pensant qu’à s’échapper, jusqu’au delà de la porte cochère.

Un jeune poète lyrique comme Bloch, s’il a pris un fauteuil pour entendre la Berma, ne pense qu’à ne pas salir ses gants, à ne pas gêner, à se concilier le voisin que le hasard lui a donné, à poursuivre d’un sourire intermittent le regard fugace, à fuir d’un air impoli le regard rencontré, d’une personne de connaissance qu’il a découverte dans la salle et qu’après mille perplexités il se décide à aller saluer au moment où les trois coups en retentissant avant qu’il soit arrivé jusqu’à elle, le forcent à s’enfuir comme ses Pères les Hébreux dans la mer Rouge entre les flots houleux des spectateurs qu’il fait lever. Au contraire c’était parce que les gens du monde — à ce gala de l’Opéra-Comique pour lequel j’avais eu une place — étaient dans leurs loges (derrière le balcon en terrasse), comme dans de petits salons suspendus dont une cloison eût été enlevée, ou dans des petits cafés où l’on va prendre une bavaroise sans être intimidé par les glaces encadrées d’or et les sièges rouges de l’établissement, c’est parce qu’ils posaient une main indifférente sur les fûts dorés des colonnes qui soutenaient ce temple de l’art lyrique, c’est parce qu’ils n’étaient pas émus des honneurs excessifs que semblaient leur rendre deux figures sculptées qui tendaient vers les loges des palmes et des lauriers, que seuls ils auraient eu l’esprit libre pour écouter la pièce si seulement ils avaient eu de l’esprit. On n’avait mis en vente que les fauteuils et la Princesse de Parme avait placé, parmi ses amies, toutes les loges.

S’élevant à peu de hauteur au-dessus de l’orchestre, où j’étais, les baignoires ne montraient d’abord que ces ténèbres parmi lesquelles on rencontrait d’un coup comme le rayon d’une pierre précieuse qu’on ne voit pas, la phosphorescence de deux yeux célèbres, ou comme un médaillon d’Henri IV détaché sur un fond noir le profil incliné du Duc d’Aumale. Mais presque partout, les blanches déités qui habitaient ces sombres séjours, s’étaient réfugiées contre les parois obscures et restaient invisibles. Cependant au fur et à mesure que le spectacle s’avançait leurs formes vaguement humaines se détachaient mollement l’une après l’autre des profondeurs de la nuit qu’elles tapissaient et s’élevant vers le jour, laissaient émerger leurs corps demi-nus, et venaient s’arrêter à la limite verticale et à la surface clair-obscure où leurs brillants visages apparaissaient derrière le déferlement rieur, écumeux et léger de leurs éventails de plumes, sous leurs chevelures de pourpre emmêlées de perles que semblait avoir courbés l’ondulation d’un flux ; après, commençaient les fauteuils d’orchestre, le séjour des mortels à jamais séparé du sombre et transparent royaume auquel çà et là servaient de frontière, dans leur surface liquide et plane, les yeux limpides et réfléchissants des déesses des eaux. Car les strapontins de la rive, les formes des monstres de l’orchestre, pouvaient tout au plus s’y peindre suivant les seules lois de l’optique et selon leur angle d’incidence comme il arrive pour ces deux parties de la réalité extérieure auxquelles, sachant qu’elles ne possèdent pas, si rudimentaire soit-elle, d’âme analogue à la nôtre, nous nous jugerions insensés d’adresser un sourire ou un regard : les minéraux et les personnes avec qui nous ne sommes pas en relations. En deçà, au contraire, de la limite de leur domaine, les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. Elle se penchaient vers eux, elles leurs offraient des bonbons ; parfois le flot s’entr’ouvrait devant une nouvelle néréide qui tardive, souriante et confuse venait de s’épanouir du fond de l’ombre ; puis l’acte fini n’espérant plus entendre les rumeurs mélodieuses de la terre qui les avaient attirées à la surface, plongeant toutes à la fois, les divines sœurs disparaissaient dans la nuit. Mais de toutes ces retraites au seuil desquelles le souci léger d’apercevoir les œuvres des hommes amenait les déesses curieuses qui ne se laissent pas approcher, la plus célèbre était le bloc de demi-obscurité connu sous le nom de baignoire de la princesse de Guermantes.

Comme une grande déesse qui préside de loin aux jeux des divinités inférieures, la Princesse était restée volontairement un peu au fond sur un canapé latéral, rouge comme un banc de corail, à côté d’une large réverbération vitreuse qui était probablement une glace et faisait penser à quelque section qu’un rayon aurait pratiquée, obscure et perpendiculaire, dans le cristal ébloui des eaux…… Et quand je portais mes yeux sur cette baignoire, bien plus qu’au plafond du théâtre où étaient peintes de froides allégories, c’était comme si j’avais aperçu, grâce au déchirement miraculeux des nuées coutumières, l’assemblée des Dieux en train de considérer le spectacle des hommes, sous un vélum rouge, dans une éclaircie lumineuse, entre deux piliers du Ciel. Tandis que je contemplais cette apothéose momentanée avec un trouble que mélangeait de paix le sentiment d’être ignoré de ces Immortels, la Duchesse, qui m’avait vu une fois avec son mari, mais avait dû oublier mon visage et mon nom, se trouvait par la place qu’elle occupait dans la baignoire, regarder les Madrépores anonymes et collectifs du public de l’orchestre dans lequel je sentais heureusement mon moi dissous ; mais au moment où, en vertu des lois de la réfraction, avait dû venir se peindre dans le courant impassible et bleu de ses yeux, la forme confuse du protozoaire dépourvu d’existence individuelle que j’étais, je vis une clarté les illuminer : la Duchesse, de déesse devenue femme et me semblant tout d’un coup mille fois plus belle, leva vers moi la main gantée de blanc qu’elle tenait appuyée sur le rebord de la loge, l’agita en signe d’amitié ; mes regards se sentirent croisés par l’incandescence involontaire et les feux des yeux de la Princesse qui les avait fait entrer à son insu en conflagration en les bougeant pour chercher à voir à qui sa cousine venait de dire bonjour, et celle-ci qui m’avait reconnu, fit pleuvoir sur moi l’averse étincelante et bleue de son sourire.

Maintenant tous les matins, bien avant l’heure où elle sortait, j’allais par un long détour me poster à l’angle de la rue qu’elle descendait d’habitude et quand le moment de son passage me semblait proche, je remontais d’un air distrait, regardant dans une direction opposée et levais les yeux vers elle quand j’arrivais à sa hauteur mais comme si je ne m’étais nullement attendu à la voir.

Mais je n’aurais pu dire à quoi je reconnaissais Madame de Guermantes, car chaque jour dans l’ensemble de sa personne, la figure était autre comme la robe et le chapeau.

