À propos d’un mot latin/01

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À propos d’un mot latin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 762-786).
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Á PROPOS D’UN MOT LATIN[1]

CCOMMENT LES ROMAINS ONT CONNU L’HUMANITÉ


I

Rien ne nous fait mieux pénétrer dans la connaissance des idées que l’étude des mots. Il n’en est guère dont on puisse tirer plus de profit et qui présente autant d’intérêt. Je me souviens de l’effet que produisit, même sur un public peu familier avec les lettres, le dictionnaire de Littré, quand il parut, il y a plus de quarante ans. On ne se contentait pas de le consulter à l’occasion, comme on fait ordinairement un dictionnaire, et pour un cas particulier : on ne le quittait pas, quand on l’avait en main ; on prenait plaisir à suivre les mots dans leurs acceptions diverses, et, en les voyant avec le temps changer de forme et de signification, on se rendait compte de l’évolution progressive des idées. Il semblait vraiment qu’à chaque fois, et sur un espace restreint, on se donnait le spectacle en raccourci non seulement de l’histoire de notre langue, mais de la marche de notre civilisation.

Essayons de faire quelque chose de semblable pour l’antiquité.


I

Le mot humanitas paraît être assez récent dans la langue latine. Je ne crois pas qu’on le trouve dans ce qui nous reste des écrivains antérieurs à la fin des Guerres Puniques. C’est au vue siècle de Rome qu’il apparaît pour la première fois ; mais alors il obtient tout de suite une vogue extraordinaire : Cicéron l’emploie fréquemment dans ses ouvrages.

Comme il arrive aux mots qui deviennent subitement à la mode et dont on se sert un peu au hasard et par genre, on devait en faire assez souvent un mauvais usage. Aussi voyons-nous que, du temps d’Aulu-Gelle, on n’était pas toujours d’accord sur ce qu’il voulait dire[2]. Quelques grammairiens rigoureux prétendaient qu’on en avait trop étendu la signification, et ils alléguaient, pour montrer qu’il fallait la restreindre, l’exemple des bons auteurs, surtout de Cicéron. Assurément ils avaient tort, car il suffit précisément d’ouvrir Cicéron pour voir combien de sens divers on lui donnait. Ce qui nous rend cette preuve facile à faire, c’est l’habitude qu’il a, pour rendre sa phrase plus ample, de multiplier les synonymes ; ces mots qu’il accouple si volontiers ensemble s’expliquent les uns par les autres.

Par exemple, quand on voit chez lui le mot humanitas joint à ceux de liberalitas, de benignitas, etc., on doit en conclure qu’il avait le sens de bienfaisance et de générosité. Dans une société aristocratique comme celle de Rome, le grand seigneur était tenu de venir en aide à ses cliens ; le riche bourgeois, qui voulait obtenir des fonctions municipales, devait être prodigue envers ses concitoyens, leur donner, des fêtes, les convier à des repas publics, leur faire des distributions d’argent ou de vivres. Cependant, quand on regarde de plus près, on s’aperçoit que ce n’était pas tout à fait à des libéralités de ce genre que s’appliquait ce beau nom d’humanitas. Cicéron fait entendre qu’il est bon, pour le mériter, de ne pas borner ses bienfaits à ses concitoyens, mais de les étendre au besoin sur des étrangers, qu’il convient surtout qu’ils aient un caractère désintéressé, et que, par exemple, on use de sa fortune non pas seulement pour acheter les faveurs du peuple, « mais pour délivrer les captifs des mains des pirates, pour payer les dettes de ses amis ou les aider à marier leurs filles[3]. » Voilà des œuvres très méritoires, et c’est bien encore en ce sens qu’on emploie aujourd’hui le mot d’humanité.

On est plus surpris de le trouver uni aux mois eruditio et doctrina. L’humanité consistait donc aussi chez les Latins dans l’instruction et le savoir ; et c’est même ce sens qui paraît à certains momens, surtout sous l’Empire, l’emporter sur les autres. Les anciens pensaient que les lettres unissent les hommes entre eux et qu’elles sont parla essentiellement humaines (humaniores litteræ). Mais il faut bien s’entendre. Elles le sont non pas précisément par la science qu’on en tire, quand on la garde pour soi et qu’on en jouit tout seul, mais par l’application qu’on en fait à la vie commune et lorsqu’on s’en sert pour l’utilité ou l’agrément de tout le monde. De là sont venues certaines conséquences, qu’il est bon d’indiquer. Puisque nous n’avons acquis les connaissances qu’afin de les répandre, il faut nous garder de leur donner un air sévère qui rebuterait ceux à qui nous voulons les faire agréer. Pour attirer les gens vers elles, nous devons les porter légèrement, sans aucune ombre de pédantisme. C’est ce qui a donné naissance à ce genre d’humanité un peu mondaine, qui consiste surtout dans le charme d’une conversation spirituelle[4], la finesse des propos, la distinction des manières, une humanité qui part du savoir et qui aboutit au savoir vivre. Sur ce chemin nous savons qu’on alla très loin ; il fallut respecter toutes ces prescriptions étroites qu’une société polie impose comme des lois, si l’on voulait passer pour un homme bien élevé, ou, comme on disait en abrégeant, pour un homme[5]. On n’était pas un homme (inhumanus) quand par exemple on se permettait l’inconvenance de chanter sur une place publique. C’était commettre une faute semblable, pour un écolier, dans une classe de rhétorique, que de ne pas applaudir un camarade qui déclamait son devoir, devant les élèves et en présence du maître, même si ce devoir était très médiocre.

