À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Reliques
RELIQUES
n petit rameau de buis, encore frais, pointe derrière le
cadre d’un vieux daguerréotype familial. Il a pris la
place du petit rameau de buis, qui a passé l’année à la même
place. Autrefois, je gardais d’une autre manière le buis des
Rameaux. Les feuilles du buis sont doubles ; entre le tissu
vernissé de la feuille et sa fine doublure, je glissais une feuille,
et ainsi de suite jusqu’à former une petite couronne. C’était
le jeu du dimanche des Rameaux. Une semaine après, les
œufs, et tout objet ovale, étaient à l’honneur. Et pendant les
six jours de la semaine sainte, dans mon pays natal, nous
mangions des gâteaux à cinq cornes, un peu salés, pétris une
seule fois dans l’année par le boulanger. Qui me dira quel rite
consacrait ces cinq cornes ?
Œufs rouges, œufs bleus, et même œufs verts, dont la teinture maligne imprégnait l’albumen — nous les cuisions le samedi de Pâques, et le dimanche matin, les grandes personnes égaillées dans le jardin cachaient les œufs, afin que les enfants se divertissent à les chercher. Mais les enfants, aux aguets dans la maison, penchés aux lucarnes du grenier, suivaient de l’œil les parents et il n’y avait guère de surprise. Qu’importe la surprise au prix de la tradition ?
Encore une fois, la tradition guida ma main, qui glissa le buis derrière le cadre. J’ai fait le geste et ne lui découvre pas de motif pieux, l’habitude étant une manière de religion. Certes la morsure de l’imprévu m’agrée. Mais le plus poignant plaisir a sa source dans le pouvoir, qu’il détient, de nous rendre à un temps révolu. Le brin de buis restera là, en mémoire des jonchées devant la porte d’une église qui n’avait plus de clocher. Pendant des semaines, avant de mourir tout à fait, son odeur de matou amoureux ressuscitera, pour annoncer la pluie.
Presque tout ce que la tradition attache à un fonds religieux répugne à changer. Pâques en France coule invariablement du chocolat pur dans des coquilles d’œufs vidées. Combien d’années encore verrai-je, joignant les deux moitiés d’un œuf rose en sucre cristallisé, cette étroite dentelle de papier doré ? Une poule couveuse en porcelaine blanche, bec noir et crête rouge, est assise chez moi sur ses douze poussins-coquetiers. Elle couvait déjà chez une de mes grand’mères, et l’espèce n’en est pas rare. Depuis, personne n’a varié le gabarit des mères poules ni celui de leurs poussins. Bourré de bonbons ou garni d’œufs pondus le matin même, ce cadeau-type ne nous a pas lassés.
Assemblés en forme d’œufs, jaunes comme le meilleur de l’œuf, les narcisses-trompettes vont par monceaux, le long des rues. À l’un de leurs vendeurs j’ai demandé pourquoi il ficelait habilement, en bottillons ovales, la fleur première des prés humides, la buveuse d’eau des sources perdues, qu’on nomme « jeannette » dans mon pays natal. Il a haussé les épaules : « Ça s’est toujours fait. » Sa réponse m’a pleinement contentée. Il n’est pas déplaisant, lorsque la superficie des nations se transforme, comme au temps de la pâteuse ébullition planétaire, que le bouquet, le gâteau, le bibelot symbolique se fassent immuables et mystérieux, et que nos jeunes filles sans frein, par Pâques glaciales, étrennent leur robe d’été. Contre vent et grêle, par chute de pluie et de pétales de pêcher, il y a encore, il y aura toujours des jeunes filles de Pâques pour éternuer, comme je faisais pendant la grand-messe, et grelotter — « je t’assure, maman, je n’ai pas froid » — sous leur petit corsage en foulard. Avides de licences nouvelles, beaucoup de femmes, en France, s’avancent sur des chemins non foulés. D’une main, elles brandissent l’appel à la liberté et, de l’autre, s’appuient sur l’ombrelle désuète du « cela ne se fait pas »…
— Que mangerons-nous demain ? se demandait à elle-même Sido, ma mère, le jeudi saint.