Pourquoi tel jour voyant s’avancer de face sous une capote mauve, une douce et lisse figure aux charmes distribués avec symétrie autour de deux yeux bleus et dans laquelle la ligne du nez semblait résorbée, apprenais-je par une commotion joyeuse que je ne rentrerais pas sans avoir aperçu Mme de Guermantes ? pourquoi ressentais-je le même trouble, affectais-je la même indifférence, détournais-je les yeux de la même façon distraite que la veille à l’apparition de profil, dans une rue de traverse et sous un toquet bleu marine, d’un nez en bec d’oiseau, le long d’une joue rouge, sous un œil perçant, rappelant quelque divinité égyptienne ? Tel jour, je venais de me promener de long en large dans la rue pendant des heures sans l’apercevoir, quand tout d’un coup, au fond d’une boutique de crémier cachée entre deux hôtels dans ce quartier aristocratique et populaire, se détachait le visage confus et nouveau d’une femme élégante qui était en train de se faire montrer des « petits suisses » et, avant que j’eusse eu le temps de la distinguer venait me frapper comme un éclair qui aurait mis moins de temps à m’atteindre que le reste de l’image, le regard de Madame de Guermantes ; une autre fois ne l’ayant pas rencontrée et entendant sonner midi je me disais que ce n’était plus la peine de rester à attendre ; je reprenais tristement le chemin de la maison ; et, absorbé dans ma déception, regardant sans la voir une voiture qui s’éloignait, je comprenais tout d’un coup que le mouvement de tête qu’une dame avait fait de la portière était pour moi et que cette dame dont les traits dénoués et pâles ou au contraire contendus et vifs, composaient sous un chapeau rond, ou au bas d’une haute aigrette, le visage d’une étrangère que j’avais cru ne pas connaître, était Mme de Guermantes par qui je m’étais laissé saluer sans même lui répondre. Et à cause de ces apparitions successives de visages différents occupant une étendue relative et variée, tantôt étroite, tantôt vaste, dans l’ensemble de sa toilette, mon amour n’était pas attaché à telle ou telle de ces parties changeantes de chair et d’étoffe qui prenaient selon les jours la place des autres et qu’elle pouvait modifier et renouveler presque entièrement sans altérer mon trouble pourvu qu’à travers elles, à travers le nouveau collet et la joue inconnue, je sentisse que c’était toujours Mme de Guermantes. Ce que j’aimais c’était la personne invisible qui mettait en mouvement tout cela, c’était elle, dont l’hostilité me chagrinait, dont l’approche me bouleversait, dont j’aurais voulu capter la vie et exterminer les amis ! Qu’elle arborât une plume bleue, qu’elle montrât un teint enflammé, ses actions avaient toujours pour moi la même importance. Même le visage que, avant de m’endormir, je me représentais clair et blond étant le plus souvent quand le matin je le voyais de près, rouge et sombre, bientôt le désir qui chaque soir me décidait de ne pas manquer de sortir le lendemain, ce ne fut plus celui de retrouver une tête d’or mais de revoir une peau couperosée.

Je n’aurais pas senti moi-même que Madame de Guermantes était excédée de me rencontrer chaque jour que je l’aurais indirectement appris du visage plein de froideur, de réprobation et de pitié, qui était celui de Françoise quand elle m’aidait à m’apprêter pour ces sorties matinales. Dès que je lui demandais mes affaires je voyais s’élever un vent contraire dans les traits rétractés et battus de sa figure. Elle avait, pour savoir immédiatement tout ce qui pouvait nous arriver de désagréable, un pouvoir dont la nature m’est toujours restée obscure. Peut-être n’était-il pas surnaturel et aurait-il pu s’expliquer par des moyens d’informations qui lui était spéciaux ; c’est ainsi que des peuplades sauvages apprennent certaines nouvelles plusieurs jours avant que la poste les aient apportées à la colonie européenne, et qui leur ont été en réalité transmises, non par télépathie, mais de colline en colline à l’aide de feux allumés. Ainsi dans le cas particulier de mes promenades, peut-être les domestiques de Mme de Guermantes avaient-ils entendu leur maîtresse exprimer sa lassitude de me trouver inévitablement sur son chemin et avaient-ils répété ses propos à Françoise.

Mais plus probablement la crainte, l’attention et la ruse avaient fini par donner de nous à notre servante, cette sorte de connaissance intuitive et presque divinatoire que le matelot a de la mer, le gibier du chasseur et le malade de la maladie. Je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation secrète sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise, des condoléances toutes préparées ; et si, dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse mais visible et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres, comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait ? du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque-là je me figurais encore que c’est au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimât pas, que Françoise elle-même avait de peine à douter, quand elle l’avait lu « sur » le journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque pût, contre une demande adressée par la poste, envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de faire rapporter cinquante pour cent sur tout capital. Mais, la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans le dernier volume de cet ouvrage, par une personne qui me fut plus chère), que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement, sans attendre les paroles et sans même tenir ensuite aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, dans ce temps-là, il m’arrivait souvent de dire des choses où je ne mettais nullement la vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actions, fort bien interprêtées par Françoise. Mais pour cela il eût fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, — comme chez tout le monde — commandées d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, — par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre, ces besognes urgentes et chétives.

Quand Françoise, le soir, était gentille avec moi, me demandait la permission de s’asseoir dans ma chambre, il me semblait que son visage devenait transparent et que j’apercevais en elle la bonté et la franchise. Mais Jupien révéla depuis qu’elle disait que je ne valais pas la corde pour me pendre et que j’avais cherché à lui faire tout le mal possible. Le pensait-elle vraiment ? L’avait-elle dit seulement pour brouiller Jupien avec moi, peut-être afin qu’on ne prît pas la fille de Jupien pour la remplacer. Toujours est-il que je compris l’impossibilité de savoir d’une manière directe et certaine si Françoise m’aimait ou me détestait. Et ainsi ce fut elle qui me donna l’idée qu’une autre personne n’est pas devant nous immobile et visible, avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard, comme un jardin avec toutes ses plates-bandes au delà d’une grille, mais que d’elle, il n’existe pas pour nous de connaissance directe, et tout au plus une inductive et d’ailleurs fort trompeuse, les paroles et même les actions ne nous donnant que des renseignements insuffisants et généralement contradictoires sur cette ombre à jamais mystérieuse où nous ne pouvons pas pénétrer et où nous imaginons tour à tour avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l’amour.

J’aimais vraiment Mme de Guermantes ; le plus grand bonheur que j’eusse pu demander à Dieu eût été de faire fondre sur elle toutes les calamités, et que ruinée, déconsidérée, dépouillée de tous les privilèges qui me séparaient d’elle, n’ayant plus de maison où habiter ni de gens qui consentissent à la saluer, elle vînt me demander asile. J’imaginais qu’elle le faisait. Que de fois je me suis raconté cette histoire ! Mme de Guermantes m’y disait des choses si tendres que je ne pouvais pas cesser de lui savoir gré même une fois que j’avais fini de lire, que j’avais refermé, mon roman intérieur, d’ailleurs purement d’aventures, stérile et sans vérité. Dans le jugement général que, une fois l’illusion dissipée, je portais sur le caractère de Madame de Guermantes, je faisais entrer en ligne de compte la douceur des mots que, dans ma rêverie, je lui avais fait prononcer.

J’étais allé retrouver Saint-Loup dans la ville où il était en garnison. C’était, dans le nord, une de ces petites cités aristocratiques et militaires entourées d’une campagne étendue où par les beaux jours flotte dans le lointain une sorte de buée intermittente et sonore qui révèle les changements de place d’un régiment à la manœuvre comme un rideau de peupliers par ses sinuosités dessine le cours d’une rivière qu’on ne voit pas. Et l’atmosphère, (même dans les rues, les avenues et les places) finit par y contracter une sorte de perpétuelle vibratilité musicale et guerrière ; le bruit le plus grossier de chariot ou de tramway s’y prolonge en vagues appels de clairon indéfiniment ressassés, aux oreilles hallucinées, par le silence.