L’exagération est plaisante, et Quintilien n’a pas tort de s’en moquer. Il n’en est pas moins vrai que l’instruction qu’on a reçue, les études qu’on a faites, aident à former un homme bien élevé. Mais elles ne se bornent pas à lui donner le goût des belles manières. Leur influence va plus loin, et jusqu’à l’âme. Elles nous accoutument à l’indulgence, à la douceur dans les relations ; elles nous rendent tolérans les uns pour les autres ; elles nous apprennent la justice, la bonté, la pitié pour les souffrances humaines, la miséricorde ; elles nous enseignent qu’il ne faut pas nous occuper uniquement de nous-mêmes, mais qu’on doit songer aussi aux intérêts des autres[6] ; elles nous conseillent le pardon des offenses que certains philosophes regardaient comme une faiblesse[7]. Le triomphe de la culture de l’esprit consiste donc à rendre les âmes plus douces, et c’est alors surtout qu’elle mérite le nom d’humanitas.

Voilà un ensemble de qualités qui, sans être bien différentes les unes des autres, sont séparées par des nuances assez marquées. Il y a cependant un lien qui les unit ; si on les désigne par le même nom, c’est qu’elles ont paru inspirées par le même sentiment, et ce sentiment est exprimé par le nom qu’on lui donne. En l’appelant humanitas, on a voulu dire que les égards, la bienveillance, l’affection qu’on témoigne à quelqu’un, les libéralités qu’on lui fait, ne viennent pas seulement de l’estime particulière qu’on a pour lui, ou d’anciennes relations, que ce n’est pas personnellement à lui qu’elles s’adressent, mais que la cause en est plus générale. Il est un homme comme nous, et nous voulons honorer en lui cette qualité d’homme qui est commune à tous. On a pensé de tout temps que l’homme ne devait pas vivre seulement pour lui et qu’il était tenu de faire profiter les autres dans quelque mesure des avantages dont il jouissait. Virgile place l’avare dans les enfers ; il le punit d’avoir accaparé pour lui seul les biens qu’il a acquis, tandis qu’il aurait dû en faire part aux siens, nec partem posuere suis[8]. Mais par les siens que faut-il entendre ? Le sens en a changé avec le temps. Au début, le mot ne s’appliquait qu’à la famille ; il s’est ensuite étendu à la cité, puisa la patrie. Un progrès restait à faire, le plus important peut-être, le plus difficile ; c’est à la philosophie qu’on le doit. Les socratiques se sont enfermés surtout dans l’étude de l’âme, et comme ils la trouvaient à peu près semblable partout, ils ont été amenés à en conclure l’imité du genre humain. Socrate le premier s’est proclamé citoyen du monde entier. Les sages de Rome ont fait un bon accueil à ces idées, et même ils leur ont donné une forme plus précise qu’elles ne l’avaient chez les philosophes grecs, et un caractère plus impérieux. « C’est une loi de la nature, dit Cicéron, que l’homme veuille du bien à l’homme, uniquement parce qu’il est homme[9] ; » et Sénèque : « Nous sommes membres de la même grande famille ; la nature nous a faits frères[10]. » Quand on n’oublie pas ces principes et qu’on y conforme sa vie, on possède vraiment l’humanitas. Voilà le sens véritable de ce mot, celui qui contient et résume tous les autres.


II

Au premier abord il semble que cette vertu délicate et compliquée n’était pas destinée à fleurir sur la terre romaine. Les qualités diverses dont nous venons de voir qu’elle se compose ne paraissent pas naturelles aux Latins : c’est une race intelligente, mais rude et grossière. Ils s’appelaient eux-mêmes « la nation sauvage de Romulus. » Les nécessités de la vie, sur ce sol ingrat qu’ils défrichaient péniblement, en avaient fait des gens intéressés ; les peuplades guerrières qui les entouraient ne leur permettaient pas de poser les armes ; ils étaient donc forcés d’être sans relâche des laboureurs et des soldats. Cet attrait instinctif qu’éprouvent certains peuples jeunes pour la poésie, ils ne semblent pas l’avoir connu : leurs plus anciennes légendes religieuses sont pauvres, leurs traditions nationales, en général prosaïques et monotones. Ils n’avaient pas de sympathie pour leurs voisins, qui ne les laissaient pas vivre en paix sur leur petit champ ; et, comme ils ne connaissaient le reste du genre humain que par eux, ils ne l’aimaient guère : on sait que, dans leur langue, le même mot (hostus) signifie un étranger et un ennemi. Rien ne les préparait donc à l’humanité ; elle ne pouvait leur venir que du dehors.

