À portée de la main (éd. Le Fleuron, 1950)/Tentations
TENTATIONS
e l’or, il y en a ici haut comme ça », dit Paquita à son
amant, dans La fille aux yeux d’or.
— Il ne nous appartient pas.
— Appartenir ! répéta-t-elle. Quand nous l’aurons pris, il nous appartiendra.
— Pauvre innocente…
Goûte-t-il la sauvage « innocence » de l’héroïne balzacienne, celui qui s’est, pour peu de temps, sans doute, rendu maître de L’Indifférent ? On peut envisager qu’un voleur aussi déraisonnable n’a pas convoité l’argent, qu’une passion a guidé son geste, qu’il était épris du gracieux petit personnage bleu et rose, au pied fin posé très en dehors, un léger mantelet sur l’épaule. S’il s’agit d’un amateur frénétique, qui a passé de la contemplation au rapt, les voilà maintenant tête-à-tête, le voleur et l’objet de sa folie, et leur roman est bien près de finir.
Car un chef-d’œuvre ne se soumet pas si aisément à son maître de hasard. Celui qui manque au Louvre va tendre à l’évasion comme les autres séquestrés, et la petite toile languir vers la généreuse lumière du musée, à laquelle il devait sa patine, ses bleus plus bleus par temps de pluie, son rose plus doré sous les journées soleilleuses. Elle ne reçoit plus qu’un rayon peureux et rare, peut-être vit-elle dans une nuit totale…
Nous savons peu de chose sur l’obsession qui conduit à dérober des objets voués à un culte public. On la baptise diversement, et la psychanalyse en fait son affaire. Je ne suis pas loin de penser qu’une fois le geste accompli, le trésor se flétrit, comme font les herbes fleuries, les gerbes qu’arrachent les enfants pillards et qui, sitôt fanées, jonchent exsangues les chemins. Un chef-d’œuvre outragé par un vol ne se soumet pas toujours aisément. Avant de devenir maléfique, il semble se décolorer entre les mains qui ne l’ont pas mérité. Quelque chose d’un peu fatal réside d’ailleurs dans le nom rugueux d’un donateur qui s’attache à la salle Schliechting. Il se trouve que j’ai connu le baron de Schliechting. Je ne saurais affirmer qu’il était Polonais, d’aucuns le disaient Russe, et d’autres Allemand ou Autrichien… Si sa nationalité à l’époque — environ 1905 — fut indécise, il n’y avait aucune incertitude sur les mœurs de cet amateur dédaigneux. Très grand, infléchi en avant, son corps laminé laissait toute l’importance à une tête étrange, à des traits forts, à un reste de chevelure vaporeuse, et surtout à des favoris extraordinaires, non point touffus et disciplinés à la François-Joseph, mais longs et floconneux, gris de perle, que le vent lui jetait au cou en cravate ou emportait sur son épaule. Au-dessus de cette parure étrange rêvaient des yeux gris-bleu, froids, errants, sans cordialité, non point sans force. Le corps évidé, les mains tout en osselets fins, disaient que vers 1904 le baron Schliechting atteignait un âge avancé.
Lorsque la Joconde disparut, ce riche collectionneur, qui, rue de Prony, accumulait des objets d’art assez disparates, vit arriver chez lui la police. Une dénonciation anonyme avait révélé que Schliechting s’enfermait pour contempler un tableau protégé par une boîte blindée et une serrure à secret… Il fit quelques difficultés pour ouvrir le coffre qui contenait en effet un portrait dont les grâces n’étaient nullement féminines. Sans rancune, après sa mort, il enrichit le Louvre.
