À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Solitaires
SOLITAIRES
crivez, parlez aux femmes : aussitôt des oreilles masculines
se tendent, recueillent ce qui ne leur est pas
destiné, et des voix viriles se mêlent au débat.
« Eh ! bien, et nous ? Et nous ? m’écrivent des hommes, ne sommes-nous pas « seuls » nous aussi ? Nos misères d’hommes isolés, d’hommes timides, d’hommes irrésolus, désabusés par des commencements lamentables, des malchances particulières, sont-elles moins dignes d’intérêt que celles des femmes sans compagnon ? »
Quand je m’adressais aux femmes par la radio, les lettres d’hommes pleuvaient sur ma table, et n’avaient pas grand-chose à envier à ces lettres fines, si bien pourvues de trait, souvent si riches d’aveux, que l’inquiétude et l’amitié des femmes me prodiguent en toute saison. Le don épistolaire est français entre tous. Messieurs, qu’en termes galants… Et vous ne négligez pas de laisser paraître votre culture, de jouer coquettement avec la syntaxe. Votre orthographe est plus sûre que la fantasque orthographe féminine. Et puis vous avez de la pudeur. Où la femme ne regarde pas à un mot clair, vous usez de la périphrase, de la réticence. Bref, vous me ménagez. Cela est proprement de la délicatesse. Croyez que j’y suis sensible, car rien ne rebute plus vite que l’expression crue. Ce faisant, vous vous ménagez vous-mêmes. Il est bien curieux de comparer, à l’éblouissante rigueur féminine, l’estimation que vous faites de vos qualités et de vos défauts. Honnête, parfois soumise à quelque mortification, elle s’attarde pourtant volontiers, tant l’analyse de votre cas vous semble un beau sujet.
La femme dépasse d’un bond l’analyse. Elle se raconte, oui, mais tout de suite son impatience l’entraîne vers un but, l’espoir d’une solution, d’une fin. Avez-vous remarqué — c’est à vous que je parle, Messieurs — qu’à toute occasion de groupement, camping, excursion, réunion oisive et non concertée, c’est toujours une voix féminine qui s’élève et demande : « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Une action sur ce mot s’organise, à moins que l’animatrice ne se fasse traiter d’énergumène. Elles sont vigoureusement sexuées, les lettres que je reçois, quand ce ne serait que par l’écriture. Les hommes et quelques femmes âgées sont seuls maintenant à user de l’écriture fine, capricieuse et couchée, les jeunes filles et jeunes femmes s’étant arrogé de grands graphismes verticaux, des majuscules-standard, en même temps que l’esprit de décision. La femme m’écrit : « Je veux faire ceci ; je ne veux pas faire cela ! » pendant que l’homme rêve : « Que ferai-je ? »
Notre dure époque de remaniements n’a pas encore touché profondément la fougueuse et l’indécis, celle qui court et celui qui s’arrête, contemplant son propre paysage. Homme et femme vivent sur de vieux apanages, rongés, rapetassés. Il ne faut pas s’étonner que l’homme hésite. Hésiter, c’est pour lui se souvenir qu’il fut le maître chargé de responsabilités, qui pèse et balance. Commise à perpétuer la race, la femme appartient au risque. Elle n’émerge d’une catastrophe que pour ramasser autour d’elle des débris qu’elle façonne éternellement, à tâtons et sans en avoir bien conscience, selon le symbole du nid…