Ajoutons que les Romains ne sont pas de nature de grands inventeurs ; ils n’ont presque rien imaginé d’eux-mêmes. Mais ils ont eu le mérite de comprendre les inventions des autres, de se les approprier dans la mesure où elles pouvaient leur convenir, et quelquefois même de les perfectionner. Surtout ils n’ont jamais eu la petitesse d’esprit de dissimuler leurs emprunts ; ils les avouent sans fausse honte, sans jalousie, et disent de qui ils les tiennent. C’est ainsi que Cicéron n’hésite pas à reconnaître que « l’humanité a été transmise aux Romains par la Grèce, et de là s’est répandue dans le monde entier[11]. » Il en résulte que son histoire se confond avec celle de l’introduction et des progrès de l’hellénisme à Rome.

Cette histoire serait fort importante à faire, car c’est de ce mélange de la Grèce et de Rome que la civilisation du monde moderne, celle dont nous vivons, est sortie. Malheureusement elle est fort obscure ; comme le rapprochement entre les deux peuples s’est opéré peu à peu et sans bruit, par une sorte d’évolution lente et continue, les contemporains ne paraissent pas s’en être beaucoup aperçus. Les annalistes n’en ont pas mentionné les effets, qui ne les frappaient pas autant qu’une ville prise ou une victoire remportée ; on est donc très souvent, quand on veut les savoir, réduit à des conjectures.

Il n’y a pas de doute que les Grecs et les Latins, qui sont issus de la même race, ne se soient rencontrés et fréquentés de bonne heure. Les Latins ne quittaient guère leur pays ; mais les Grecs, qui ont toujours été d’intrépides voyageurs, les allaient trouver. Ils leur apportaient leurs marchandises, dont quelques-unes existent encore au fond des plus anciens tombeaux, et, comme ils étaient beaux parleurs, ils leur faisaient de longs récits, que leurs auditeurs, naïfs et curieux, écoutaient avec avidité et n’oubliaient pas. Avec le temps, les rapports devinrent plus faciles et plus intimes. L’Etrurie, qui s’était très vite pénétrée de la civilisation hellénique, la communiquait facilement au-delà du Tibre. Dans l’Italie méridionale, une Grèce nouvelle avait pris naissance, presque aussi belle que l’ancienne, pleine de jeunesse et de vie. Les Romains, quand ils eurent vaincu les Samnites, se trouvèrent être les voisins de la Grande-Grèce ; ils n’avaient que la frontière à passer pour visiter Tarente, Sybaris, Crotone, Métaponte, pour voir dans leur jeunesse et leur intégrité ces beaux monumens, dont nous n’avons plus que les ruines, pour assister aux fêtes qui se donnaient toute l’année suites places publiques ou dans les théâtres, pour ressentir l’enchantement de cette vie aimable et facile. Ils devaient en revenir émerveillés, et l’on comprend qu’à leur retour ils aient cherché à introduire chez eux, autant qu’ils le pouvaient, ce qu’ils venaient d’admirer ailleurs. On nous dit qu’ils y réussirent d’assez bonne heure. « Ce fut, dit Cicéron, non pas seulement un petit ruisseau, mais tout un large (louve d’idées et de connaissances, qui de la Grèce coula dans Rome à pleins bords[12]. »

On peut soupçonner que l’admiration des Romains a été d’abord éveillée par les œuvres de l’art grec : il leur était en effet plus facile de comprendre du premier coup la beauté d’un édifice ou l’agrément d’une statue, que de se rendre compte des qualités d’un poème. Quand on regarde, au Vatican, la tombe de Scipion Barbalus, on est très surpris de voir que l’inscription est écrite dans un langage qui nous paraît barbare, tandis qu’elle est surmontée d’une frise élégante qu’on croirait être d’un âge plus récent. Ce contraste, dont on ne peut s’empêcher d’être frappé, semble bien indiquer que, chez les Romains, le goût des arts avait devancé le sens littéraire. Quoi qu’il en soit, la littérature eut bientôt son tour, et elle ne paraît pas y avoir été moins bien accueillie. Le même poète, en quelques années, initia successivement les Romains à tous les genres importans de la poésie hellénique. C’était un jeune Grec, fait prisonnier à la prise de la rente, qui s’appelait Andronicos, et prit le nom de Livius Andronicus, après que son maître l’eut affranchi. Il ouvrit une école à Rome, et traduisit l’Odyssée d’Homère, pour avoir un livre qu’il pût expliquer à ses élèves. L’ouvrage se maintint longtemps dans les classes, puisqu’on s’en servait encore pendant la jeunesse d’Horace, et à son grand déplaisir, et pourtant, à le juger par les quelques vers qui nous en restent, il devait être bien médiocre. Livius, en reproduisant le récit homérique, semblait avoir tenu à en éteindre la poésie. Nous voyons, par exemple, qu’il supprime, comme de parti pris, ces épithètes toujours les mêmes, que le poète accole aux noms des héros et des Dieux, et qui finissent par préciser pour nous leur figure et nous la rendent plus vivante. C’était un essai bien timide, bien pâle, et il est très douteux qu’en dehors des jeunes gens de bonne maison qui fréquentaient son école le poème de Livius ait beaucoup servi à répandre la littérature hellénique à Rome, mais il fut plus, heureux dans une autre circonstance. Quand la première guerre Punique fut terminée, et que les Romains eurent signé le traité qui leur donnait la Sardaigne et la Sicile, leur joie, qui débordait, voulut s’exprimer par des fêtes nouvelles, et Livius eut l’idée de leur faire connaître le théâtre grec. C’était une autre affaire que d’expliquer Homère devant quelques écoliers. Il s’adressait à ce public tumultueux dont Horace nous dit « qu’il vient au théâtre après boire et quand il n’a plus toute sa raison. » Pour s’en faire écouter et comprendre, il fallait lui parler une langue nette, précise, colorée, l’intéresser par les situations, l’éblouir par les images, le captiver par le spectacle. Livius y réussit : il traduisit, à l’usage de ces ignorans, les chefs-d’œuvre des grands tragiques ; il leur fit applaudir les infortunes d’Agamemnon, et les aventures d’Ajax ou d’Achille, qui semblaient leur devoir être assez indifférentes ; — l’hellénisme, ce jour-là, sortit de l’école et commença la conquête du peuple romain. Voilà pourquoi les critiques de Rome, Cicéron, Varron et les autres, avaient pris tant de soin de noter cette date de l’année 514 et faisaient partir de là l’histoire de la littérature dans leur pays. Le rôle de Livius n’était pas fini. Vingt-trois ans plus tard, en 547, de grands événemens venaient de se passer. Rome, aux prises avec Hannibal, après une série de terribles défaites, recommençait à vaincre, et elle voulait remercier les Dieux de ce retour de fortune. Le vieux Livius, — il devait avoir alors plus de 70 ans, — se fit encore cette fois l’interprète de la joie publique. Il composa en l’honneur de Junon-Reine, l’hymne que vingt-sept jeunes filles, vêtues de longues robes, après avoir parcouru en procession toute la ville, chantèrent et dansèrent sur le Forum, en se tenant par la main. « Cet ouvrage, dit Tite-Live, si on essayait de le reprendre, blesserait notre goût et nous paraîtrait grossier ; mais à des esprits moins cultivés, il semblait digne d’éloge[13]. »

