Aller au contenu

À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Alfred d’Orsay

La bibliothèque libre.

ALFRED D’ORSAY


Qu’ont donc nos filles, s’écriait ma mère, à ne plus aimer l’essence de violette ? »

Elle disait vrai. L’époque de mon adolescence vit déchanter la vogue des parfums floraux, notamment cette violette qu’aima si fort le Second Empire, que les salons mirent à l’honneur, en bouquet rond, dans un verre de cristal. Quelques années elle triompha des grands gâteaux de roses, des gerbes à ceinture de moire étalées en queue de paon. La littérature l’accueillit : Daudet l’épingle sur un manchon, Maupassant la glisse entre deux seins rebondis… Après la violette, royale, impériale, russe, en triple, quintuple extrait, vint un « corylopsis », qui se prétendait japonais et duquel mes quatorze ans raffolèrent. Vinrent des « bouquets », des « maréchale » et combien d’autres ! Tout change, et les parfums aussi. Je ne connais que moi qui use du même parfum depuis une quarantaine d’années. Peut-être me manquera-t-il bientôt, par l’effet de la disette d’alcool, des lacunes dans la série d’opérations délicates qui débutent à la fleur et finissent au brin de soie floche noué autour d’un flacon. Même au douloureux moment où le nécessaire fait défaut, je n’envisage pas légèrement la privation du parfum, le plus indispensable des superflus.

Au parfum commence une poésie physique : les fauves s’attardent et rêvent sur la valériane, chaque papillon vient à l’appel de sa corolle de prédilection, le chien, le loup se roulent sur le fantôme sec et plat de la grenouille mieux que morte, réduite à sa dépouille transparente et musquée. Si du flair subtil nous descendons à l’odorat obtus, nous voyons que les siècles insoucieux de l’hygiène consommèrent follement extraits, onguents et pâtes. Parfums, caprice noble, mariages et métamorphoses de l’exsudation humaine. Mariages, caprices plus ou moins heureux ; je ne saurais tenir à progrès ce qui n’est que changement et mode. Avant 1938 sévirent quelques parfums que j’appelle parfums à tuer un bœuf.

Une époque aurait-elle les parfums qu’elle mérite ? Rappelons à la femme ce qu’elle oublie : le parfum imprègne mieux le vêtement, le linge et la fourrure qu’il ne sert l’épiderme. Nos contemporaines veulent que la fragrance leur soit trop proche. Du bout du doigt mouillé de parfum elles touchent l’oreille, touchent le cheveu, l’aisselle, le flanc, et même — profanation ! — la lèvre supérieure, le sillon velouté qui est sous la narine. Autrefois les sachets, dormant entre les plis du linge, suspendus dans les armoires, amendaient délicatement l’odeur corporelle. En se dévêtant, fruit qui rejetait une à une ses écorces parfumées, la femme n’en retenait que le souvenir atténué et divers. Où sont ces grands sachets, ces petits sachets, taillés dans un reste de soierie, dans un volant de satin ? Je me rappelle un authentique rectangle de « peau d’Espagne », macéré dans des secrets d’odeurs indélébiles, que des générations ne pouvaient épuiser…

