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À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Cavernes

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CAVERNES


Elle couchait dans une carrière. Elle avait emmené ses deux petits, comme elle affamés. Ils se taisaient, formés au silence par le danger, comme le sont les jeunes des loups, des renards, qui jouent et même souffrent sans crier. Ils n’ont crié que de faim. Le froid aussi arrache des plaintes…

Une autre femme a fui, avec un enfant. Égarée, elle a tué l’enfant. Ainsi font les chattes errantes, qui mangent leur portée pour que le matou ne la tue pas. Une autre est partie laissant ses enfants. Une autre assiste à l’assassinat de ses petits. Une autre, pour suivre l’homme, laisse les petits dont il est le père… Une autre… une autre…

Où sommes-nous ? Dans quelle jungle ? Dans quel lieu sauvage où la femme court de côté et d’autre, cheveux épars, vêtements défaits, comme à travers l’incendie et la crue du fleuve ? Elle porte une plaie à la tempe, elle remorque des enfants fourbus, hébétés. Elle voit des lueurs de couteaux, elle entend siffler un vol de projectiles. Quel est ce temps, comment nommer ce pays où la femme traquée retourne à la caverne ?

Une carrière abandonnée est donc, pour elle et sa tremblante progéniture, plus sûre que la ville, que l’âtre, que la maison et la couche conjugales ? Il le faut bien admettre, quatre ou cinq fois par semaine, au gré du fait divers. Quoi, nous en sommes là ? Alexis Danan est forcé de voler des enfants pour leur épargner le cauchemar familial. Pour ceux-ci un seul refuge : l’illégalité.

La misérable horde des carrières ravive dans ma mémoire d’affreuses aventures que je connus, que j’entendis, devinai dès mon enfance, lorsqu’on les chuchotait autour de moi. Je subis le souvenir d’une petite fille, séduite à peine pubère, qui fut chassée par une famille pourtant à demi sauvage : elle s’enfuit, appartint aux bois… Combien de mois, ou d’années ? Je ne l’ai jamais su.

Aux champs certaines existences semblent ne pouvoir finir que dans l’atmosphère fantastique qui les vit commencer. Banni de la vie clémente, un être se dissout, parfois se reforme un moment, puis se confond à jamais avec un écheveau de brume, s’assimile à un gibier fabuleux… Mais à quel prix devient-il la légende d’un village ? « Tout le monde ne peut pas être orphelin », soupire Poil-de-Carotte… Je me souviens d’une troupe d’enfants qui jouaient au bord d’une rivière. Sur un coup de sifflet qui perça l’air, l’un des enfants s’immobilisa. Sa figure devint d’une mauvaise couleur comme s’il allait vomir, et il se mit à courir, en émettant une espèce de plainte courte et régulière. Un moment après parut un homme, porteur d’un fouet dont il nouait et renouait en marchant la mèche de cuir. Il marchait sans se presser, même avec emphase. Tout à coup, il claqua du fouet magistralement et prit sa course. Nous ne vîmes plus ni l’homme ni le petit garçon. Je questionnai les autres enfants qui se tenaient silencieux, et n’en pus rien tirer que ce mot, tombé de l’un d’eux comme s’il voulait se débarrasser de moi :

— Ben, c’est son père, s’pas…

Je déplore que tant de tribunaux se bornent, aujourd’hui, à la réponse fataliste du petit garçon. « C’est son père… » Avoir donné lentement la mort aux fils de son sang, par le froid, l’inanition, les blessures, cela vaut trois mois, six, huit mois de geôle, parfois avec sursis. Moyennant quoi un père, puissant en droits, peut rêver dans sa prison aux plaisirs de la liberté proche et décider si la baguette de fusil, chauffée au rouge, relayera le fer à repasser, si la soupe, froide et aigrie, distribuée deux fois par semaine à de faibles enfants affamés, égalera en résultats la pomme de terre crue.