C’est ainsi que, grâce à Livius Andronicus, qui a fait connaître aux Romains en quelques années l’épopée, le drame, la poésie lyrique, tous les genres importans leur sont arrivés à la fois, et cela même indique en quoi la littérature romaine diffère principalement de celle des Grecs dont elle est issue. En Grèce, les genres littéraires sont un produit naturel et spontané de l’esprit. Ils sortent à leur temps, les uns des autres, par un progrès dont on peut se rendre compte, et chacun d’eux a sa raison d’exister. Les caractères qu’ils ont pris, les parties dont ils se composent, les aspects différens sous lesquels ils se présentent, tout chez eux, s’explique par leur origine. De là quelque chose de vivant, un air de vérité, de sincérité, qu’ils ne peuvent pas avoir à Rome, où ils se sont produits tous ensemble, et comme une exportation de l’étranger. C’est une infériorité dont il faut prendre son parti, quand on étudie la littérature des Romains. Malgré l’effort d’hommes de génie et le talent qu’ils ont déployé dans leurs ouvrages, on sent chez eux que la forme n’a pas été faite pour les idées qu’elle recouvre ; dans cet art d’imitation, la technique aura toujours quelque chose de factice. Heureusement, le peuple qui l’a empruntée à ses voisins n’en est pas moins un grand peuple ; il a le sentiment de sa force, l’orgueil de ses destinées ; il possède une personnalité puissante qui le met à part et au niveau des plus grands, et dans ces cadres, qu’il n’a pas trouvés lui-même, il mettra son originalité.


III

La fin du VIe siècle est une grande époque pour Rome ; elle a définitivement triomphé de Carthage et entame la conquête de l’Orient. Délivrée des inquiétudes terribles qu’elle vient de traverser, assurée de l’avenir, rien ne l’empêche plus de céder à l’attrait qui la porte vers l’imitation de la Grèce. Mais l’a-t-elle fait, et dans quelle mesure ? Où en est-elle véritablement de sa culture littéraire et de cet adoucissement des mœurs, qui en est la suite, au moment où commence la guerre de Macédoine ? Nous le savons à peu près pour les classes élevées de la société, dont il est souvent question chez les historiens du temps. A propos du peuple ou de la petite bourgeoisie, qui sont moins en lumière, nous risquerions de les ignorer, si nous n’avions pas les comédies de Piaule. Pour en avoir quelque idée, c’est à elles qu’il faut que nous nous adressions.

