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À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/L’Enfant caché

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L’ENFANT CACHÉ


Il y a dans notre langue des mots dont le pouvoir de résonance est extraordinaire, et divers selon qu’ils font tinter un féminin cristal ou l’airain mâle. (Pour le coup, Messieurs, je ne vous abîme pas, vous qui m’accusez, dans le secret de vos lettres, et gentiment d’ailleurs, de vous « charrier » un peu !) J’ai parlé, la semaine dernière, de la prudence qui retient nombre d’hommes de s’engager dans une aventure d’amour, quitte à se plaindre, en m’écrivant, que la solitude soit particulièrement lourde à un homme dans le milieu de sa vie. Je vois, par mon courrier de la semaine, combien le mot « prudence » a suscité de rêverie, combien il flatte un penchant masculin à l’atermoiement, à l’étude préliminaire du caractère des femmes qui plaisent à première vue. Voilà qui est bien, Messieurs. Voilà qui est presque très bien, si l’on ne prend garde qu’au raisonnement, au mûrement délibéré. Cet incendie magnifique, l’irruption d’une femme, vous ne demandez pas mieux que de l’admettre, et même de l’attiser, mais non sans user du petit écran fumé dont on vous munit pour contempler les taches et les phénomènes ignés du soleil… Ainsi vous vous complaisez au mot prudence, dont la première syllabe râpeuse semble protéger la tendre et longue seconde syllabe. De même vous chérissez les mots pureté, loyale expérience… Sur ces derniers, je ne m’attarderai pas, je leur trouve je ne sais quel air suspect, comme aux larges étiquettes qui prônent un petit produit peureux. Je leur préfère encore l’ « expérience malheureuse », dont il est fréquemment question et qui fait état d’une idylle où Il découvre qu’Elle convoitait surtout l’argent et les plaisirs qu’il procure. C’est ici que l’homme abusé, paraphrasant le titre d’une comédie célèbre, remonte vers un passé familial et y puise ses exemples : « Mon père m’avait bien dit… Les conseils de ma pauvre mère… » Car nos parents ne récupèrent l’infaillibilité qu’au prix de nos déceptions sentimentales ou de nos embarras d’argent.

On voit que je ne me décide pas à quitter un sujet ensemble si banal et si poignant — l’homme, la femme, proches et désunis, adversaires qui languissent l’un de l’autre — sans avoir noté les réactions des deux sexes sous le choc de certains mots-images, mots-idées, qui tombent, au hasard d’une lecture, sur leur attente et leur solitude. Au mot « prudence », les femmes sursautent, accourent, protestent. L’une me réplique avec verdeur : « Me parler de prudence à moi qui suis seule et ne possède au monde rien de précieux, c’est comme si on disait à un malade : faites attention, si vous remuez, vous risquez de déloger votre maladie ! » Mille femmes ne souriront-elles pas de cette vigoureuse boutade, parce qu’elles s’y reconnaîtront ? Mais par centaines se reconnaîtraient, aussi, les tenantes jalouses de la vie solitaire qui, pour citer le mot de l’une d’elles, se « plongent dans l’isolement et ses égoïstes ressources comme dans un bain régénérateur ». Régénérateur, Madame ? Vous me voyez sceptique… Mais l’important est que toutes vous soyez vivantes, voire agitées, et contradictoires à ravir sous un apprêt de modes qui vous standardise — j’emploie à regret ce dérivé de l’américain.

Constatation étrange : expansives, vivaces, penchant sous un poids de tendresse vacante, mes correspondantes laissent dans l’ombre et le silence l’enfant, les enfants. Çà et là paraissent, brièvement, le souci, la présence d’une jeune descendance, sans que la solitude d’une mère semble y trouver un allégement. « Ma petite fille est délicieuse, mais… » « J’ai fils et fille, je ne néglige rien de ce qui les concerne, mais… » Après la conjonction restrictive éclate l’énorme et naïve parole, parole à tout dire comme à tout éluder : « … mais ce n’est pas la même chose ! » Bon pour celles qui ont l’occasion de comparer. Mais celles sur qui la vie passe sans leur rien donner ni prendre, je n’aperçois pas que, braves assez pour ne point reculer devant l’aventure, elles lui prévoient sa fin logique, probable : le prodige normal, l’imposante faiblesse du nouveau-né…

Chères femmes, qui me liez à vous par la confiance et la confidence, pourtant elle ne vous est ni inconnue, ni épargnée, l’amertume d’être la mère de l’enfant caché. Un enfant caché… C’est comme si on disait : la lumière dérobée, l’amour inhumé… L’une me dit : « Pour qu’il ait de quoi vivre, pour que je ne sois pas une gêne pour lui, j’ai donné le mien à son vrai père. Regardez comme il est beau. Il est à cheval sur le mur de clôture de sa maison : derrière lui on voit son jardin et ses vignes. Il sera un vrai petit seigneur du pays. Il ne sait pas que j’existe. » Ô femmes prêtes à tout, le renoncement est votre fait aussi bien qu’une ténacité irréductible. Je sais où elle vaque à des besognes rudes, la jeune fille « bien » qui fut coupable d’aimer et d’être abandonnée, et qui enfanta secrètement dans une maison miséricordieuse aux filles-mères et aux enfants cachés, car elle appartenait à une famille inflexible. Ayant tenu contre elle son bel enfant, de jeune fille épouvantée elle se changea en mère héroïque, annonça à ses parents une vocation pour la puériculture, et retourna dans la maison des enfants sans père et des femmes sans mari. Elle y est encore, le bandeau d’étamine au front, un tablier de servante noué à la taille sur sa blouse. Plus tard… Oh ! plus tard tout s’arrangera. Nous ne sommes pas à un miracle près.

Pour finir sur une autre belle histoire vraie, je veux vous dire quelle lettre je reçus il y a cinq ou six jours. Elle émane d’une femme seule, déjà âgée, et allie à une sorte céleste d’innocence une audace qui s’ignore. Sa signataire, modelée par un dur et long isolement, offre de recevoir à dîner, chaque dimanche, une autre femme seule, et triste, parce qu’elle sait que le dimanche est un jour plus désert encore que les autres jours. « Elles n’auront qu’à venir, m’écrit-elle dans son langage d’ange, une à la fois, deux je ne pourrais pas. Ce ne sera pas un beau dîner, assurément, mais il y aura assez. Il me semble que ce serait pour mon invitée, et pour moi, une petite distraction. Vous pouvez faire connaître mon nom et mon adresse, Madame Colette. »

Bien entendu, je n’en ferai rien. J’aurais trop peur, en déférant à son vœu, qu’une si douce créature, ignorante de tout abîme humain, ouvre sa porte à l’intruse, au mauvais visiteur, indignes de partager le précieux pain des pauvres.