Un souvenir, un chagrin, sont choses mobiles. Un moment on ne les apercevait plus, aussitôt ils reviennent, de longtemps ils ne vous quittent plus. Il y avait des jours où je ne pensais plus à Mme de Guermantes. Mais certains soirs en traversant la ville pour aller vers le restaurant où dînait Saint-Loup, j’avais peine à marcher, on aurait dit qu’une partie de ma poitrine avait été sectionnée par un anatomiste habile, enlevée, et remplacée par une partie égale de souffrance immatérielle, par un équivalent de nostalgie et d’amour. Et les points de suture ont beau avoir été bien faits, on vit assez malaisément quand le regret d’un être est substitué aux viscères, il semble qu’il tienne plus de place qu’eux, on le sent perpétuellement, et puis quelle ambiguïté d’être obligé de penser une partie de son corps. Seulement il semble qu’on vaille davantage. À la moindre brise on soupire d’oppression mais aussi de langueur. Je regardais le ciel. S’il était clair, je me disais : peut-être elle est à la campagne, elle regarde les mêmes étoiles, et qui sait si en arrivant au restaurant, Robert ne va pas me dire : « Une bonne nouvelle, ma tante m’a écrit, elle voudrait te voir, elle va venir ici. »

Tout en m’acheminant vers le restaurant je me disais : « Il y a quatorze jours que je n’ai vu Mme de Guermantes. » Et aussitôt ce n’était plus seulement les étoiles et la brise mais jusqu’aux divisions arithmétiques du temps qui prenaient quelque chose de douloureux et de poétique. Je me disais : « Elle n’attendra peut-être pas plus longtemps pour venir à résipiscence. Quatorze jours, c’est long. » Et je ne songeais pas qu’elle, elle n’attendait pas, et que ces quatorze jours de séparation, immenses à travers le microscope de mon regret qui m’avait permis d’en compter chaque dixième de seconde, étaient infimes, peut-être pur néant, et resteraient tels, même quand à eux se seraient ajoutés cent fois quatorze jours, pour Mme de Guermantes qui pendant tout ce temps n’avait pas pensé, ne penserait pas une seule fois à moi. Chaque jour était maintenant comme la crête mobile d’une colline incertaine, d’un côté de laquelle je me sentais descendre vers l’oubli, tandis que de l’autre je pouvais, si j’y retombais, être entraîné par le besoin de revoir Mme de Guermantes. Un jour je me dis : « Il y aura peut être une lettre ce soir » et en arrivant dîner j’eus le courage de dire à Saint-Loup :

— Tu n’as pas par hasard des nouvelles de Paris ?

— Si, me répondit-il, d’un air sombre, elles sont mauvaises.

Je respirai quand je compris que ce n’était que lui qui avait du chagrin et que les nouvelles étaient celles de sa maîtresse.

J’appris peu à peu qu’une querelle avait éclaté entre lui et elle, soit par elles, soit qu’elle fût venue un matin le voir entre deux trains et sans que je l’eusse su.

En tous cas maintenant c’est par correspondance que leur différend se poursuivait. Elle lui déclarait qu’elle allait le quitter. Il lui écrivait à tout moment. Il avait beau savoir qu’elle ne lui avait jamais rien livré de ses pensées, qu’il ne la connaissait pas, que s’il pouvait essayer d’induire ce qu’elle désirait, ce qu’elle voulait, c’était seulement de ses actions et jamais de ses dires qui n’étaient même pas assez uniformément mensongers pour qu’il suffît d’en prendre le contrepied, malgré cela il attachait à eux une importance extraordinaire. Aussi quoique persuadé qu’il avait fait pour elle tout ce qui était possible, dans un moment comme celui-ci où elle était méchante avec lui, il éprouvait le besoin de lui demander, de la supplier de lui écrire ce qu’elle pouvait avoir à lui reprocher et si en effet elle finissait par formuler un reproche, immédiatement, il se mettait durant de longues pages à y répondre, à le réfuter. Pourtant bientôt, il cessa d’écrire à sa maîtresse, car il ne voulut pas transiger sur certains points et crut devoir soit sincèrement, soit par feinte accepter une rupture. Peut-être le tourment de quitter sa maîtresse pouvait lui sembler moindre que celui de rester avec elle dans certaines conditions. Et même s’il lui était plus cruel, peut-être jugeait-il cette inflexibilité nécessaire à maintenir ce qu’il croyait qu’elle avait encore pour lui de respect et d’amour. L’idée qu’il était brouillé avec sa maîtresse s’échappait à tout moment du cerveau de Saint-Loup en tourbillons épais, mon ami s’habituait à cette atmosphère oppressante, il aurait peut-être fini par y vivre. Mais parfois il avait à l’état de veille de ces courts répits comme le sommeil en donne. Puis tout d’un coup Robert apercevait de nouveau en lui, il venait toucher comme pour la première fois, cette idée qu’il était brouillé avec sa maîtresse. Il lui semblait découvrir cette idée, il la trouvait nouvelle ; les trois semaines pendant lesquelles il l’avait connue ne pouvaient être en effet qu’un rêve car elle était trop cruelle et trop en contradiction avec le souvenir des années passées pour qu’il eût réussi déjà pendant trois semaines à en supporter la souffrance et à en admettre la possibilité. Pourtant cette idée restait bien en lui à la même place, il s’éloignait d’elle, y revenait, étouffait en lui-même, aurait voulu s’échapper hors de son corps, hors de la vie.

Il ne dormait plus un instant la nuit. Une fois il s’assoupit chez moi, vaincu par la fatigue. Mais tout d’un coup il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « je l’entends, vous ne, vous ne… » Il s’éveilla. Il venait de rêver, me dit-il peu après, qu’il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Il avait remarqué que celui-ci avait tâché de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Il avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux que Robert savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les petit cris que sa maîtresse avait l’habitude de pousser à certains moments voluptueux. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener dans la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher d’y aller, tout en ayant un air digne, froissé de cette indiscrétion et que Robert me dit qu’il ne pourrait jamais oublier.

— Mon rêve est idiot, ajouta-t-il, encore tout essoufflé.

Mais je vis bien que pendant l’heure qui suivit il fut plusieurs fois sur le point de télégraphier à sa maîtresse que la réconciliation était faite. Puis son rêve s’effaça un peu de son esprit. Il ne savait rien d’elle, il avait beau à chaque instant attendre une lettre, son ordonnance ne lui en apportait plus jamais. Restant sans aucune nouvelle, Robert formait toutes les suppositions. On a dit que le silence était une force, dans un tout autre sens il en est une terrible aussi aux mains de ceux qui sont aimés. Il accroît l’anxiété de celui qui attend. Rien n’invite tant à s’approcher d’un être que ce qui sépare de lui, or quelle plus infranchissable barrière que le silence ? On a dit aussi que le silence était un supplice, — et capable de le rendre fou, — pour celui qui y était astreint dans les prisons. Mais quel supplice, — plus grand que de garder le silence, — de l’endurer de ce qu’on aime ! Robert se disait : « Que fait-elle donc, pour qu’elle se taise ainsi ? Sans doute elle me trompe avec d’autres. » Et il l’accusait. Et il se disait encore : « Qu’ai-je donc fait pour qu’elle se taise ainsi. Elle me hait peut-être, et pour toujours. » Et il s’accusait. Ainsi le silence l’affolait en effet, par la jalousie et par le remords. D’ailleurs, plus cruel que celui des prisons, ce silence-là est prison lui-même. C’est une clôture immatérielle sans doute mais impénétrable, cette tranche interposée d’atmosphère vide que les rayons visuels de l’abandonné ne peuvent que traverser. Est-il un plus terrible éclairage que le silence qui ne nous montre pas une absente mais mille, et chacune se livrant à quelque autre trahison. Parfois dans une brusque détente, ce silence, Robert croyait qu’il allait cesser à l’instant, que la lettre allait venir. Il la voyait, elle arrivait, il épiait chaque bruit, il était déjà désaltéré, il murmurait : « La lettre ! La lettre ! » Puis après avoir entrevu cette oasis imaginaire de tendresse il se retrouvait piétinant avec désespoir dans le désert réel du silence sans fin.

