À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Province
PROVINCE
hôtel, élevé au bord de la plage, porte un nom romantique.
C’est le hasard qui nous a amenés ici. Une petite
route, puis un village égrené, puis un chemin sablonneux,
puis… rien. Le bout du monde, la resplendissante « fin de
terre ». Sur un sable fin et ferme, sonore, la mer commence à
remonter, par longs rouleaux, et l’écume laisse transparaître
leur couleur de glacier. Deux kilomètres de plage sans une
souillure, sans un brin d’algue, sans autre écriture que l’empreinte
du pied des oiseaux. Douce pente, et vierge, qui mène
à la mer l’homme étonné de tant de facilité, environné d’une
sorte de silence furieux, d’un bruit d’assaut si égal et si
constant qu’il devient négligeable.
Le vallon évasé se prolonge en deux caps protecteurs. L’hôtel domine l’anse, règne en intrus sur des abords fleuris. Pour avoir goûté, par temps frais, le plaisir d’un bain rapide, de la lame assenée sur la nuque, nous essaierons d’obtenir une boisson chaude…
À l’intérieur, le vaste refuge de brique rouge est une manière de couvent bien astiqué, sentant la cire d’abeille. Une petite Bretonne glissante et muette, cheveux tirés, rubans quimperlais volant derrière elle, surgit les sourcils hauts comme si nous l’avions éveillée d’un sommeil de cent ans. Mais le thé la suit de près, et le cidre mousseux, et des crêpes brûlantes, dorées, et le parfait beurre salé qui, sous le couteau, crache des perles de petit-lait… Un silence breton, au sein duquel bourdonnent le vent et la marée montante, nous entoure. Par delà les caps s’étendent d’autres plages blondes, des chardons bleus, des vagues savonneuses, et la solitude.
Je me détourne vers la plage sans pli, en tâchant d’imaginer les enfants, les femmes avides de hâle… En France, il y a donc encore des beautés inconnues, des merveilles accessibles ? À notre couple de passants que n’a-t-elle pas livré, cette Bretagne tiède et voilée d’embruns voltigeants ? Près de Roscanvel, autour de Landévennec, le fuchsia rouge et violet sert de clôture aux prés, les peupliers se penchent avec les figuiers sur une eau marine encore un peu laiteuse et de salure faible. Dix petits ports abrités ne sont que fleurs, verdoiement, invitation au loisir. Par contre la terre la plus occidentale de France, poncée par les grands vents, n’offre de prise qu’à l’ajonc nain, au gazon d’Espagne ras et rose. Le serpolet y fleurit en flaques rondes. Posez la joue sur sa fleur élastique, dormez dans son sec parfum, à l’abri d’un roc ; le sourd tonnerre de la vague explosant sous la falaise vous berce…
Je bénis une année qui me tint, comme celle-ci, à peu près sédentaire, lorsqu’elle me rend si sensible aux rencontres d’un trajet de six cents kilomètres à peine. Une semaine de Finistère me donne à méditer le mot d’une amie anglaise, fixée par prédilection chez nous et qui visita autrefois les cinq parties du monde : « Je ne voyage plus au loin ; j’ai la France. » C’est la même voyageuse honoraire qui me mena, au tournant de nos routes, vers mainte surprise telle qu’un couvent ignoré, proche des pires casinos et garé d’eux ; une auberge de montagne, avancée sur pilotis au-dessus d’un vertigineux panorama de Méditerranée, de côtes, de monts et d’air bleu…
Ici, entre Camaret et Quimper, quoi de mieux que de suivre les routes et leurs greffons capricieux, vierges souvent de plaques indicatrices ? Faste et lenteur sont devenus synonymes, et nous ne pouvons prodiguer que le temps. Où le touriste fait défaut, la Bretagne semble nous appartenir, et toutes ses grâces nous être dédiées, tant est que la vitesse inventa la rigueur des parcours et des horaires, jetant inéluctables, par pleins cars, des mangeurs aux auberges et des ambulants à la route… Les isolés comme nous découvrent que le repas de l’auberge dépend d’une sollicitude, d’un caprice personnel, non de la hâte et de l’obligation. Il se trouve que le beurre vient d’être battu, qu’un pêcheur a capturé ce gros « poing-clos » dont la chair fine est rose. « J’ai un peu de crème de reste, si vous l’aimez… » propose la patronne. Et son petit garçon cueille au jardin un bol de framboises, dont le « menu » ne fait point mention… Même, une cuisinière dispose encore en notre faveur d’un peu de temps, d’un peu de particulière bienveillance : « Laissez de côté les sardines grillées, j’ai bien un quart d’heure pour vous faire mon « homard Mélanie »… »
Du côté de Plougastel-Daoulas, entre les haies de fuchsias et de chèvrefeuille, sous les pommes déjà lourdes, des enfants silencieux, des fillettes en coiffe vous tendent des paniers de fraises dont le goût est musqué… Miraculeuses saveurs de la France, vivace personnalité du fruit, de la race et du paysage, qu’il fait bon vous être fidèle par les meilleurs de nos sens et par un attachement plus pudique et plus fort !… La réserve de l’accueil, la distante fierté bretonnes ont de quoi nous conquérir, surprises ainsi au vol, révélées au gré du hasard et de la halte, quand elles sont profondément liées à un passé ancien, à une tradition qu’elles fêtent avec constance.
