À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Moi, je suis gourmande
MOI, JE SUIS GOURMANDE
uand je serai riche… »
— Ah ! vous aussi ?
— Moi aussi. Quand je serai riche, j’aurai une victoria. Ou peut-être une voiture à âne. Mais, pour la voiture à âne, il me faut gagner un lot encore plus gros que pour la victoria.
— Tiens ! pourquoi ?
— Parce que l’âne va plus lentement. Mes journées devraient donc être encore plus longues, c’est-à-dire plus oisives, pour l’âne que pour le cheval.
— Étrange ambition. Peut-on en connaître les motifs ?
— Le motif. Un seul. C’est que je suis gourmande.
— Je ne vois pas…
— Vous allez voir. Un seul luxe nous reste : la lenteur. Mais les plus fortunés n’y connaissent rien. Le siècle a perdu le sens de l’oisiveté. À ceux qui ont gardé l’or, et la licence de le dépenser sans frein, la hâte vient tout gâter. Même pas la hâte, disons : la vitesse.
— Oui, mais la gourmandise ?…
— J’y arrive. Je ne cesse d’y arriver. J’y débarque tous les jours. Elle m’accueille dans des bras qui ont justement la courbe de mon épaule, la mesure de mon col. Elle me baise d’une bouche qui sent la fraise aujourd’hui, demain le grain de genièvre qu’elle écrase en broyant les petits os de la grive… Mais surtout elle ne se presse ni ne me presse. L’une et l’autre nous nous entendons à gaspiller, sagement, le temps.
— Ah ! évidemment si vous allez par là…
— Vous voulez dire que je n’en reviens pas, de « par là ». Je n’en reviendrai jamais. Dans ma vie, j’ai assez mangé entre deux trains, brouté entre deux portes, avalé entre deux voisins diserts, et courant la province et l’étranger j’ai assez, hésitant entre deux hôtels, jeté mon dévolu sur le plus mauvais. Surtout, j’ai assez dans ma vie demandé en sursaut : « Quelle heure est-il ? » Savez-vous seulement ce que méritent un estomac, un palais comme le mien ? Ils méritent d’avoir le temps de réfléchir, le loisir humain de flâner, celui de choisir s’achète ensuite. Ne croyez pas que je me pose en gourmette romantique ! Je reste froide devant les grands apôtres anciens de la gastronomie qui refusaient le nom de lièvre et le droit de paraître sur la table à un bouquin de plaine, et faisaient profession de ne se lever de table qu’après quatre heures d’affilée ! La pupille bâtarde de la gastronomie, c’est la littérature gastronomique, lorsqu’elle n’est dictée que par l’art d’écrire. Nous avons depuis un bout de temps des écrivains qui, lestés d’une biscotte et d’un légume, voire d’une tasse de thé aggravée d’un rond de citron, vous troussent des pages charmantes à la gloire du jambon en croûte et de la « caille endimanchée ». Il arrive que l’excès de leur science, ou quelque pataquès, les dénoncent. La gourmandise est plus modeste, plus profonde aussi. Elle est d’essence à se contenter de peu. Tenez, hier matin, j’ai reçu de la campagne, par avion…
— J’en ai l’eau à la bouche !
— Oh ! ce n’est sûrement pas ce que vous croyez, ma gourmandise remonte à des origines rustiques, car c’était une tourte de pain bis de douze livres, à grosse écorce, la mie d’un gris de lin, serrée, égale, fleurant le seigle frais, et une motte de beurre battu de la veille au soir, qui pleurait encore son petit-lait sous le couteau, du beurre périssable, point centrifugé, du beurre pressé à la main, rance deux jours après, aussi parfumé, aussi éphémère qu’une fleur, du beurre de luxe…
— Quoi, une tartine de beurre !
— Vous l’avez dit. Mais parfaite. La perfection n’a pas toujours besoin du laboratoire, ni même du fourneau. Elle veut une matière de choix, mais s’accommode à merveille d’une main rustique, inspirée, ou seulement respectueuse d’une tradition antique… Quand je vous parle gourmandise, vous attendez toujours que je discoure de perdreaux farcis, de foie gras et soles déguisées, et je vous ennuie si j’attaque la question du lait sauf de prélèvement, de la viande et du poisson confiés à un lit de braises, du fruit dans sa saison, des fromages et des vins leurs compères. Vous avez plus d’une manière de décourager la succulence quotidienne, accessible, vénérable. Mais votre pire mot, c’est « Vite ! » Il reçoit d’ailleurs sa récompense : un sandwich, une orangeade glacée. Vite quand vous vous arrêtez devant l’auberge, l’hôtesse jette dans son bœuf à l’ancienne un bon (?) demi-verre de cognac qui n’a jamais le loisir de consommer ses éthers brutaux. Elle verse le demeurant sur la tarte aux confitures, vide le fond de la bouteille dans la salade d’oranges — ah ! ces « vieilles recettes françaises » ! D’un repas déshonoré, je comprends que vous vous leviez, pour repartir, et vite…
Méritez-vous, par une promenade à pied, chaque midi de vous asseoir à votre table servie ? Promenade, dis-je, promenade et non course, et non violence sportive… Le pas humain qui rythme le cœur humain devient une sorte de mesure idéale, comme la coudée. « J’y vais de ce pas ! » s’écrie ma fille, et elle saute dans sa voiture. Elle ajoute aussi : « Je mangerai en chemin… » Sur quoi sa mère lui remontre que le chemin n’est pas une table mise, sauf aux oiseaux et à celui qui, actif et point pressé, bat le buisson, flaire la fraise sauvage, devine le champignon, égrène la mûre, amasse la petite prune bleue qui parfume la liqueur « prunelle »… Selon la région, il découvre même la folle asperge, longue, verte, jalon maigre des chemins où muse, sa petite ombre aux talons, celui qui va :
« … au pas, camarade, au pas… »