Pour moi, sans rien savoir il me semblait impossible que la maîtresse de Saint-Loup eût réellement l’intention de le quitter. Lui-même ne savait qu’en penser. Il souffrait d’avance sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui préparent toutes leurs affaires en vue d’un départ qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, désincarnée, détachée d’eux, pareille au cœur qu’on enlève à un malade et qui continue à battre. En tout cas c’est sans doute l’espérance d’une prochaine réconciliation qui lui donnait le courage de persévérer dans la rupture, comme la croyance qu’on pourra revenir vivant du combat aide à affronter la mort. Et comme l’habitude est de toutes les plantes humaines celle qui a le moins besoin de sol nourricier pour vivre et qui apparaît la première sur le roc en apparence le plus désolé, il aurait peut-être en pratiquant d’abord la rupture par feinte fini par s’y accoutumer sincèrement. Tous les matins il venait chez moi l’œil distrait et fixe et ces jours où il souffrit tant, l’un après l’autre, dessinèrent dans mon esprit comme la courbe magnifique et dure de quelque rampe en fer forgé d’où Robert restait à sonder ce mystère qui l’avait toujours préoccupé, ce que pensait réellement sa maîtresse, ce qu’elle était, mais qui était maintenant devenu autrement urgent et douloureux puisque ce qu’il fallait déchiffrer ce n’était plus seulement ce qu’elle pensait, mais ce qu’elle voulait, ce qu’elle avait résolu, puisque ce qu’elle était au fond, et particulièrement ce qu’elle était par rapport à lui, — son amie pour toujours ou son esclave haineuse, — n’était plus seulement une essence intime sur laquelle on pouvait disserter, mais allait devenir une réalité effective traduite en actes.

Enfin il reçut cette lettre de réconciliation qu’il avait bien, je pense, imaginée plusieurs milliers de fois, mais c’était la première que la lettre n’était pas suivie du doute si elle viendrait jamais ; doute si anxieux qu’il avait toujours obligé Robert à interrompre une seconde sa pensée et par là faisait que cette idée de réconciliation possible ou de rupture peut-être définitive, Robert l’avait à tout moment abandonnée et ressaisie, plutôt qu’elle n’était restée en lui immobile. En tous cas, se rapprochant en un sens du monde de l’esprit, puisque elle était une idée, par son caractère de perpétuelle présence, par le nombre prodigieux de fois qu’elle s’était présentée chaque jour à Robert, elle tenait plutôt de la vie corporelle, organique, elle avait la fréquence et l’inlassable renouvellement des mouvements de la respiration et des battements du cœur. Et peut-être seule la souffrance, comme elle lui avait donné son rythme en y introduisant des intermittences, l’avait-elle rendue consciente comme ces sensations vitales et profondes que nous ne remarquons que si elles deviennent douloureuses.

Il reçut cette lettre où son amie lui demandait s’il consentirait à pardonner. Aussitôt qu’il sut la rupture évitée, il vit les inconvénients d’une réconciliation. D’ailleurs il souffrait déjà moins et avait presque accepté une douleur dont il se disait maintenant qu’il lui faudrait peut-être dans quelques mois retrouver la morsure. Pourtant il n’hésita pas longtemps. Et peut-être n’hésita-t-il que parce qu’il était certain maintenant de pouvoir reprendre sa maîtresse : de le pouvoir, donc de le faire.

Je revins à Paris pour me délivrer de ce fantôme insoupçonné jusque-là (que m’avait évoqué ma conversation avec elle par le téléphone) d’une grand’mère vieillie (elle qui pour moi n’avait jamais eu aucun âge), résignée à ne pas me voir, attendant une lettre de moi dans l’appartement vide. Hélas, ce fantôme-là, ce fut lui que j’aperçus, quand entré au salon, sans que ma grand’mère fût avertie de mon retour, je la trouvai en train de lire. J’étais là, mais plutôt je n’étais pas encore là puisqu’elle ne le savait pas ; et, comme une femme qu’on surprend en train de faire un ouvrage qu’elle cachera si on entre, elle était livrée à des pensées qu’elle n’avait jamais eues devant moi. De moi, par ce privilège qui ne dure qu’un instant, au moment du retour, d’assister brusquement à notre propre absence, — il n’y avait là que le témoin, l’observateur, en chapeau et manteau de voyage, l’étranger qui n’est pas de la maison, le photographe qui vient prendre un cliché des lieux qu’on ne reverra plus. Hélas ce qui se fit, mécaniquement, dans mes yeux, au moment où j’aperçus ma grand’mère, ce fut bien une photographie. Nous ne voyons jamais les êtres chéris que dans le système animé, le mouvement perpétuel de notre incessant amour, lequel avant de laisser les images que nous présentent leur visage arriver jusqu’à nous, les prend dans son tourbillon, les rejette, les applique, sur l’idée que nous nous faisons d’eux, depuis toujours.

Comment puisque les joues, les épaules de ma grand’mère je leur faisais signifier ce qu’il y avait de plus délicat et de plus permanent dans son esprit, comment n’en eussé-je pas omis ce qui en elle avait pu épaissir et changer, alors que même dans les spectacles les plus indifférents de la vie, notre œil, chargé de pensée, néglige, comme ferait une tragédie classique, toutes les images qui ne concourent pas à l’action, et ne retient que celle qui peut en rendre intelligible le but. Mais qu’au lieu de notre œil ce soit un objectif purement matériel, une plaque photographique, qui ait regardé, alors ce que nous verrons dans la cour de l’Institut au lieu de la sortie d’un académicien qui veut appeler un fiacre, ce sera sa titubation, ses précautions pour ne pas tomber en arrière, la parabole de sa chute, comme s’il était ivre ou que le sol fût couvert de verglas. Il en est de même quand quelque ruse du hasard empêche notre intelligente et pieuse tendresse d’accourir comme elle fait d’habitude pour nous cacher ce que nous ne devons jamais contempler, quand elle est devancée par nos regards, qui arrivés les premiers sur place et laissés à eux-mêmes, fonctionnent mécaniquement à la façon d’un appareil photographique, et nous montrent au lieu de l’être chéri qui n’existe plus depuis longtemps mais dont elle n’avait jamais voulu que la mort nous fût révélée, l’être nouveau que cent fois par jour elle revêtait d’une chère et menteuse ressemblance. Et, — comme un malade qui ne s’étant pas regardé depuis longtemps, et composant à tout moment le visage qu’il ne voit pas, d’après l’image idéale qu’il porte de son moi dans sa pensée, recule en apercevant dans la glace, au milieu d’une figure aride et déserte, l’exhaussement oblique et rose d’un nez gigantesque comme une pyramide d’Égypte, — moi pour qui ma grand’mère c’était encore moi-même, moi qui ne l’avais jamais regardée que dans mon âme, toujours à la même place du passé, à travers la transparence des souvenirs contigus, tout d’un coup, dans notre salon qui faisait partie d’un monde nouveau, celui du temps, celui où vivent les étrangers dont on dit « il vieillit bien », les personnages de roman dont les dernières années sont isolées et attendrissent, pour la première fois, et seulement pour un instant car elle disparut bien vite, j’aperçus sous la lampe, sur le canapé, rouge, lourde et vulgaire, malade, rêvassant, promenant au-dessus d’un livre des yeux un peu fous, une vieille femme accablée que je ne connaissais pas.

Ayant laissé à Paris, malgré le printemps commençant, les arbres des boulevards à peine pourvus de leurs premières feuilles, quand le train de ceinture nous arrêta, Saint-Loup et moi dans le village de banlieue où habitait sa maîtresse ce fut un émerveillement de voir chaque jardinet pavoisé par les immenses reposoirs blancs des arbres fruitiers en fleurs. C’était comme une de ces fêtes singulières, poétiques, éphémères et locales qu’on vient de très loin contempler à époques fixes, mais une fête donnée, celle-là, par la nature. Les fleurs des cerisiers sont si étroitement collées aux branches, comme un blanc fourreau, que de loin, parmi les arbres qui n’étaient presque ni fleuris, ni feuillus, on aurait pu croire, par ce jour ensoleillé mais encore si froid, que c’était de la neige, fondue ailleurs, qui était restée après les arbustes. Mais les grands poiriers enveloppaient chaque maison, chaque modeste cour d’une blancheur plus vaste, plus unie, plus certaine, comme si tous les logis, tous les enclos du village fussent en train de faire, à la même date, leur première communion.

Jamais Robert ne me parla plus tendrement de son amie que pendant ce trajet. Je sentais ce qu’elle était pour lui, et je me rendis même compte que lui dont les sentiments étaient pourtant d’habitude si délicats envisageait la possibilité de faire un brillant mariage, rien que pour avoir des sommes d’argent énormes et que vaincue par une richesse pareille, elle renonçât à l’idée de le quitter.