Plaute occupe, parmi les écrivains de Rome, une place particulière. Presque tous les autres ont vécu dans la clientèle de quelque grand personnage ; lui, ne paraît pas avoir eu de protecteur. Ce que nous savons de sa vie nous le montre d’abord gagnant quelque argent dans une de ces entreprises qui se rattachaient au théâtre. Peut-être était-il ce qu’on appelait choragus, c’est-à-dire chargé de fournir les costumes des acteurs et les accessoires de la scène ; puis, ayant perdu sa petite fortune dans quelque entreprise hasardeuse, poursuivi par ses créanciers et forcé de tourner la meule, comme esclave, chez un boulanger, jusqu’à ce qu’il les eut remboursés, il se fit auteur dramatique pour vivre. Il est vraisemblable que, comme, chez nous, le poète Alexandre Hardy, au XVIIe siècle, il, fut attaché à quelque troupe de comédiens, celle de ce Pellio, ou Pollio, un directeur dont il ne paraît pas avoir eu toujours à se louer. Il a donc vécu dans la familiarité des gens de théâtre. C’étaient alors de fort médiocres personnages, esclaves ou affranchis pour la plupart, et soumis à une discipline sévère. « Sur la scène, est-il dit dans un prologue, ils sont des rois ou même des dieux ; -mais la pièce finie, celui qui a mal rempli son rôle reçoit les étrivières, et l’on sert à boire à celui qui l’a bien joué. » Dans ce milieu fort peu distingué, il a fréquenté ces petites gens dont il nous entretient volontiers, qui tremblent devant l’édile et que pourchasse la police des tresviri, les marchands d’huile du Vélabre, qui s’entendent si bien entre eux pour tromper les acheteurs, les pêcheurs qui vendent des poissons pourris, les habitans de la rue des Toscans qui font tant de métiers suspects et ceux qui tournent autour du tribunal pour vendre aux plaideurs leur témoignage. Il connaît donc très bien le bas peuple de Rome, et des renseignemens qu’il nous donne sur lui nous pourrons juger jusqu’à quelle profondeur l’hellénisme y avait pénétré.

Nous voyons d’abord que les Grecs devaient y être fort nombreux. La populace romaine a toujours été très mêlée. Dès les premiers temps, cette grande ville, hors de proportion avec le petit État dont elle était la capitale, la seule île tous les pays environnans qui eût cette importance, a dû attirer ses voisins. Les italiques y sont venus exercer leurs métiers avec plus de profit, ou chercher des plaisirs qu’ils ne trouvaient pas chez eux. Quand elle a été plus connue, on y est arrivé de plus loin, et les Grecs, qui sont d’instinct des voyageurs et courent volontiers les aventures, n’ont pas dû être les moins empressés à s’y rendre. Quelques-uns, grammairiens, rhéteurs, philosophes, qui s’étaient déjà fait chez eux une certaine réputation, mais que gênait la concurrence, et qui espéraient trouver à Rome, sur un terrain moins encombré, un emploi plus avantageux de leur talent, se glissèrent dans la maison de quelque grand personnage ; ils élevaient ses enfans, l’aidaient dans la préparation de ses discours ou l’égayaient de leurs conversations savantes. Des Grecs de cette classe, plusieurs nous sont connus, et nous pouvons nous rendre compte des services qu’ils ont rendus à l’hellénisme dans les grandes maisons romaines. Mais il y en avait d’autres, que Plaute nous fait connaître, et que nous ignorerions sans lui ; ceux-là n’avaient pas de si hautes visées et se mêlaient familièrement au bas peuple de Rome[14]. On les rencontrait sur la place publique, leur pallium relevé sur leur tête, avec des livres sous le bras, — car le Grec, à quelque degré qu’il soit de la société, est toujours un peu maître d’école, — et tenant à la main cette petite corbeille d’osier qu’emporte le client, quand il va voir son patron, pour y mettre ce qu’on lui donnera. A l’occasion, il entre avec les autres dans le cabaret et ne marche pas toujours droit quand il en sort ; mais il reste grave, comme il convient à un sage, et continue à débiter ses belles sentences. Etaient-ils assez nombreux, comme Plaute le laisse entendre, pour barrer le chemin, dans la rue, aux gens pressés ? Dans tous les cas, il y en avait beaucoup, et ils étaient trop actifs, trop insinuans pour ne pas exercer quelque action sur cette partie du peuple qui aurait dû, à ce qu’il semble, échapper aux prises de l’hellénisme. D’abord, ils l’habituaient à entendre parler le grec et lui rendaient l’usage de leur langue plus familier. Il y a beaucoup de mots grecs dans les comédies de Piaule, et ils n’y sont pas mis seulement, comme l’allemand ou l’anglais dans nos vaudevilles, pour égayer le public, mais pour rendre l’idée plus frappante et parce qu’ils étaient entrés dans le courant du langage ordinaire ; et ce ne sont pas toujours des mois isolés, mais des pli rases entières, des fragmens de dialogues, des proverbes, des chansons. Si le poète n’hésite pas à s’en servir, c’est qu’il est sûr d’être compris de ses spectateurs, et sur tous les gradins.

