Aller au contenu

À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Mes voyageurs

La bibliothèque libre.

MES VOYAGEURS


Quand j’étais enfant, je voyageais déjà beaucoup. J’empruntais les mêmes voies et les mêmes guides, à peu près, qu’aujourd’hui : j’ouvrais quelqu’un des tomes du Tour du monde, et je ne rentrais que je n’eusse visité une partie de l’univers, en compagnie d’un voyageur, d’une équipe de voyageurs que le mal du voyage, entre 1860 et 1870, saisit, arracha à leur petite ville, à leur petit professorat, à leur famille timorée, à leur craintive épouse…

Soudain, ils partaient, et passé leur seuil libéraient de quoi nous éblouir. Ralliant un port qu’ils n’avaient jamais vu, ils partaient. Ils rassemblaient leur trois mille écus d’économies, leurs bottines à boutons, leur petite cravate noire et leur complet de coutil, un brin de quinine et des cartes dont ils avaient en secret appris par cœur les zones roses, les arborescences bleues, les chaînes de montagnes en arêtes de poisson…

Pérégrine de génie, Ida Pfeiffer nous conte sereinement que, tournant deux fois autour du monde, elle dormait de préférence sur notre mère la terre, et que le poids total de son bagage ne dépassait pas dix livres. Une fois lâchés, tous devenaient des héros. Nantis d’une paire de mules écorchées, de quatre indigènes aptes à toutes les trahisons, d’une poignée d’armes qui n’étaient pas même anglaises, ils partaient, coiffés de leur petit chapeau acheté au coin du quai… Ce sont ceux-là qu’à dater d’un âge tendre j’ai accompagnés. L’un me montrait comme on tue le caïman sous l’eau, poitrail contre poitrail. Un prenait par la queue le serpent assoupi sous le chaume de la paillote, le faisait tournoyer comme une fronde et lui fendait le crâne contre un gros caillou. Baker ne ratait pas un lion. Un autre chasseur se fiait à son merveilleux cheval qui, la bride sur le cou, poursuivait n’importe quel fauve. Un serpent bleu céleste niellé d’or rouvrait les grilles du Paradis Terrestre et adoptait, par amour, l’homme blanc. La Victoria Regia flottait, vaste comme un rêve, sur des eaux noires. Et lorsque, il y a soixante-dix ans, personne ne savait dire le mot « Copacabana », je jouais avec ses syllabes sauvages et plaisantes. Delegorgue aussi je l’ai suivi partout, d’éden en enfer, de soif en faim. C’est un de mes bien-aimés. Et quand il décida d’ajouter, à son vieux chapeau gondolé, un coquet panache d’autruche et d’aigrette, je le trouvai plus séduisant encore.

Par devers moi, accessibles au bout de mon « radeau » de quasi-impotente, j’ai soixante-huit volumes de « mes » voyages. Bons à lire, ils ne le sont pas moins à relire, et me feront le meilleur usage jusque… jusqu’au grand soupir d’arrivée.

D’ici cette arrivée — ou ce départ — je me contente de l’avion. Aussi bien je n’ai pas le choix. Ailes ! Ce n’est pas à vous que j’eusse osé demander ce qu’en une fois vous m’avez donné : gésir agréablement, puis monter ; lire, en bas, le tracé du fleuve, puis trouver la pluie, déborder l’ourlet de feu des nuages ; appeler le confort d’un repas, et recevoir en outre la fraîcheur d’un verre plein et mousseux…

Ailes, que devient, ruinée par vous, la religion que je croyais porter à la lenteur, ma vieille révérence envers le traîneau, la calèche, la voiture à âne et même ce divertissement un peu amer : le fauteuil d’infirme ?

Ailes ! Des bras amis m’ont hissée jusqu’à vous. Nice est montée vers moi blanche et verte. Fès a creusé son long berceau. D’un pelage de lion, brièvement déroulé, on m’a dit : « C’est le désert… » Ailes, je ne comptais pas sur vous à la fin de ma vie. C’est pourtant l’avion qui vient, imprévu, rendre nouveaux et faciles mes derniers voyages.

Moyennant qu’il maintienne, dans une existence déclinante, la précieuse nouveauté, la facilité relative, c’est bien assez que le voyage aérien ne comporte d’autre but et d’autre enseignement que de pénétrer un ciel pommelé, et de ravager, en les traversant, la belle ordonnance parallèle des cirrus-queue-de-chat.