Parfum, péché irrésistible, signal, piège voluptueux, je me suis souvent demandé — surtout au temps où je m’attaquais à la tâche séduisante et trop lourde de fabriquer des « produits de beauté » — pourquoi vos délices ne sont guères concédées, aujourd’hui, qu’à la femme. L’Orient viril n’hésite pas à s’oindre encore de baumes ; Si Kaddour Ben Ghabrit sait choisir les meilleurs ; le pacha de Marrakech laisse un sillage de bonnes senteurs ; on brûle, dans ses palais marocains, des copeaux de santal et de coumarine dont la fumée délasse l’esprit et réjouit le cœur… Qu’y a-t-il donc d’incompatible, à notre jugement occidental, entre les vertus mâles et l’usage des parfums ? Une pruderie inopportune apparaît à mesure que le costume masculin perd par degrés son faste, son lyrisme et sa couleur. Jusqu’au comte d’Orsay, l’élégance tolère, encourage l’habitude de fleurer bon. Le charmant arbitre des modes compose, impose — déjà ! — les parfums d’Orsay, tandis que le « Beau » Brummel prêche l’anonymat, inodore et distingué, du vêtement. Je n’ai du Comte d’Orsay qu’une vue superficielle ; peut-être est-ce celle qui convient, car elle ne le sépare ni de son cheval, ni de l’air embaumé qui le suivait, ni d’un éclat un peu tapageur, celui-là même qui rehausse, dans toute la première moitié du xixe siècle, l’homme à la mode, devant lequel la femme à la mode elle-même pâlit. Byron, satanique et ravagé, éclipse lady Hamilton ; Juliette Récamier blesse moins de cœurs que ne fit le sombre Chateaubriand. C’est que la « lionne » n’obtient des autres femmes que l’imitation, qui n’exclut pas le dénigrement, alors que le « lion » fanatise les deux sexes.

De quelle faveur son époque entoura Alfred d’Orsay, nous en pouvons juger rien qu’en regardant son portrait popularisé, où le « beau garçon bien fait, large d’épaules et mince de taille », est inséparable de son cheval. Vingt ans, une petite figure spirituelle, une grâce extrême dans les manières, il sculpte, — pas très bien — il peint des caricatures, il écrit, — joliment — il est heureux en amour, il accrédite au Park de Londres un paletot emprunté à un matelot, il invente « l’eau de bouquet » du comte d’Orsay, bref il mérite le plus joli surnom que porta jamais un homme du monde : Byron le traite de « Cupidon déchaîné ».

Il y a loin de ce cavalier sans rival au « Beau » qu’il supplante. Brummel est au fond un homme terriblement médiocre, et triste comme tout ce qui est vide. Que lui reste-t-il, sinon d’avoir répondu à la faveur princière par une grossièreté épigrammatique qui n’est pas d’un gentilhomme ? Il est logique que la petite Histoire, qui préfère le scandaleux au spirituel, ait conservé des « mots » de Brummel, mais lequel de ces mots vaut d’être applaudi ? Brummel râpe au tesson de verre ses habits pour leur ôter l’apprêt de neuf. L’éclatant, l’indiscret effacement du sec favori de George IV ne remplace pas le charme. Les fleurs de sa vie sont de petits poèmes maigres, et ses bonnes fortunes révèlent qu’il ne sait ni parler ni écrire à une lady… La certitude de sa propre ignorance le gêne. À cet expert en vêtement manque la joie de porter dignement l’habit de cheval, d’aimer le cheval. Son mépris va au coursier « café au lait » qu’attelle le comte d’Orsay, mais celui-ci n’en a cure, passe exhaussé sur ses chevaux fins, escorté de tous les regards…

Son prestige de cavalier, ses succès d’homme à femmes sont inséparables. À voir passer le comte d’Orsay, les femmes rêvaient de cette belle main, puissante sur la bride, et espéraient qu’elle serait aussi ferme pour d’autres possessions… Elles humaient le troublant sillage — cuir soigné, fougueux cheval chaud, parfum du « bouquet d’Orsay » — qui flottait dans le vent… Séduction suprême, cet homme aimé aima fidèlement et suivit les fortunes diverses de son amante. Les femmes de son époque l’ont su, l’ont redit. Une petite gloire gracieuse, un peu futile, se propage parfois très loin. Brummel a laissé derrière lui des bottes Brummel, des chemises Brummel, des cols Brummel. Astre stérile, il doit servir encore d’enseigne à maint chemisier. Le nom d’Orsay, pour s’être significativement attaché à des parfums, donne encore à rêver.

Point ne se fane une bouche baisée…

Le « bouquet » composé en l’honneur d’un long amour n’est pas près de se flétrir.