Mais voici ce qui mérite surtout d’être remarqué. — La Bruyère disait de Rabelais qu’il y a chez lui un monstrueux assemblage de la morale la plus fine et la plus ingénieuse et de la plus sale débauche et qu’il est tour à tour « le charme de la canaille et le mets des plus délicats. » Quelque chose de semblable se rencontre dans les comédies de Plaute. On y trouve à la fois des grossièretés et des délicatesses qu’on ne sait comment accommoder ensemble. Ses jeunes amoureux, hommes et femmes, sont charmans ; rien n’égale la finesse, la distinction, la grâce de l’amant, lorsqu’il chante la sérénade à la porte de sa maîtresse, qu’il demande aux verrous de sauter sur leurs gonds, pour permettre à la jeune fille de sortir, ou la profondeur et la sincérité de ses plaintes, quand il croit qu’elle l’abandonne, ou bien encore sa joie lorsqu’il la voit paraître « belle comme le printemps, ou comme une fleur aux couleurs éclatantes, aux senteurs délicieuses[15]. » Il en est de même des jeunes filles, qui sont toujours tendres, passionnées, délicates, malgré la vie qu’elles mènent, les compagnes qu’elles fréquentent, les conseils qu’elles reçoivent des vieilles courtisanes qui les dirigent ! Au contraire les vieillards, des gens à leur aise, bien posés, qui ont des cliens qu’ils assistent devant le juge, qui votent dans les assemblées populaires et remplissent honorablement leurs devoirs de citoyens, il les représente, dans leur vie privée, sous les traits les plus repoussans. Ce sont d’abominables débauchés, qui, comme ils s’en vantent eux-mêmes, n’ont d’autre souci que de donner à l’amour et au vin ce qui leur reste de vie, sous prétexte qu’il leur en reste bien peu. Les Bacchides nous montrent un père qui accompagne son fils dans un mauvais lieu ; un autre, dans l’Asinaria, lui fournit l’argent pour racheter sa maîtresse, à la condition de la partager avec lui. Voilà ce que Plaute fait du Pater familias, qu’on nous dépeint ailleurs si grave, si majestueux, si vénérable. Il n’y en a presque aucun chez lui qui garde sa dignité jusqu’au bout. Même ce bon Démonès du Rudens, qui devait être dans l’original grec un parfait modèle de vertu, il n’a pu s’empêcher de le gâter un peu, quand l’occasion s’en présente. Il vient très généreusement de tirer deux jeunes filles des griffes d’un misérable qui voulait les enlever et les vendre, lorsqu’il s’aperçoit qu’elles sont jolies ; son honnêteté n’y tient pas. « Je me, suis fait, dit-il, deux petites clientes, qui sont d’un âgé et d’une figure qui me reviennent tout à fait. Mais ma coquine de femme me surveille d’une terrible façon, et ne me permet pas de leur faire aucun petit signe[16]. » Cette manière de parler de sa coquine de femme est celle de tous ces vieux débauchés. Il n’y en a pas un qui ne souhaite d’en être débarrassé au plus vite, et Plaute paraît trouver qu’ils n’ont pas tort. À la vérité, il ne laisse jamais entendre, dans le mal qu’il en dit, qu’elles se conduisent malhonnêtement ; c’est seulement un siècle plus tard qu’on osera mettre sur la scène une femme qui trompe son mari. Mais en attendant, elle passe sa vie à le quereller. Chez Plaute, elles sont toutes ou presque toutes[17] hargneuses, intéressées, insolentes, insupportables. Aussi notre surprise est-elle grande de voir qu’il ait si peu de respect pour le pater familias et la matrona, ces deux grandes figures romaines dont on nous fait tant d’éloges, et qu’il donne d’elles une aussi méchante opinion.

On pourrait supposer, il est vrai, que les peintures qu’il en a tracées ne sont pas fort exactes ; les auteurs de comédies sont suspects d’exagérer pour faire rire le public. Nous venons de voir d’ailleurs que Plaute a vécu dans des milieux populaires ; pouvait-il savoir exactement ce qui se passait dans un monde un peu plus élevé ? Ne l’ayant pu voir que de loin, il n’a pas tout vu peut-être, et il est possible qu’il s’y trouvât autre chose que ce qu’il nous a dit ; mais ce qu’il dit, je crois que nous pouvons être sûrs qu’il l’a vu. A plusieurs reprises, il en prend à témoin les spectateurs ; il fait appel à leurs souvenirs : « Vous savez bien, leur dit-il, que je ne mens pas, et que les choses se passent tous les jours comme je le rapporte[18] » L’affirmation est trop nette pour qu’on en puisse douter. On doit, je crois, en conclure que ce contraste surprenant, dans la même société, sous le même toit, qu’il a plusieurs fois signalé, de la grossièreté de quelques-unes avec la délicatesse des autres, existait réellement dans beaucoup de ménages romains.

Le moyen le plus simple de l’expliquer est de se souvenir qu’au moment où Plaute faisait jouer ses pièces, l’influence de l’hellénisme s’était déjà fort répandue à Rome ; mais qu’elle n’avait pas pénétré également partout. Il est naturel que ce soit la vieille et solide institution de la famille qui ait surtout résisté, et, dans la famille, ceux qui sont le plus attachés aux traditions, le père et la matrone. Parmi ces pères récalcitrans, beaucoup avaient des raisons très respectables de ne pas céder à l’entraînement général. Peut-être s’en trouvait-il dans le nombre qui comprenaient comme les autres ce qu’avait d’aimable la vie grecque, ce que contient d’élevé la morale des sages, qui n’étaient pas insensibles à l’attrait des lettres et des arts ; mais ils se méfiaient de la Grèce, ils partageaient l’opinion d’Ennius, qui était celle de presque tous les honnêtes gens, « que Rome ne peut se soutenir que par le maintien des mœurs antiques ; » ils craignaient qu’ébranlée sur un point, l’ancienne façon de vivre ne fléchît sur le reste. De ceux-là Plaute ne n’est jamais occupé ; il est possible que, comme il vivait en dehors d’eux, il les ait très peu connus. Il n’a peint que ceux qui restaient fidèles aux anciens usages par une habitude invétérée et une grossièreté de nature, qui n’en prenaient que ce qu’ils avaient de plus mauvais en l’exagérant. S’il a donné au fils plus d’élégance et de distinction dans ses propos, c’est qu’il est, par son âge, moins rebelle aux innovations, qu’il fréquente ces belles courtisanes venues de l’Orient chez qui la bonne et la mauvaise société de Rome se donnent rendez-vous[19] et qu’il s’y est formé à l’esprit nouveau. Mais, rentré chez lui, il y retrouvera vivantes les mœurs anciennes et redeviendra sans doute ce qu’était son père.

