À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Rien n’est loin…
RIEN N’EST LOIN…
n bas, il pleuvotait, l’aube de novembre était moins
claire qu’un minuit d’août. Entre le train de nuit et le
car d’Air-France, entre les pesées et les fiches à remplir, nous
courions avaler un café-crème, et nous quittions notre mère
la terre en ingrats… Mais l’avion s’est glissé entre deux nues,
comme la mésange qui vise le trou de feuillage et s’envole
verticale, et nous roulons sur une sorte de labour à petites
ondes régulières, qui n’a ni fin ni commencement et qui est
rose. Rose sous un ciel vert pâle, pur, blessé d’une grande plaie
brune et dorée à l’est, où couve le soleil imminent. Rose au
point que toute autre couleur semble bannie de la glèbe
fallacieuse qui constitue notre sol provisoire. Rose sans accidents
ni variantes, avec un peu d’azur au revers de chaque
nue. La brise et le vent de nos hélices pèlent délicatement la
plaine qui n’existe pas, cardent, emportent un flocon, un
duvet de cygne rose, une céleste graine rose de chardons.
Sous un copeau immatériel, arraché à l’infini pommelé, paraît
la terre lointaine, noyée d’ombre et plate. La neige des
Pyrénées remet un peu de blanc dans l’univers rose, quand la chaîne monte vers nous ; mais un élan ascendant — un coup
de talon du plongeur, — la repousse et l’avion la franchit.
Fès n’est pas loin. Rien n’est loin. Une petite fille chantonne, s’ennuie comme dans l’autobus.
— Maman, est-ce que tu permets que j’achète une tablette de chocolat à Barcelone ?
— Tu nous ennuies, tu attendras Oran.
À Barcelone, on a le temps de vider une tasse de café, de dérober une des roses épanouies sur une palissade. « Entendez-vous le canon ? » dit un habitué de la ligne, d’un air engageant, comme il dirait : « Je vous recommande notre Palais de Justice, il date du xve. »
Nous voguons au-dessus de la mer, firmament inversé, au-dessus d’un vol de grands nuages blancs gesticulatoires. Ils seront là bientôt, tout à l’heure, dans quelques instants, les abords rougeâtres du Maroc, et les étroits plateaux hissés sur leurs parois cannelées en gâteaux de Savoie. Puis nous aurons le car, et la route entre les eucalyptus et les jardins, — zinnias, bougainvillas, roses rouges — une bonne route à signalisations soignées, jalonnée d’Arabes assis sur des ânes, de propriétaires indigènes à cheval, de femmes à pied. Nous ferons halte à Meknès populeuse, piquée de feux qui devancent le soir, brillante de costumes militaires, de souks, d’enfants, de dents blanches, de beaux yeux. Et nous atteindrons le grand caïman gris, Fès, gisant dans sa vallée, sous une fumée délimitée, qui recueillant ce qui monte de la datte fermentée, du bois de cèdre neuf, des déchets organiques, de l’arachide grillée, de la menthe crépue, capte et compose l’encens d’une incomparable putridité.