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À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/L’Image parlante

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L’IMAGE PARLANTE


Bercé dans son sac lié d’un fil de fer, le cadavre de la femme assassinée reposait dans le lac de Lugano. Vu de haut et par beau temps, le lac est pareil à une pierre dure, bleue, qui se serait coincée par son propre poids entre d’autres pierres. Comme toutes les eaux qui semblent pures, il recèle sa quote-part de secrets et de décomposition, denses, dûment arrimés sur ses fonds rocheux.

Mais à qui se fier désormais ? Mieux armé que le détective, un homme quelque part déploie une carte, tient un pendule au bout d’un fil comme un enfant qui joue à pêcher la grenouille avec une ficelle et un chiffon rouge, et le cadavre, très loin de là, « mord ». Le merveilleux, avant de se changer en science imperturbable, fait ses gammes, s’essaie, au sein d’une incrédulité qui était, hier encore, bien près de la réprobation. Avant de s’appeler quelque chose comme « prospecteur hydraulicien », le sourcier est encore un sourcier, c’est-à-dire une sorte de voyant. Monsieur Kiss, qui lit les cartes en profondeur, ne dédaigne pas la baguette bifide en « bois des Indes » — ce dernier détail m’est suspect et je l’impute au reporter pour qui toute arme est de Tolède, comme toute poularde est de Bresse.

Il se trouve qu’étant moi-même sourcière, je sais que pour la baguette fourchue le coudrier vaut le mimosa, et le saule n’est pas inférieur au figuier. Mais je n’en sais guère davantage, au delà d’une sensibilité qui me donne de voir tourner la baguette entre mes mains plus énergiquement qu’entre celles des sourciers, dirai-je, officiels. Grâce à quoi je témoigne que des points secs, au Maroc, pourraient voir jaillir l’eau. En Provence aussi l’eau attend qu’on la délivre, et n’est-ce pas pitié qu’en Normandie on porte en ce moment le boire du bétail sur le pré, parcimonieusement ? C’est bien dommage de n’être qu’une sourcière inutile, faute de savoir calculer la profondeur et l’abondance du trésor. L’abbé Lambert me voulait enseigner à son école ; mais nous n’en avions le temps ni l’un ni l’autre. Ce que je sais de moi-même et de l’eau cachée, je le tiens d’une charmante et sapiente femme, Sextia Aude, qui a derrière elle une lignée de magistrats aixois, et qui, par bonté pure, par amour du florissement, a doté mainte propriété méridionale de la seule merveille qui lui manquât : l’eau impétueuse, l’eau sûre et égale, l’eau au bout du tuyau d’arrosage, sur les légumes et les roses, l’eau qui retrouve la voie romaine et pend en fil limpide au mufle du lion-fontaine, effrité…

La première émotion, quand la baguette fourchue vira énergiquement entre mes mains fermées, — paumes en dessus, pouces en dehors — fut vive et gaie, pareille au plaisir que m’eût causé une invisible présence malicieuse, bienveillante. Je ne me lassais pas de l’interroger. Sous l’influence d’une eau proche et massive, le mouvement de la baguette rappelle, tant il est exigeant, la révolte d’une couleuvre qu’on veut maîtriser. Je ne le mentionne que parce qu’au contraire j’ai vu, dans le moment où la baguette les révèle à eux-mêmes, des sourciers-nés lâcher la baguette, pâlir de malaise, des adolescents pleurer brusquement. L’antique communication, inexpliquée et évidente, avec les forces d’un élément prisonnier, ne se rétablit pas toujours sans frayeurs ingénues, durant que la créature humaine balbutie son dialogue oublié avec la terre qui la porte.

Un magasin de mon quartier, voué à la radiesthésie, m’attire. Non que je veuille lire les œuvres divulgatrices, déjà nombreuses, qu’il expose en vitrine. Mais l’outillage est charmant. Il n’y a pas que les baguettes en baleine noire, liées, par paires, d’un fil de métal, que les bois fourchus, les tringles bifurquées. Il y a les pendules de métal, œufs, sphères ; et les pendules de verre, ces derniers verts et rouges, transparents, devant lesquels une de mes amies rêvait à haute voix : « En boutons de manteau sport, ça vous aurait un chic… » Car la femme a un appétit particulier pour détourner de son emploi l’objet qui lui plaît, tellement que l’une d’elles emportait sur son cœur une petite vierge fuselée du xve siècle, en marbre couleur de vieille cire : « Qu’allez-vous en faire ? — Un pied de guéridon, ce sera ravissant », répondit-elle avec autorité.