J’ignore ce que devint alors un collier de perles admirables que Schliechting, dans certaines circonstances, agrafait à son cou, et la petite chronique médisante n’a pas dit si le bijou lui fut dérobé au cours d’une fête. Qui ne s’affolait des perles ? Les femmes s’enfiévraient aux récits des vols de perles, des achats de perles. Le collier à sept rangs de Liane de Pougy, les cinq rangs de Caroline Otero, le rang énorme — trente-sept perles — de Polaire, un sautoir Vanderbilt, unique, que peignit Boldini… Sautoirs, perles noires et blanches en bagues, longues perles-poires en pendentifs… On ne voulait, on ne volait que des perles. Vols et restitutions affectaient un caractère romanesque et piquant. Suzanne D…, un soir qu’elle avait, par jeu, passé son sautoir au cou d’un angora, cria, pâma d’angoisse quand le chat s’enfuit sur les toits, tout enguirlandé de perles. Mais ce furent d’autres cris, le lendemain, lorsque le chat vagabond revint, car une main inconnue avait assemblé et fixé au cou du chat, en les nouant d’un ruban rouge, les six rangs du sautoir…
Sans doute pour n’être pas remarquée, je portais dans ce temps-là, moi aussi, un collier modeste. Je le trouvai plus modeste encore quand je dus, pendant la guerre, m’en séparer… Avant la guerre, je n’eus à lui reprocher qu’une tendance à disparaître bizarrement pour reparaître dans des endroits insolites. À la quatrième absence, je manifestai, envers l’honnête personne qui s’occupait de mon ménage, quelque mauvaise humeur. Elle s’en offensa et garda un silence gourmé jusqu’au jour où…
— Que Madame vienne voir, sans faire de bruit…
Sur la cheminée, ma chatte persane deux fois belle, reflétée dans la glace, cueillait dans une coupe mon petit collier. Elle le saisit entre ses dents, le reposa, le reprit, jusqu’à ce que les deux bouts, à peu près égaux, traînassent le moins possible. Puis elle sauta à terre et s’en alla, tête haute, à la fière manière des mères chattes portant leur petit. Je trouvai le collier sous un fauteuil, dans la pièce que je n’habitais pas.
Quinze jours après, elle recommença, et je la suivis. Et, quelque temps plus tard, même jeu. Elle déposait sa prise tantôt sous un fauteuil, tantôt dans l’ombre de deux marches qui descendaient vers l’office. Mais elle se savait découverte, et sa tentation inexplicable s’éteignit. Elle ne toucha jamais à une mince barrette ni à la bague qui reposaient dans la même coupe. Ce vol incomestible et sans profit, que représentait-il devant son jugement de chatte ? Que signifient les rapines, la thésaurisation étincelante des pies ? Mon écureuil familier constituait, dans vingt cachettes, des réserves de sucre, de noix, de pastilles au chlorate de potasse ; mais pourquoi emporta-t-il vingt fois, avec un cri guerrier, un petit peigne à monture d’argent ?
Aucune tentation ne se mesure à la valeur de l’objet. Apprendrons-nous un jour que le voleur de L’Indifférent ignorait jusqu’au nom de Watteau ? Cela n’est pas impossible. Mais nous en aurions un petit sursaut, comme devant un manquement aux convenances. Voler pour vendre, bon. Sinon, pourquoi voler ? Que font ces trois dés d’argent, cette cuiller, ce bouton doré dans la cachette de la pie, sous une tuile du toit ? Faiblesse de l’homme ébloui, de la bête qu’hypnotise un point brillant sur une surface convexe, rencontre d’une couleur — le rose des bas, le bleu de l’habit, sur la petite toile volée — en vain poursuivie, nécessaire comme l’eau et le pain… Cette couleur, Jean Lorrain l’a toujours cherchée verte, mêlée de bleu, dans des prunelles… Tout est possible quand il s’agit de tares obscures qui chargent les êtres.
— J’ai chipé des boules à la menthe dans un bocal pendant que vous achetiez des oranges, me dit un jour une jeune femme.
— Vous aimez tant que cela les boules à la menthe ?
— Non, j’aime les prendre.
Une autre fois, c’étaient des bonbons de réglisse, qu’elle me montra, dehors, agglutinés dans sa main droite. Enfin vint la dernière fois. En me retournant, je vis à la jeune femme une drôle de bouche assez laide. Une main derrière son dos, elle volait une poignée de haricots secs…