— Un canard aux olives… Un râble de chevreau… suggérait mon père.
— Tu n’y penses pas ? C’est demain vendredi saint !
— Eh bien ?
— Eh bien, répliquait Sido l’athée, pourquoi se donner, un vendredi saint, l’air de braver exprès l’opinion, de vouloir se singulariser ?…
Elle mordait son ongle, composait avec sa propre pensée : — Et tu crois que ça serait bien agréable au curé ?
Mais au vieux curé Millot, s’il s’aventurait à la complimenter d’avoir mangé maigre, elle se faisait agressive :
— Maigre ? Cher Monsieur Millot, il s’est trouvé que Surrugue nous avait apporté un brochet pris dans l’étang… Pur hasard, cher Monsieur le curé, pur hasard !
Une volée de cloches parisiennes, ce matin, trouve son écho dans la voix d’une cloche de village. Une série de gestes anodins, facilités, enseignés par un long exemple — fixer le buis au mur, teindre des œufs, planter un « mai », couler le saindoux dans un couvercle de boîte pour les mésanges en hiver — émeut tout un passé. Je ne saurais m’en plaindre, bien au contraire. C’est la richesse des existences déjà longues que de retentir tout entières au moindre choc. Cette semaine, pour moi, le jardin du Palais-Royal plonge et dissout la base de ses colonnades, le front crépu de ses ormes en charmilles dans un mirage provincial, à la faveur du bruit des sécateurs. Claquements des becs d’acier, auxquels répondait le rire sec des geais… je ne connais pas de sons plus printaniers, d’annonciateurs plus précis. Qu’importe que la jonchée, sur les pas du jardinier, soit de ramillons poudreux ! Dans les allées de ma mémoire les surgeons de l’abricotier, du pêcher sanguin ne se fanent pas sitôt coupés, mais épuisent le parfum de leurs petites flammes de fleurs…
Dieu merci, tout ce que j’éprouve, je l’ai déjà éprouvé. Heur et malheur, Noëls tièdes et Noëls bastionnés de neige, Pâques revêches et jaune lumière de Pâques qui appelle hors de terre l’exubérance jaune des coucous, des jonquilles, des forsythias sans feuilles, des primevères et des mahonias — ayant tout possédé, je peux choisir sans que je sois tentée de rien dédaigner. Je n’en suis pas encore à dire devant une jeune beauté : « Ah ! si vous aviez vu Lantelme ! » et je ne me vante pas, si ce n’est in petto, d’avoir pu applaudir l’acteur comique Hyacinthe… Mais comment ensemble se souvenir et se garder de comparer ? Notre dimanche de Pâques 1939, nous en avons goûté de plus purs. Un gros cumulus, là-bas sur l’Est, menace… Notre congrès de mercredi et son traditionnel déjeuner, ils avaient bon air. Pourtant, il y manquait… oh ! pas grand’chose, l’esprit de compétition qui animait, par exemple, le congrès de 1913 ; l’excitation politique des femmes, aussi nombreuses aux Réservoirs qu’elles le furent au Trianon. Elles jetaient « Pams » comme une balle sur un tambourin, et « Poin-câ-ré » en traînant complaisamment sur les syllabes et, dans la salle du Congrès, c’est tout juste si elles ne se firent pas rappeler à l’ordre. Elles portaient des chapeaux qui ressemblaient, figurez-vous, à des chapeaux… Elles étaient un peu jalouses de constater que nos législateurs de l’une et l’autre Assemblée pivotaient, discrètement, pour suivre du regard une jeune femme, étroitement vêtue de velours noir, blonde avec mesure sous un tricorne juste assez empanaché de blanc. De bouche à oreille, ils se confiaient : « Vous savez ? C’est Cécile Sorel. »