Il y avait donc, dans la famille romaine, pour de bonnes et de mauvaises raisons, un centre d’opposition à l’hellénisme que les pièces de Plaute nous permettent de soupçonner. Pour vaincre ces dernières résistances, surtout celles qui s’appuyaient sur des motifs respectables, et qui autorisaient les autres, l’enseignement de l’école et celui du théâtre n’auraient peut-être pas suffi. Il fallait qu’un grand exemple fut donné, qu’il vînt d’un personnage très haut placé, qui s’imposât au respect de tous par la dignité de son caractère, sa vie irréprochable, les services rendus à son pays ; qu’il pût se permettre d’imiter des mœurs étrangères sans que personne eût le droit d’accuser son patriotisme, et qu’enfin il sût indiquer les justes proportions dans lesquelles le génie des deux peuples pourrait se mêler ensemble pour le plus grand bien de l’humanité. Ce rôle était réservé à Scipion Emilien.


IV

De tous les grands personnages de l’histoire romaine, Scipion Emilien, qui fut appelé plus tard le second Africain (Africamis minor), est de beaucoup le plus sympathique. Ce serait un charme de raconter en détail sa noble vie ; je n’en dois dire ici que ce qui peut faire comprendre comment il gagna cette grande renommée qu’il mit au service de l’hellénisme et de l’humanité.

Il appartenait aux deux plus illustres familles de Rome, aux Æmilii par la naissance, aux Cornelii par l’adoption. Son père, Paul Emile, le vainqueur de Persée, était un aristocrate de vieille souche, d’un esprit large et ouvert, mais probablement d’un caractère un peu raide, qui ne flattait pas le peuple et n’en était guère aimé. Quoiqu’il eût donné la Macédoine aux Romains, on lui marchanda le triomphe, parce qu’il traitait sévèrement les soldats, et ne les laissait pas piller pour leur compte. Il est vrai que ce qu’il défendait aux autres, il ne se le permettait pas à lui-même. Quoiqu’il fût pauvre, il n’avait gardé pour lui du butin commun que la bibliothèque du roi. Tout le reste fut scrupuleusement versé au trésor de l’Etat, qui devint d’un coup assez riche pour qu’on pût supprimer toutes les impositions.

Son fils n’avait guère que dix-sept ans quand il suivit Paul Emile à l’armée. Il se conduisit vaillamment pendant la bataille de Pydna et y courut de grands dangers. Plutarque raconte que le soir, pendant que les soldats se livraient à la joie, seule la tente du général restait sombre et muette. C’est que le fils n’avait pas reparu après le combat. Quand la nouvelle fut connue de l’armée, les cris de désespoir succédèrent partout aux chants de triomphe. Ce n’est que vers le milieu de la nuit que le jeune homme revint couvert de sang, avec quelques compagnons. « Comme un chien généreux qui s’acharne après la bête, il s’était laissé entraîner trop loin par les délices de la victoire. »