Seule elle avait des racines en lui ; l’avenir qu’il avait dans l’armée, sa situation mondaine, sa fortune personnelle, sa famille même, tout cela qui ne lui était certes pas indifférent comptait pour rien auprès des moindres choses qui concernaient sa maîtresse. C’était à elle qu’il pensait sans cesse. C’était de là que lui venaient toutes ses inquiétudes et par moments une ineffable douceur. Seul, ce qui avait rapport à elle avait pour lui du prestige, à éclipser non seulement les Guermantes mais tous les rois de la terre. Je ne sais pas s’il se formulait à lui-même qu’elle était d’une essence supérieure à tout, mais il n’avait de considération, de souci, il ne pouvait éprouver de véritable fièvre que pour ce qui la touchait. Par elle, il était capable de souffrir un martyre, de connaître des délices, peut-être de commettre un crime. Il n’y avait d’intéressant, de passionnant pour lui que ce que pensait sa maîtresse, que ce qui était dissimulé, — discernable tout au plus par des expressions fugitives, — dans l’espace étroit de son visage et sous son front privilégié. Si on s’était demandé à quel prix il l’estimait, je crois qu’on n’eût jamais pu imaginer un prix assez élevé. Car pour la garder il eût certainement sacrifié avec joie n’importe quelle fortune et tout ce que la fortune sert seulement, et peut ne pas suffire, à procurer, comme par exemple, une grande situation mondaine. S’il ne l’épousait pas, c’était pour la garder, pour la retenir chaque jour par l’attente du lendemain. Il savait en effet qu’elle ne l’aimait pas. Sans doute l’amour, semblable, malgré quelques diversités, chez tous les hommes, le forçait bien, par moments, puisque c’est une des manifestations morbides les plus essentielles à ce mal, à croire que sa maîtresse l’aimait. Mais pratiquement il sentait que cet amour pour lui n’empêchait pas qu’elle ne restât avec lui qu’à cause de l’argent qu’il lui donnait et que le jour où elle n’aurait plus rien à attendre de lui elle le quitterait ou du moins vivrait à sa guise.

Pour gagner la maison qu’elle habitait, nous longeâmes un petit jardin, sans doute vide et inhabité hier encore comme une propriété qu’on n’a pas loué, mais rempli maintenant par la floraison récente des branches des cerisiers et des poiriers ; et l’on ne pouvait s’empêcher de regarder avec curiosité ces nouvelles venues par lesquelles il était peuplé et embelli et dont à travers la grille on apercevait les belles robes blanches arrêtées au coin des allées.

— Écoute, puisque je vois que tu regardes tout cela, reste-là, me dit Robert, mon amie habite tout près, je vais aller la chercher.

En l’attendant je fis quelques pas ; je passai devant d’autres modestes jardins. Je voyais en plein air, çà et là, à la hauteur d’un petit étage, suspendues dans les feuillages, souples et légères dans leur fraîche toilette mauve, de jeunes touffes de lilas, qui se laissaient balancer par la brise sans s’occuper du passant qui levait les yeux jusqu’à leur entresol de verdure. Mais ce n’était pas mes yeux seuls qui les regardaient. Car j’avais reconnu en elles les pelotons violets disposés à l’entrée du parc de M. Swann, derrière la petite barrière blanche, pour les chauds après-midi de printemps, et, pour moi, cette ravissante tapisserie provinciale n’appartenait pas seulement au monde que nous observons froidement avec nos yeux. Elle en faisait commencer un autre dont nous sentons que la vision, — seule chose ici-bas qui nous enrichit, nous donne le sentiment de la plénitude intérieure et de la joie, — s’étend aussi dans notre cœur.

Je revins auprès des poiriers. Saint-Loup n’était pas encore là. Tout à l’heure devant les lilas j’avais pensé à Combray et dans ce jardin-ci c’était bien aussi les fleurs de Combray, — les fleurs qui avaient fait rêver mon enfance de tels enchantements que je ne croyais plus que, dans ce monde médiocre, elles réellement existassent, c’était bien ces fleurs-là — de poiriers, de cerisiers, que je voyais attachées aux arbres au dessus de l’ombre propice à la sieste, à la lecture, à la pêche.

Tout à coup Robert parut, accompagné de sa maîtresse, et alors, dans cette femme qui était pour lui tout l’amour, toutes les douceurs possibles de la vie, dont la personnalité plus mystérieusement enfermée dans un corps humain que le Saint des Saints dans le Tabernacle était l’objet inconnu sur lequel l’imagination de mon ami travaillait sans cesse avec le désespoir de l’appréhender jamais, en soi-même, derrière le voile des regards et de la chair, — dans cette femme je reconnus à l’instant celle que, dans la maison de passe où je n’avais jamais voulu d’elle, j’avais surnommée « Rachel quand du Seigneur » et qui disait à la maquerelle :

— Alors, demain soir, si vous avez besoin de moi pour quelqu’un, vous me ferez chercher.

La pitié que j’aurais dû éprouver pour Robert ne fut pas le sentiment qui m’envahit alors. Non, si les larmes me vinrent aux yeux, ce fut plutôt par l’excès de la joie que me donna l’apparition au fond de moi d’une sorte de vérité confuse encore, mais qui dépassait Robert et son amie.

Je me rendais compte de tout ce que nous pouvons ajouter au petit visage d’une femme si c’est avec l’aide de notre imagination que nous l’avons connue d’abord ; et inversement à quels éléments matériels, misérables et dénués de prix peut se réduire pour un autre homme, ce qui est pour nous le but de tant d’élans, l’objet de tant de rêveries. Je comprenais que la femme qui dans la maison de passe m’avait été offerte pour vingt francs sans me paraître les valoir ni être qu’une prostituée quelconque désireuse de les gagner, pouvait représenter pour Robert plus que des millions, plus que le Jockey, plus qu’une belle carrière, s’il avait commencé par chercher en cette femme un être difficile à saisir, à garder. Ce qui m’avait été offert en quelque sorte au départ, ce visage consentant, ç’avait été pour Robert un point d’arrivée vers lequel il s’était dirigé à travers combien d’espoirs, de doutes, de rêves.

Il les avait à jamais agglutinés, pour en faire quelque chose d’unique, d’indivisible, d’indestructiblement précieux, à ce visage qui me semblait à moi interchangeable avec tant d’autres, et sous lequel je n’aurais pas eu la curiosité de chercher une personne, à ces regards, à ces sourires, à ces mouvements de lèvres, pour moi seulement significatifs d’un acte général et d’une habitude professionnelle.

Nous voudrions aller dans d’autres planètes, dans d’autres mondes. Mais ces autres mondes existent près de nous, infiniment différents, et pourtant voisins ou même faisant occuper une seule place à leurs orbes immenses. Sans doute c’était le même mince et étroit visage de cette femme que nous voyions en ce moment, Robert et moi. Mais nous ne le voyions pas dans le même monde. S’il eût appris le peu qu’elle était pour les habitants d’un autre monde, et que chacun pouvait l’avoir, il eût cruellement souffert, mais elle n’aurait pas perdu pour lui de son prix, car il n’était pas en son pouvoir de sortir du monde où il la voyait et qui mettait devant elle un voile de caresses, lui ajoutait une substructure de soupçons. Nous étions arrivés à ce visage par deux routes différentes qui ne communiqueront jamais et hors desquelles on ne peut se projeter soi-même. Comme une mince feuille soumise aux colossales pressions de deux atmosphère, ce visage était le point de rencontre de deux infinis. Nous ne le regardions pas, Robert et moi, du même côté du Mystère. Et ces jours où il avait tant souffert, ne sachant pas si elle allait le quitter, ces jours qui avaient dessiné devant moi comme une courbe magnifique, métallique et dure au dessus de laquelle Saint-Loup se penchait vers l’Inconnu, maintenant (tant il était probable que pendant ces jours-là cette femme n’avait voulu que se rire de lui, ou se l’attacher davantage, à moins qu’une fortune si inespérée lui eût tourné la tête) il me semblait en voir se profiler ironiquement l’ombre inconsistante et exactement inverse.