Il n’y a pas que les enfants. Femmes abîmées, terrorisées, passées au feu et à la glace, noircies d’ecchymoses, tout cela sent le moyen âge, nous reporte à un romanesque de la torture. Puisque l’homme perverti s’attache aux vieilles peines, réinvente la poire d’angoisse et le berceau hérissé de clous, que ne recourt-on pour lui à celle du talion ? Lui, qui assit sur un radiateur ou dans l’eau bouillante un bébé de trois ans, pourquoi ne pas l’asseoir, fesses nues, sur quelque chose de bien chaud ? On pourrait convier la foule au supplice du « grand méchant homme ». Ce genre de spectacles ne craindrait pas, d’ailleurs, l’embouteillage. Elles sont bien trop craintives, — déférentes serait plus juste — elles, les lésées, les bleues de coups, les attachées au pied du lit, les femmes. Devant l’homme mis à mal, les femmes de chez nous ont la faiblesse prompte et le pardon aussi.

C’est que de fille à femme, la différence est grande. La jeune fille est plutôt hardie, autoritaire dans la coquetterie, elle aime jouer de son pouvoir de rose épineuse, tant qu’elle n’a pas accepté, adopté l’homme dans son cœur et dans sa chair. Sa transformation, son humiliation ne s’accomplissent pas en un jour. La peur ne lui vient pas au premier réflexe masculin, au premier coup de poing sur la table, à la première gifle un peu badine. Et c’est tant pis. Plus la réaction se fait prompte, plus elle rend circonspect le bourreau conjugal. Il faudrait seulement que les lois l’aidassent un peu, quelque chose comme un gourdin caché derrière la porte.

Mais la faiblesse féminine attend. « Demain il sera plus gentil », pense-t-elle. Elle commence à mettre son espoir de paix dans le hasard, dans le beau temps, dans l’enfant qu’elle porte ou met au monde. Il y a aussi une fierté domestique : « Je ne veux pas que les voisins se doutent… Si mes parents apprenaient… »

Nos femmes de France ont derrière elles un long passé de soumission et de monogamie. L’indépendance qu’affichent les jeunes filles est un vernis mince. Il leur est plus facile de fronder un joug maternel que de braver un homme, elles ont tôt fait de s’en apercevoir. Aussi donnent-elles beau jeu à un tyranneau d’occasion qui prend goût de parler haut avant de frapper fort, de serrer un bras tendre jusqu’à y imprimer un bracelet rouge, et de se tenir pour frustré si la jeune femme prodigue ses soins à l’enfant, l’instinct paternel étant par ailleurs une fleur assez rare. « Je suis né pour faire des enfants, non pour les élever », disait un homme, qui pensait faire parade de cynisme élégant. Cela se peut bien. Mais pour une mère, l’absence de protection, la paternité passive est un régime exténuant.

Mal défendue par le code, la femme, en outre, organise mal sa défense personnelle. Elle mêle petits griefs et grands sévices, injures mortelles et piqûres de vanité, et elle attend, pour « aller au commissaire », d’avoir perdu son sang-froid. Je l’ai vue, je l’ai écoutée avec trouble plus d’une fois. Un jour surtout, je l’ai rencontrée, tragique, jeune encore, son tablier humide de la lessive interrompue, ses manches roulées sur de beaux bras de travailleuse. Elle requérait — vaine requête officieuse — contre son mari, dans un commissariat qui en avait vu bien d’autres…

— Dans ce qu’il est, mon mari n’est pas méchant, Monsieur, mais il faut s’en méfier. Ça fait deux fois qu’il me cache mes grands ciseaux. Histoire de rire, il m’a coupé un tout petit bout du bout de l’oreille, tenez, ici… Vous me direz que c’est trois fois rien… Et il a soufflé de la fumée de cigarette dans le biberon de ma plus petite qui a sept mois. Ce n’est pas des trucs à faire. Quand c’est lui qui promène ma plus grande, qui a deux ans et demi, elle me revient toujours avec quelque chose, la joue écorchée, une coupure soi-disant qu’elle est tombée sur du verre, ou bien elle rend… C’est sûr et certain qu’il faut se méfier de lui… Je ne peux pas être partout, moi… Qu’est-ce que je peux faire ?

À cause de l’attention somnolente qui accueillait cette vocifératrice, j’aurais voulu intervenir, traduire en langage d’urgence sa requête, signaler l’approche de la folie et du crime, et rassurer cette créature menacée, qui répétait :

— Alors, est-ce que vous savez ce qu’il faut que je fasse ? Mais je ne le savais pas, moi non plus.