Qu’il est donc difficile aux champs de séparer la recherche radiesthésique de l’idée de simulation ! Les campagnes ne mettent leur foi dans le sourcier que s’il se targue d’autres dons, s’il guérit par les herbes et reboute les membres déviés. Relié seulement à l’eau obscure, au filon de minerai, il est suspect. Nous sommes lents, chez nous, à opter pour la dénonciation fatale des dépôts souterrains, si on la prive de l’apparat magique. Quoi, le cadavre immergé entre, lui aussi, dans un domaine quasi scientifique ? Une carte d’état-major, le maigre appât pour frapper les foules ! Heureusement que Monsieur Kiss et ses confrères sont encore obligés pour retrouver un assassiné navigant, d’y joindre un pendule et… une photographie.

C’est devant la photographie qu’il faut nous arrêter, réfléchir non sans appréhension. Noir sur blanc, brun sur bistre, tirée sur carte postale, avec ses trois taches, les yeux et la bouche, — quatre en comptant le nez si celui-ci n’a pas été dévoré par la lumière — la photographie d’un visage, c’est donc différent d’un papier imprimé, maculé, d’un graphisme quelconque ? Qu’est-ce donc que cet impondérable qui se détache de nous pour suivre la plaque et la pellicule ? Les peuplades que nous nommons « sauvages » se voilent la face si l’on braque sur elles l’objectif et protègent de même sorte leurs enfants. Qu’a de commun une morte sans tête, un trépassé dont l’eau a dissous les chairs, avec le petit portrait forain, le treize-dix-huit sur lequel la « noce » entoure la mariée ? La mariée est morte — elle le dit à l’homme du pendule : « Je suis là, sur ta carte au quatre-vingt millième, entre ce cheveu rouge qui indique la route et le trait pointillé de la voie ferrée. » Elle lui dit cela de sa bouche photographiée, puisque sa bouche de chair n’existe plus, et pour truchement elle use d’un petit œuf oscillant au bout d’un fil… J’ai lu, il y a quelques années, une nouvelle qui nous montrait une héroïne atteinte par l’objectif comme elle l’eût été par une balle perdue. L’auteur — j’ai oublié son nom — avait bâti, sur le lieu commun de la dépossession, un assez joli conte.

Mais il ne prétendait pas m’entretenir de maléfices, cet homme qui avait vécu un long temps à Hollywood, et observé l’anémie particulière aux stars de l’un et l’autre sexe : « Ils sont trop photographiés, me disait-il avec naturel. Ils ne peuvent pas tenir, ils sont vidés. » Je livre au lecteur cette incrimination étrange de la cinématographie. Étonnera-t-elle aussi les radiesthésistes ? Notre époque se hâte d’ôter au prodige son nom de prodige. À partir du moment où elle le fait entrer dans l’usage quotidien, on le croit inoffensif, et on ne s’occupe plus que de l’exploiter commodément. Il lui arrive bien de dévaster encore çà et là, et de se comporter, en vérité, d’une prodigieuse manière. Mais quoi ? La foudre aussi, quoique captée. La radiesthésie commence à mêler sereinement l’incroyable et l’ordinaire. « Si vous voulez que je vous retrouve votre sœur disparue et le testament volé, il me faut mon pendule scientifique, ma carte à une grande échelle, une chemise pas très propre de votre sœur et sa photographie. — Pourquoi ? — Parce que c’est comme ça. »

Suprême argument d’un pouvoir incertain de ses limites, qui ne s’enseigne ni ne se transmet, s’aventure par bonds dans l’inconnu. Chacun est libre de lui apporter l’inspiration et la fantaisie. Mon voisin le coiffeur façonne un pendule creux, dont la cordelette est nouée trois fois. Qui fait merveille, le pendule ovale ou les trois nœuds ? Je ne sais. C’est comme ça. De tout temps, les jeunes filles grecques ont salué la pleine lune douze fois, en touchant une parcelle d’or et en murmurant : « Apporte-moi de l’or et un beau jeune homme ! » L’or charme l’or ou la prière ? C’est comme ça. Remarquez qu’elles appellent l’or en premier… Les médisants assurent qu’ainsi les jeunes filles sont plus certaines de voir, après l’or, venir le beau jeune homme…