Robert vit que j’avais l’air ému. Je détournai les yeux vers les poiriers et les cerisiers du jardin d’en face. Et leur beauté me touchait aussi. Ces arbustes que j’avais vus dans le jardin, en les prenant pour de charmantes étrangères ne m’étais-je pas trompé comme Madeleine quand dans un autre jardin elle vit une forme et « crut que c’était le jardinier ». Gardiens des souvenirs de l’âge d’or, garants de la promesse que dans la réalité même la splendeur de la poésie et de l’innocence peuvent resplendir et être la récompense que nous nous efforcerons de mériter, les grandes créatures blanches merveilleusement penchées au-dessus de l’ombre, n’était-ce pas plutôt des anges ? Nous traversâmes le village. Les maisons en étaient sordides. Mais à côté des plus misérables, de celles qui avaient l’air d’avoir été brûlées par une pluie de salpêtre, un mystérieux voyageur, arrêté pour un jour dans la cité maudite, un ange resplendissant se tenait debout, étendant largement sur elle l’éblouissante protection de ses ailes d’innocence chargées de fleurs.

C’est dans la maladie que nous nous rendons compte que nous ne vivons pas seuls mais enchaînés à un être d’un règne différent, dont des abîmes nous séparent, qui ne nous connaît pas et duquel il est impossible de nous faire comprendre : notre corps. Sur quelque brigand que nous tombions au coin d’un bois, peut-être pourrons-nous arriver à le rendre sensible sinon à notre malheur, du moins à son intérêt. Mais demander pitié à notre corps, c’est discourir devant une pieuvre, pour qui nos paroles peuvent avoir autant de sens que le bruit de l’eau, et avec laquelle nous serions épouvantés d’être condamnés à vivre. Les malaises de ma grand’mère passaient souvent inaperçus à son attention, toujours détournée vers nous. Quand elle en souffrait trop, pour tâcher de les guérir, elle s’efforçait en vain de les comprendre. Mais si les phénomènes morbides dont son corps était le théâtre restaient obscurs et insaisissables à la pensée de ma grand’mère, ils étaient clairs et intelligibles pour des êtres appartenant au même règne physique qu’eux et de ceux à qui l’esprit humain a fini par s’adresser pour comprendre ce que lui dit son corps, comme devant les réponses d’un étranger on va chercher quelqu’un du même pays qui servira d’interprète. Eux peuvent causer avec notre corps, nous dire si sa colère est grave ou s’apaisera bientôt, Cottard que, contre mon désir, on avait appelé auprès de ma grand’mère, ordonna — un jour où du reste elle ne se trouvait pas plus mal qu’elle n’était depuis plusieurs semaines déjà — qu’on prît sa température. Dans presque toute sa hauteur, le tube du thermomètre qu’on alla chercher était vide de mercure. À peine si l’on distinguait, tapie au fond de sa petite cuve, la salamandre d’argent. Elle semblait morte. On plaça le chalumeau de verre dans la bouche de ma grand’mère. Nous n’eûmes pas besoin de l’y laisser longtemps ; la petite sorcière n’avait pas tardé à tirer son horoscope. Nous la trouvâmes immobile, perchée à mi-hauteur de sa tour et n’en bougeant plus, nous montrent avec exactitude le chiffre que nous lui avions demandé et que toutes les réflexions qu’eût pu faire sur elle-même l’âme de ma pauvre grand’mère eussent été bien incapables de lui fournir ; 38, 3. Pour la première fois nous ressentîmes quelque inquiétude. Nous secouâmes bien fort le thermomètre pour effacer le signe fatidique, comme si nous avions par là pu abaisser la fièvre de ma grand’mère en même temps que la température marquée. Hélas il fut bien clair que la petite sibylle dépourvue d’âme n’avait pas donné arbitrairement cette réponse, car le lendemain, à peine le thermomètre fut-il replacé entre les lèvres de ma grand’mère que presque aussitôt, comme d’un seul bond, belle de certitude et de l’intuition d’un fait pour nous invisible, la petite prophétesse était venue s’arrêter, au même point, en une immobilité implacable, et nous montrant encore ce chiffre 38, 3, de sa verge étincelante. Elle ne disait rien d’autre mais nous avions eu beau désirer, vouloir, prier, elle ne semblait pas nous attendre et que ce fût son dernier mot avertisseur et menaçant.

Alors pour tâcher de la contraindre à nous donner une autre réponse, nous nous adressâmes à une autre créature du même règne, mais plus puissante, qui ne se contente pas d’interroger le corps, mais peut lui commander, la quinine. Nous n’avions pas fait baisser le thermomètre au-delà de 37 ½ dans l’espoir qu’il n’aurait pas à remonter au-dessus. Nous fîmes prendre de la quinine à ma grand’mère et remîmes alors le thermomètre. Comme un gardien implacable à qui on montre l’ordre d’un supérieur auprès de qui on a fait jouer une protection, et qui le trouvant en règle répond : « c’est bien je n’ai rien à dire du moment que c’est comme ça, passez », la vigilante tourière ne bougea pas cette fois. Mais morose elle semblait dire : à quoi cela vous avance-t-il ? Puisque vous connaissez la quinine, elle me donnera l’ordre de ne pas bouger, une fois, dix fois, vingt fois. Et puis elle se lassera, je la connais, allez. Cela ne durera pas toujours. Alors vous serez bien avancé. Mais, en attendant, comme une parque montanément vaincue, elle tint immobile son fuseau d’argent. Hélas d’autres créatures inférieures, que l’homme a dressées à la chasse de ces gibiers mystérieux qu’il ne peut pas poursuivre au fond de lui-même, nous apportaient tous les jours avec une cruauté involontaire un chiffre d’albumine faible mais assez fixe pour que lui aussi parût en rapport avec quelque état persistant que nous n’apercevions pas.

