À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Enfants prodigieux
ENFANTS PRODIGIEUX
on collaborateur est beau, doué d’yeux sombres, d’un
teint mat ; sa plaisante et généreuse bouche donne à
son rire et à son chant des charmes rivaux. D’un tour de tête,
il rejette hors de son front sa chevelure romantique…
Il a dix ans et s’appelle Jean-Michel Damase. Sa prudente jeune mère écarte, de son bel enfant, l’aile d’une célébrité prématurée. Elle empêche sagement que l’on fasse si tôt crédit aux dons musicaux de composition et d’exécution qui ont pris, depuis sa naissance, possession d’un petit garçon. La musique innée ne ménage rien. Elle s’abat sur un cerveau d’enfant, s’y carre, ne condescend pas un instant à se faire puérile et clémente, et petite à la taille de son élu. Ainsi naît le prodige, ainsi peut avorter la plus belle fleur…
Un tel sort abrégé sera épargné à Jean-Michel Damase. Pour le moment il travaille, c’est-à-dire qu’il exulte, qu’il s’ébat parmi les difficultés, d’avance vaincues, de son art. C’est-à-dire qu’il quitte l’école pour se ruer, tout bourdonnant d’invention mélodique, sur son piano, qu’il abandonne le piano pour jouer aux barres ou prier, avec sa gentillesse impérieuse, qu’on le mène dans un musée. Exubérant et gai, travailleur mais occupé d’une passion unique, il se laisse guider et semble nous conduire, car son élan n’a pas de caprice.
Mais moi qui vieillis, je n’ai pas la patience d’attendre que Jean-Michel paraisse au jour sous son légitime et mûr éclat. Je lui ai remis un texte qui s’appelle Le rouge-gorge, sur lequel il a écrit une mélodie.
Sans doute on lira ces lignes avec indulgence, avec une incrédulité quasi complice. Nous sommes ainsi faits qu’à entendre un enfant jouer à peu près bien d’un instrument, à lire l’essai d’un écrivain impubère, à regarder l’œuvre peinte d’un nourrisson qui tache de couleurs ses langes et tette ses pinceaux, nous nous récrions. Aussi bien je n’ai pas qualité pour porter sur Jean-Michel Damase un jugement critique, et ces lignes n’auront pas pour conséquence d’accélérer l’édition de sonates et symphonies d’un moins de douze ans. L’enfant prodigieux est entre des mains fermes et éclairées. Des compositeurs notoires, des maîtres lui portent une affection, une confiance qui se reprocheraient tout gaspillage, toute adulation. Ma louange n’a donc pas à craindre l’effet néfaste, ni mon émotion de se tromper lorsque j’entends l’âme, avec les doigts, courir sur les touches, et la petite voix, qui ne mue pas encore, élever son commentaire hardi et frêle, et si justement accordé au sens des paroles…
Je ne toucherai pas davantage à cet enfant qu’un destin exceptionnel réclame. Déjà, il s’y abandonne, avec la fougue d’un ange robuste et musicien. On l’écoute, on se garde de l’encenser. Avec un grand sérieux, nous échangeons des billes de verre, car ma collection d’autrefois est intacte et Jean-Michel est un amateur éclairé des « calots » multicolores comme des « gobeilles » d’agate. Il reste garçonnet, Dieu merci, garçonnet ample et riant que sa lumière musicale accompagne, et qu’elle n’accable ni ne dessaisonne.
Menuhin fut l’un des puérils dépositaires d’une grâce qui descend fantasque sur ses élus, encore n’était-il qu’un génie instrumental. Qu’adviendra-t-il de la petite Violette Rillo, minuscule pianiste, qui joue comme on joue en songe, et nous transmet un puissant langage dont elle n’est pas en état de lire les signes écrits ?
Toutes les promesses démesurées ne sont pas tenues, faut-il dire heureusement ? Pianiste ou violoniste, touchant dans son costume de velours noir, dans sa robe d’organdi qui montre des genoux nus, le « petit Mozart » ne résiste pas très longtemps à sa double fatigue, croissance et travail. Ou bien il sombre dans les tournées de music-hall.