Nid étrange, méconnaissable, comme il arrive aux espèces déréglées qui dans le règne animal se voient frappées d’une démence transmissible, et périssent en accomplissant un geste tronqué, devenu vain… N’importe, le principe du nid, disons du foyer, est à la base de la défiance même qui écarte, l’un de l’autre, les éléments du couple, si libres qu’ils soient aujourd’hui de se joindre, et de se disjoindre. Ils ont surtout acquis la liberté de manifester cette défiance sous des formes offensantes, et au grand jour. Rendus à la solitude, à l’ombre féconde en conseils, ils retournent, Elle et Lui, à leur secret tourment d’émancipés : Elle voudrait, non seulement se donner, mais se consacrer à Lui ; Lui, ayant encore une fois dénoué les bras qui se fermaient autour de son cou, les petits doigts qui s’accrochaient à sa manche, s’attriste et m’écrit : « Madame, je ne suis pas laid, ni difforme, j’ai trente-cinq ans, et je suis seul, absolument, terriblement seul. Oh ! ne croyez pas qu’il s’agisse d’un vœu de chasteté, je me conduis en homme lorsque les sens réclament que je les contente ! Mais que reste-t-il de ce qu’on appelle le plaisir ? Ne sera-ce jamais mon tour de rencontrer… », etc., etc…
Cher Monsieur X… qui exprimez non sans élégance des idées, un vague-à-l’âme fort ressemblants à ceux de Messieurs Y…, Z…, également bien constitués, pourvus d’un physique agréable et d’une situation moyenne, la prudence est une noble vertu. Mais je suis d’avis qu’il ne faut pas trop l’afficher. Vous le comprenez si bien, Messieurs mes correspondants, que je ne vois nulle part son nom écrit dans vos lettres. Elle y prend les aspects et le pseudonyme du « besoin de tendresse », fleur dont l’épanouissement suit la satisfaction des sens.
Si Elles osaient carrément entamer avec vous la conversation sur ce chapitre, elles que vous conviez, avec une nonchalance bien masculine, à se poster sur votre route d’esseulés, vous auriez sujet d’être surpris. Vous les jugez « trop hardies », voire « impudentes » et pour l’invective elles vous en remontrent en pleine rue ? Je l’admets. Mais tous les entretiens, entre homme et femme, ne peuvent se résigner au ton simple et réconfortant de l’engueulade. Derrière l’éclatant peloton de celles qui se donnent trop vite, piétine la foule des femmes qui, se désolant de vivre chastes, ne renoncent pourtant pas à leur chasteté. N’est-il pas étrange qu’un caractère d’interdiction s’attache, en dehors de l’idée de morale et de religion, à un acte qu’aucune loi ne défend, qu’aucune sanction ne punit ? Messieurs, vous savez bien qu’elle n’est pas éteinte, la peur panique qui emportait, loin du poursuivant, la femme des cavernes et son idée obscure de la profanation. En leur gardant le secret, je livre à vos méditations la peur profonde qui confine, entre quatre murs tristes, un grand nombre de femmes, de qui vous êtes pourtant l’unique obsession. Il n’y a que la peur. Il y aussi qu’elles se font une grande, une grave et tremblante idée de ce que vous nommez, pour les tenter, « des moments agréables ». Sérieusement, Monsieur X…, quelle femme avez-vous espéré séduire en lui promettant une félicité d’un moment, elle qui dans le temps que vous lui juriez : « Toujours ! » soupirait : « C’est bien peu… »
D’avoir été hors d’atteinte et honnie, de s’être appelée « le péché », d’avoir incarné l’appât et la déception, la valeur volupté garde auprès des femmes son crédit et son mystère. De là naissent les mobiles troubles, la nerveuse obstination féminine. Une de mes correspondantes s’en confesse, pensant m’offrir, la naïve, un cas unique : « Mes plus belles années, je les ai gâchées à vouloir me garder pure, comme on dit. Le temps a passé, j’ai moins de mérite à me défendre parce que je suis moins assiégée. Au fond je me demande pourquoi j’ai toujours repoussé ce que j’appelais. Mais c’est plus fort que moi, je suis comme ça, Madame, vous ne pensez pas que c’est malheureux d’être ainsi ? »
Depuis le commencement du monde, Mademoiselle, il y a toujours eu beaucoup à dire là-dessus. Ici, je me tairai — aussi bien je n’en sais guère plus que vous. Ne perdez pas de vue que des lecteurs sont aux aguets, et qu’un mauvais garçon sans méchanceté peut s’esclaffer : « Celle-là, elle veut… Et puis elle ne veut pas… Elle est marrante ! » Vous comprenez, marrante, c’est ainsi qu’il prononce : vertueuse.