Le Docteur du Boulbon ayant déclaré que ma grand’mère n’avait rien, devait « prendre sur elle » et mener la vie de tout le monde, je la décidai, sur les instances de ma mère, à faire avec moi une première sortie. Comme nous venions d’arriver aux Champs-Élysées je la vis qui sans me parler se dirigeait vers le petit pavillon ancien, grillagé de vert, semblable aux bureaux d’action du vieux Paris, et dans lequel avaient été installés des Water Closets. Françoise s’y arrêtait souvent, au temps où je jouais avec Gilberte. La tenancière de l’établissement, vieille dame à perruque rousse et à joues plâtrées que Françoise assurait être une marquise tombée dans la misère avait alors l’habitude de m’ouvrir un cabinet, en me disant : « Vous ne voulez pas entrer ? En voici un tout propre, pour vous ce sera gratis », peut-être tout simplement comme les demoiselles de chez Boissier ou de chez Gouache, quand maman entrait faire une commande, me faisaient l’offre « pour rien » d’un des bonbons qu’elles avaient sur le comptoir sous des cloches de verre, (ce qui ne me causait d’ailleurs que des regrets, car maman me défendait d’accepter) ; ou peut-être moins innocemment comme telle vieille fleuriste qui voulait toujours me donner une rose et me faisait les yeux doux. En tous cas si la marquise avait du goût pour les garçons très jeunes, en leur ouvrant la porte de ces cubes souterrains comme les hypogées égyptiennes et où les hommes sont accroupis comme des sphinx, elle devait chercher dans ses générosités moins l’espérance de nous corrompre, que le plaisir de se montrer vainement prodigue envers ce qu’on aime, car je n’avais jamais vu d’autre visiteur auprès d’elle qu’un vieux garde forestier du jardin. Ce fut encore lui que je retrouvai quand, suivant ma grand’mère qui la main devant sa bouche, avait probablement une nausée, je montai les degrés du petit théâtre rustique, édifié au milieu des jardins. Au contrôle, comme dans ces cirques forains où le clown, prêt à entrer en scène et tout enfariné, reçoit lui-même à la porte le prix des places, la « Marquise », percevant les entrées, était toujours là avec son museau énorme et irrégulier enduit de plâtre grossier, et son petit bonnet de fleurs rouges et de dentelle noire surmontant sa perruque rousse. Mais je ne crois pas qu’elle me reconnut. Le garde délaissant la surveillance des verdures à la couleur desquelles était son uniforme, causait, assis à côté d’elle. « Alors, disait-il, vous êtes toujours là. Vous ne pensez pas à vous retirer. » « Et pourquoi que je me retirerais Monsieur. Voulez-vous me dire où je serais mieux qu’ici où j’aurais plus mes aises et plus de confortable. Et puis toujours du va-et-vient, de la distraction ; c’est ce que j’appelle mon petit Paris ! mes clients me tiennent au courant de ce qui se passe. Tenez, Monsieur, il y a en un qui est sorti il n’y a pas plus de cinq minutes, c’est un magistrat tout ce qu’il y a de plus haut placé. Eh bien, Monsieur, s’écria-t-elle avec ardeur, comme prête à soutenir cette assertion par la violence, si l’agent de l’autorité avait fait mine d’en contester l’exactitude, depuis huit ans, tous les jours que Dieu a faits, comme trois heures sonnent, il est ici, toujours poli, jamais un mot plus haut que l’autre, il reste plus d’une demi-heure pour lire ses journaux en faisant ses petits besoins. Un seul jour il n’est pas venu. Sur le moment je ne m’en suis pas aperçue. Mais le soir quand tout d’un coup je me suis dit : « Tiens mais ce monsieur n’est pas venu. Il faut qu’il soit mort. » Ça m’a fait quelque chose parce que je m’attache quand le monde est bien. Aussi j’ai été bien contente quand je l’ai revu le lendemain, je lui ai dit : « Monsieur il ne vous était rien arrivé hier. » Alors il m’a dit comme ça qu’il ne lui était rien arrivé à lui, que c’était sa femme qui était morte et qu’il avait été si retourné qu’il n’avait pas pu venir. Hé bien il avait l’air triste assurément, mais il avait l’air content tout de même de revenir. On sentait qu’il avait été tout dérangé dans ses petites habitudes. C’est tel que je vous le dis. Monsieur, ajouta-t-elle d’un ton plus doux en constatant que le protecteur des massifs et des pelouses l’écoutait avec bonhomie sans songer à la contredire, gardant inoffensive dans son fourreau une épée qui avait plutôt l’air de quelque instrument de jardinage ou de quelque attribut rustique.

Et puis, je choisis mes clients, je ne reçois pas tout le monde dans ce que j’appelle mon salon. »

Enfin ma grand’mère sortit et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant si longtemps, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la marquise et je m’engageai dans l’allée mais lentement pour que ma grand’mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C’est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grand’mère allait me dire : « Je t’ai fait bien attendre, j’espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis, » mais elle ne prononça pas une seule parole si bien qu’un peu déçu je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l’autre côté. Je craignis qu’elle n’eût encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, rouge et préoccupé d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé. « J’ai eu peur que tu aies eu une nausée, grand’mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je. » Sans doute pensa-t-elle qu’il lui était impossible, sans m’inquiéter, de ne pas me répondre. « J’ai entendu toute la conversation entre la marquise et le garde, me dit-elle. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu qu’en termes galants ces choses là étaient mises. » Voilà le propos qu’elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu’elle n’eût fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais cette phrase je la devinai plutôt que je ne l’entendis, tant elle la prononça d’une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l’expliquer la peur de vomir. « Allons, lui dis-je assez légèrement pour n’avoir pas l’air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-Élysées une grand’mère qui a une indigestion. » « Je n’osais pas te le proposer, me répondit-elle. Mais ce sera plus sage. Pauvre chéri à qui je fais manquer ses rendez-vous. » J’eus peur qu’elle ne remarquât la façon dont elle prononçait les mots : « Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur c’est absurde. Attends au moins que nous soyons rentrés. » Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle comprenait que je m’étais aperçu qu’elle venait d’avoir une petite attaque.

Nous retraversâmes l’Avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je la fis asseoir sur un fauteuil et j’allai chercher un fiacre. Elle au cœur de qui je me plaçais toujours pour juger la plus insignifiante des personnes qui passaient, elle m’était maintenant fermée, elle était elle-même devenue une partie du monde extérieur, plus qu’à ces passants j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, mon inquiétude. Je ne pouvais pas lui en parler avec confiance. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins, que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul. Elle était déjà une étrangère. Et même ces allusions qu’elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu’elles sortaient du néant de ce même être qui demain peut-être n’existerait plus, pour qui elles n’auraient plus aucun sens, de ce néant incapable de les concevoir que ma grand’mère serait bientôt.

Nous disons bien que l’heure de la mort est incertaine mais quand nous disons cela nous nous représentons cette incertitude comme un espace vague et assez lointain, et nous ne pensons pas qu’elle ait un rapport quelconque avec la journée déjà commencée et puisse signifier que la mort — ou sa première prise de possession partielle de nous, après laquelle elle ne nous lâchera plus jusqu’à — pourra se produire dans cet après-midi même, si peu incertain, avec l’emploi de toutes ses heures réglé d’avance. On tient à sa promenade pour avoir dans un mois le total de bon air nécessaire, on a hésité sur le choix d’un manteau à emporter, du cocher à qui faire signe, on est en fiacre, la journée est tout entière devant vous, courte, parce qu’on veut être rentré à temps pour une amie ; on voudrait qu’il fît aussi beau le lendemain ; et on ne se doute pas que la mort qui cheminait en vous dans un autre plan, au milieu d’une impénétrable obscurité, a choisi précisément ce jour là pour entrer en scène, dans quelques minutes, à peu près à l’instant où la voiture atteindra les Champs-Élysées. Peut-être ceux que hante d’habitude l’effroi de la singularité particulière à la mort, trouveront-ils quelque chose de rassurant à ce genre de mort là — à ce genre de premier contact avec la mort — parce qu’elle y revêt une apparence connue, familière, quotidienne. Un bon déjeuner l’a précédé et la même sortie que font des gens bien portants. Un retour en voiture découverte se superpose à sa première atteinte, et si malade que fut ma grand’mère, en somme plusieurs personnes auraient pu dire qu’à 6 heures, quand nous revînmes des Champs-Élysées elles l’avaient saluée, passant en voiture découverte, par un temps superbe. Même Legrandin nous donna un coup de chapeau, en s’arrêtant, l’air étonné. Moi qui n’étais pas encore détaché de la vie, je demandai à ma grand’mère si elle lui avait répondu, lui rappelant qu’il était susceptible. Ma grand’mère me trouvant sans doute bien léger, leva sa main en l’air comme pour dire : « Qu’est-ce que cela fait ? cela n’a aucune importance ! »

Oui, on aurait pu dire tout à l’heure que, pendant que je cherchais le fiacre ma grand’mère était assise sur un banc, avenue Gabriel, qu’un peu après elle avait passé en voiture découverte. Mais eût-ce été bien vrai ? Le banc, lui, pour qu’il se tienne dans une avenue, — bien qu’il soit soumis aussi d’ailleurs à certaines conditions d’équilibre, — n’a pas besoin de vie. Mais pour qu’un être vivant se tienne, même appuyé, même en s’appuyant sur un banc ou dans une voiture, il faut une tension de forces que nous ne percevons pas d’habitude plus que la pression atmosphérique, parce qu’elle s’exerce dans tous les sens. Mais peut-être si on faisait le vide en nous et qu’on nous laissât supporter la pression de l’air, sentirions-nous pendant l’instant qui précéderait notre destruction, le poids terrible auquel rien ne ferait plus équilibre. De même, quand les abîmes de la maladie et de la mort s’ouvrent en nous et que nous n’avons plus rien à opposer au tumulte avec lequel le monde et notre propre corps se rue sur nous, alors soutenir même la pesée de nos muscles, même le frisson qui dévaste nos moelles, nous tenir immobile dans une situation stable que nous croyons d’habitude n’être rien que la simple position négative d’une chose, mais qui, si l’on veut que la tête reste droite et le regard calme, exige une véritable énergie vitale, cela devient l’objet d’une lutte aussi épuisante, aussi désespérée, que de se tenir accroché par le petit doigt au balustre d’un balcon, au-dessus du vide.