C’est au music-hall que j’ai connu un certain nombre d’enfants prodiges, qui n’avaient rien — plus rien — de prodigieux. Victimes étranges de la paresse cérébrale et du surmenage physique, fruits sacrifiés à la cupidité familiale, le « numéro » qui nourrit les jeunes phénomènes consacre leur définitif échec artistique. C’est une sombre vie, il faut bien le dire, que celle des enfants voués à briller, pendant une heure chaque jour. Sombre et non point immorale, du moins sans autre immoralité que celle du vide. Un « prodige » engagé dans la tournée des music-halls quitte tout travail réel et profitable, s’il est très jeune. Son « numéro », dont il n’a pas choisi la composition, se transforme en entrave. Les gymnastes sont là, me dira-t-on, et les danseurs couplés, et Grock lui-même, et Jackson ? D’accord. Mais l’acrobatie, le sketch comique vieillissent moins vite que le morceau de bravoure. Un couple de danseurs se renouvelle, sous peine de « faire vieux ». Le « clou » acrobatique pendant lequel l’orchestre s’arrête tandis que les gymnastes sans filet offrent au public le risque mortel tout pur, le grincement de leurs mains sur les barres colophanées, le souffle perceptible de leurs poitrines, ce sommet du risque garde sa nouveauté aussi longtemps que les hercules leur vigueur.
Mais pour l’enfant prodige, un seul espoir l’anime, celui de ne jamais grandir. De saison en saison, de music-hall en casino, de concert en café à terrasse, on lui verra une robe un peu plus courte, ou la culotte qui découvre une cuisse osseuse d’adolescent, des boucles plus folles, des talons plus plats… Mais son programme immuable ressassera toujours les mêmes morceaux. Où travailleraient les petits malheureux ? Ils vont, engrenés, au plus facile. Leur routine se complique d’une sorte de devoir d’héritiers. Sur le programme, ils se succèdent. Un « Petit roi de l’archet » occupe automatiquement le vide causé par la méningite de « L’unique exécutant du Trille du Diable » âgé de dix ans et trois mois. Un « phénomène vocal », à la rigueur, peut suppléer à une « célèbre diseuse »…
À l’Éden de Lyon, il y a un bon bout de temps, je tendais de ma loge l’oreille aux contre-fa et aux « cocottes » qui me servaient de point de repère. Ils s’échappaient du gosier imperturbable de « Lorenza, la Patti hongroise », qui se faisait entendre « dans son répertoire ». Un peu partout, depuis, et pendant vingt-cinq ans, j’ai rencontré cette brune craquelée, qui chantait l’air des clochettes de Lakmé, la valse de Roméo et Juliette, un affreux morceau de concours : Non ! Non ! je ne veux pas chanter ! quelques autres pièges d’opéras… Son médium succombait un peu à la fumée des salles, un peu à la chape d’air froid qui, des cintres, tombe sur des épaules nues, un peu aux grogs des buffets de gare. Mais les mi, les fa et même les sol aigus ne changeaient pas plus que le répertoire, et la pauvre « Patti hongroise » disait en sortant de scène, avec l’accent de Bordeaux :
— Je crois que je leur ai envoyé ça, ce soir…
Le mot tombait dans le silence des coulisses et ne recevait pas de réponse. Sa traîne sur le bras, la « Patti » descendait vers les loges du sous-sol.
Je préfère encore son souvenir vert Nil et mauve, ses grosses bagues fausses, ses souliers dont elle recollait les talons avec de la colle forte, à celui de la petite fille ruisselante qui monta, suivie de sa mère, dans le même train de nuit qui nous emportait d’une ville vers une autre ville, Georges Wague et moi. La petite fille avait en fin de spectacle, après notre pantomime, joué du violon, dansé, jonglé, puis follement couru à la gare, en souliers et bas blancs, un vieil imperméable sur sa robe de bébé. Sa grosse mère, humble, lui retira ses souliers, ses bas noircis aux talons :
— Quitte ta robe, je te mettrai la couverture, tu vas attraper du mal.
La petite fille écartait, de son nez dur et fin, ses cheveux mouillés, et je voyais ses lèvres remuer.
— Quitte ta robe, je te dis. Regarde le volant, l’état où il est…
— Sept fois cinq, trente-cinq, trente-cinq ôtés de trois cent cinquante… marmonna la petite fille. C’est bien ce que je disais. Pour une fois que je te laisse régler le compte des sept jours, tu t’es fait empiler…