Tantôt vite et tantôt flânant sur le dos bombé et long d’une presqu’île qu’éclaire, visible à gauche, visible à droite, la présence de la mer, nous dérangeons une assemblée en costumes de gala, une réjouissance qui se passe de touristes, de tirs, de loteries et de berlingots. Derrière une toile qui barre l’accès d’un pré, c’est à une séance de lutte que se porte la foule, purement bretonne, parmi laquelle nous faisons tache. Sur l’herbe tondue, deux paires de lutteurs en braies courtes de toile foulent deux rings de sciure. Blancs des jambes et des bras, ils n’ont que la face et les mains brunies. Leur vieux sport celtique exige une sorte de blouson d’étoffe jaunâtre, que chacun empoigne sur son adversaire, à pleine main, comme une peau trop large — ainsi les bouledogues se happent par leur nuque étoffée, leurs fanons flottants sous le cou. D’autre part un bras a le droit de ceindre la nuque. La jambe, en même temps, croche la jambe, fait basculer le corps. Mais le blouson tiraillé sort de la ceinture à tout moment, et avec une patience bien entraînée les lutteurs se rajustent, déroulent, enroulent la longue ceinture… Les gestes se succèdent sans hâte, vainqueur et vaincu se dénouent, s’écartent du même pas, l’un sut l’autre appuyés. Trois baisers remplacent ici la poignée de main avant l’engagement, trois gros baisers sur la joue, qu’on entend retentir dans la paisible enceinte. Comment ne les entendrait-on pas ? Aucun bruit, aucun cri ne s’échappent du public. Point d’applaudissement, point de blâme. Le bel horizon feuillu, les chênes, verts jusqu’au bleu sombre, l’aiguille de granit gris qui sonne l’heure, la foule masculine, — hauts chapeaux noirs jarretés de velours, agrafés, par derrière, d’une forte boucle d’argent — la foule féminine — coiffes ailées, raides mousselines en mentonnières — rien ne bouge ni ne parle, et l’on distingue le « puic puic » d’un pinson sur la haie. Plougastel-Daoulas a délégué ici son béguin Renaissance brodé de perles qu’assujettit une mince bride jugulaire, et ses tabliers pailletés. Les robes de Quimper sont de velours noir coupées avec une exactitude admirable, le triangle du dos, les pièces sous les bras collent sans un pli, et les fronces des jupes foisonnent sous les tabliers insolents. Tabliers de velours bleu, montés en panneaux divergents, les coutures rebrodées de paillettes ; tabliers de satin vert, ramagés de fleurs rouges et violettes ; gaze perlée de motifs floraux gris, noirs et blancs… Quel luxe ! Une jeune fille a taillé sa robe dans une résille de chenille noire, une autre s’habille de velours frappé, façonné, ciselé… Et quelles chevelures, roulées en conque sous la coiffe, cordées en câbles, rousses, queue de vache à veines d’or, noires comme des tresses chinoises !… Une beauté blonde se tait, aussi modeste que les autres en son maintien. Mais elle se sait princière par le nez fin et la joue duvetée, par des cheveux sans prix, d’un or presque vert. Aussi a-t-elle sur sa robe, d’un noir profond qui s’argente aux cassures, noué un tablier rose comme une rose qui se fane, tout brillant de fleurs pourpres et d’une rosée de perles…
Voici qu’un lutteur tombe, se luxe l’épaule, s’évanouit en silence. Quels cris, si une foule sportive, à Paris, s’en fût mêlée ! Ici on l’emporte, parmi l’indifférence générale, et les spectateurs des « places assises » ne se sont pas levés. Seul un jeune ecclésiastique s’agite et transpire, dirait-on, d’aise.
— Sans doute, risque mon compagnon, les accidents qu’occasionne ce genre de lutte ne sont pas très dangereux…
Le jeune ecclésiastique, offensé, le toise :
— Pas très dangereux ? Ce sont des luttes très intéressantes, Monsieur ! Nous avons déjà eu un mort. Les vertèbres du cou rompues, Monsieur ! Parfaitement !
Il s’essuie le front, court aux nouvelles. Mais la blonde Quimpéroise n’a pas eu un regard vers le blessé. Ni la rousse frisée, auréolée d’une fumée de feu, ni la dorée couronnée de câbles. Ainsi faisaient les princesses, au tournoi…