Et si Legrandin nous avait regardé de cet air étonné, c’est qu’à lui comme à ceux qui passaient alors, dans le fiacre où ma grand’mère semblait assise sur la banquette qui ne pouvait arrêter son corps précipité, elle apparut sombrant, glissant à l’abîme, se retenant désespérément aux coussins qui ne pouvaient arrêter son corps précipité, les cheveux en désordre, l’œil égaré, incapable de plus faire face à l’assaut des images que ne pouvait plus porter sa prunelle. Elle apparut, bien qu’à côté de moi, plongée dans ce monde inconnu au sein duquel elle avait déjà reçu les coups dont elle portait les traces quand je l’avais vue tout à l’heure aux Champs-Élysées, son chapeau, son visage, son manteau dérangés par la main de l’ange invisible avec lequel elle avait lutté.

Le soleil déclinait ; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d’arriver à notre rue et sur lequel l’ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompeï. Enfin nous arrivâmes. Je fis asseoir ma grand’mère en bas de l’escalier dans le vestibule, et je montai prévenir ma mère. Je lui dis que ma grand’mère rentrait un peu souffrante, ayant eu un étourdissement. À mes premiers mots, le visage de ma mère atteignit à un désespoir immense et déjà si résigné, que je compris que depuis bien des années elle le tenait tout prêt en elle pour un jour incertain et fatal. Elle ne me demanda rien ; il semblait, de même que la méchanceté aime à exagérer les souffrances des autres, que par tendresse elle ne voulût pas admettre que sa mère fût très malade, surtout d’une maladie qui peut affaiblir l’intelligence. Ma mère tremblait, son visage pleurait sans larmes, elle courut dire qu’on allât chercher le médecin, mais comme Françoise demandait qui était malade, elle ne put répondre, sa voix s’arrêta dans sa gorge. Elle descendit en courant avec moi, effaçant de sa figure le sanglot qui la plissait. Ma grand’mère attendait en bas sur le canapé du vestibule, mais dès qu’elle nous entendit, se redressa, se tint debout, fit à maman des signes gais de la main. Je lui avais enveloppé à demi la tête avec sa mantille en dentelle blanche lui disant que c’était pour qu’elle n’eût pas froid dans l’escalier. Je ne voulais pas que ma mère remarquât trop l’altération du visage, la déviation de la bouche ; ma précaution était inutile : ma mère s’approcha de grand’mère, embrassa sa main comme celle de son Dieu, la soutint, la souleva jusqu’à l’ascenseur, avec des précautions infinies où il y avait, avec la peur d’être maladroite et de lui faire mal, l’humilité de qui se sent indigne de toucher à ce qu’il connaît de plus précieux, mais pas une fois elle ne leva les yeux, et ne regarda pas le visage de la malade. Peut-être fut-ce pour que celle-ci ne pût pas s’attrister en pensant que sa vue avait pu inquiéter sa fille. Peut-être par crainte d’une douleur trop forte qu’elle n’osa pas affronter. Peut-être par respect, parce qu’elle ne croyait pas qu’il lui fût permis sans impiété de constater la trace de quelque affaiblissement de l’esprit dans le visage vénéré. Peut-être pour mieux garder plus tard intacte l’image du vrai visage de sa mère, rayonnant d’esprit et de bonté. Ainsi montèrent-elles l’une à côté de l’autre, — scandalisant presque, par leur froideur, Françoise qui eût voulu qu’elles se jetassent en pleurant dans les bras l’une de l’autre, — ma grand’mère cachée dans sa mantille blanche, ma mère détournant les yeux.

… Maintenant ma grand’mère sentant qu’on ne la comprenait plus, renonçait à dire un seul mot et restait immobile. Quand elle m’apercevait elle avait une sorte de sursaut, comme ceux qui tout d’un coup manquent d’air ; elle voulait me parler, mais n’articulait que des sons inintelligibles. Alors domptée par son impuissance même, elle laissait retomber sa tête, elle s’allongeait à plat sur le lit, le visage grave, de marbre, les mains immobiles sur le drap, ou s’occupant d’une action toute matérielle comme de s’essuyer la main avec son mouchoir. Elle ne voulait pas penser. Puis elle commença à avoir une agitation constante. Elle voulut sans cesse se lever. Mais on l’empêchait de le faire de peur qu’elle ne se rendît compte de sa paralysie. Un jour qu’on l’avait laissée un instant seule, je la trouvai debout en chemise de nuit qui essayait d’ouvrir la fenêtre. Peut-être mue par l’un de ces pressentiments, que nous lisons parfois dans le mystère de notre vie organique si obscure et où pourtant il semble que se reflète obstinément l’avenir, elle m’avait dit à Balbec le jour qu’on avait sauvé malgré elle une veuve qui s’était jetée à l’eau, qu’elle ne connaissait pas cruauté pareille à celle d’arracher une désespérée à la mort qu’elle a voulue et de la rendre à son martyre. Nous n’eûmes que le temps de saisir ma grand’mère, elle soutint contre ma mère une lutte presque brutale, puis vaincue, rassise de force dans son fauteuil, elle cessa de vouloir, de regretter, son visage redevint impassible et elle se mit à enlever soigneusement les poils de fourrure qu’avait laissés sur sa chemise de nuit un manteau qu’on avait jeté sur elle quand elle s’était livrée.

Son regard changea tout à fait, souvent inquiet, gémissant, hagard, ce n’était plus son regard d’autrefois, c’était le regard maussade d’une vieille femme qui radote.

À force de demander à ma grand’mère si elle ne désirait pas qu’elle la coiffât, Françoise finit par se persuader que ma grand’mère lui avait demandé de le faire. Elle apporta des brosses, des peignes, de l’eau de Cologne, un peignoir. Elle disait : « Cela ne peut pas fatiguer Madame Amédée que je la peigne, si faible qu’on soit on peut toujours être peignée. » C’est-à-dire on n’est jamais trop faible pour qu’une autre personne ne puisse, en ce qui la concerne, vous peigner. Mais quand j’entrai dans la chambre, je vis entre les mains cruelles de Françoise ravie comme si elle était en train de rendre la santé à ma grand’mère, l’éplorement d’une vieille chevelure qui n’avait pas la force de supporter le contact du peigne, et cette tête — pour qui garder une seconde la pose qu’on lui donnait eût demandé un effort surhumain, — qui s’écroulait dans un tourbillon incessant d’épuisement et de douleur. Je sentis que le moment où Françoise allait avoir terminé s’approchait et je n’osai pas la hâter en lui disant : « C’est assez », de peur qu’elle me désobéît. Mais en revanche je me précipitai, quand, pour que ma grand’mère sût si elle se trouvait bien coiffée, Françoise, innocemment féroce, approcha une glace. Je fus d’abord heureux d’avoir pu l’arracher à temps de ses mains, avant que ma grand’mère, de qui on avait jusque là soigneusement éloigné tout miroir, n’aperçût par mégarde une image d’elle-même qu’elle ne pouvait se figurer. Mais hélas, quand un instant après je me penchai sur elle pour baiser ce beau front qu’on avait tant fatigué, elle me regarda d’un air étonné, méfiant, scandalisé : elle ne m’avait pas reconnu.

Marcel Proust.
  1. Voir la Nouvelle Revue Française du 1er Juin 1914.