De retour à Rome, après un voyage en Grèce, où il accompagna son père, Scipion attira bientôt sur lui l’attention publique. Les mœurs s’étaient fort relâchées depuis quelques années et les jeunes gens s’y livraient avec ardeur au plaisir. « Les courtisanes, disait Plaute, sont ici plus nombreuses que les mouches, lorsqu’il fait très chaud. » Du reste il n’y trouve rien à redire : « Quand les affaires vont bien et que les ennemis sont vaincus, qu’y a-t-il de mieux que de faire l’amour[20] ? » Scipion ne se mêlait pas à cette jeunesse bruyante et ne prenait aucune part à ses divertissemens. On était fort étonné de le voir vivre à l’écart, s’entourer de gens sages, lire assidûment les livres que son père avait rapportés de la Macédoine, et n’avoir d’autre distraction que la chasse, dont il avait pris le goût dans les parcs immenses du roi Persée. Un peu plus tard, lorsqu’il eut été mis en possession de la fortune des Scipions, il donna bien d’autres sujets de surprise. Sa mère Papiria avait été répudiée par Paul Émile, et comme, après le divorce, elle n’avait plus de quoi tenir son rang dans les assemblées publiques, elle ne sortait plus de chez elle. Son fils, devenu riche, lui donna une partie des bijoux, des équipages, des esclaves qu’il avait trouvés dans la succession. Cette libéralité lui fit grand honneur parmi les dames romaines. Elles levèrent les mains au ciel et lui souhaitèrent toute sorte de biens, quand elles virent Papiria reparaître dans une fête solennelle avec son train de maison d’autrefois, « et l’on juge bien, dit malicieusement Polybe, que la réputation de Scipion fut grande, puisque les femmes, qui naturellement ne savent ni se taire ni se modérer dans ce qui leur plaît, se mêlaient d’être ses panégyristes[21] . » Il en usa de même avec ses sœurs, dont il paya la dot en une fois, quand il pouvait le faire en trois échéances, et avec ses frères, auxquels il abandonna la fortune entière de Paul Émile, tout en gardant pour lui la plus grande partie des frais des funérailles. « Cette conduite généreuse, ajoute Polybe, aurait été admirée partout ; mais elle le fut davantage à Rome, où l’on ne se dépouille pas volontiers de son bien. » Ce qui devait surprendre encore plus que tout le reste, c’est le peu d’empressement qu’il témoignait pour la vie publique, quand le moment vint pour lui de s’y faire une place. On ne le voyait pas, comme c’était l’habitude, fréquenter les assemblées populaires, assidu auprès des tribunaux, et chercher l’occasion de se faire connaître en plaidant des procès retentissans. Cette réserve n’était pas une façon de se distinguer des autres et de prendre une attitude, sa nature l’y portait ; elle semblait avoir fait de lui un méditatif, un mélancolique, plutôt qu’un homme d’action, et je suis tenté de croire que, s’il avait été libre d’agir à son gré, il aurait préféré à tout une vie calme, retirée, studieuse, entre quelques bons amis et quelques bons livres. Mais ce fut précisément ce soin qu’il prenait de fuir le grand jour qui le mit tout de suite en pleine lumière, et c’est aussi ce qui lui donne pour nous un caractère particulier. Nous sommes accoutumés à voir tous les grands hommes de Rome jetés dans le même moule et se ressembler entre eux. Celui-là nous paraît différer un peu des autres, et de là vient en partie l’attrait que nous éprouvons pour lui.

Les honneurs publics, auxquels il semblait se dérober, vinrent le trouver. La guerre avait recommencé avec Carthage, une guerre sans merci, et le peuple, qui partageait les sentimens impitoyables de Caton et entendait bien que ce fût la dernière, trouvait qu’elle était mal conduite, et qu’on y mettait trop de ménagemens et de lenteur. Aux élections de l’année 607, Scipion se présentait pour être édile. On le fit consul, quoiqu’il n’eût pas l’âge, et on lui donna l’ordre d’en finir au plus vite avec la vieille rivale de Rome. Douze ans après, les armées romaines, qui travaillaient à conquérir l’Espagne, ne pouvaient pas arriver à prendre Numance. On eut encore recours à Scipion, qui fut nommé consul pour la seconde fois, et vint à bout, non sans peine, d’une de ces résistances désespérées, où excellent les Espagnols. Ainsi ce lettré, ce savant, cet homme d’études, s’est trouvé devenir, un peu contre son goût peut-être, un très grand homme de guerre, qui a délivré sa patrie de deux de ses plus redoutables ennemis.

C’est la destinée des États libres de ne jamais connaître le repos : quand Rome n’eut plus rien à craindre de l’étranger, les luttes intérieures recommencèrent. Scipion était trop bon citoyen pour s’en désintéresser ; il se mêla dès le premier jour au débat et y prit une position particulière. Quoiqu’il appartînt à la plus haute aristocratie, il n’avait aucun des préjugés de sa caste ; tout ne lui semblait pas aller pour le mieux dans la république parce que les grands seigneurs y étaient les maîtres. Il n’avait pas peur des changemens, quand ils lui paraissaient justes. Les plaintes de la plèbe et des Italiens ne le laissaient pas insensible, et c’est sans doute à son instigation que son plus cher ami, Lælius, présenta un projet de loi agraire. Il semble donc qu’il aurait dû être favorable au mouvement que préparaient les Gracques. Du reste il leur tenait de très près : depuis longtemps les deux familles s’étaient rapprochées par des alliances communes, et dans ce moment même, la sœur de Scipion était la femme de Tiberius Gracchus, et sa femme la sœur des Gracques. Ce qui les sépara, malgré des liens si étroits, c’est la différence de leur caractère et de leurs intentions. Scipion était un modéré, et il ne songeait qu’au bien de la République ; les Gracques étaient plus préoccupés de l’intérêt particulier de la plèbe, et, en travaillant pour elle, ils ne s’oubliaient pas eux-mêmes. Scipion s’en aperçut vite, et il comprit que la réforme s’achèverait en révolution. Il crut devoir s’arrêter ; la loi agraire de Lælius fut retirée et laissa la place libre à celle de Tiberius Gracchus.

Le hasard voulut que Scipion n’assistât pas à la première bataille qui se livra sur le Forum et où Tiberius fut tué : il était en train d’achever la conquête de Numance. A son retour le parti démocratique, qui avait peur de lui, voulut le compromettre. Au Forum, devant le peuple, on lui demanda ce qu’il pensait de la mort de son beau-frère ; il n’hésita pas à répondre qu’elle était juste, s’il avait conspiré contre la République : et comme cette populace, composée surtout d’étrangers et d’affranchis, murmurait : « Taisez-vous, leur dit-il, vous qui n’êtes pas les vrais fils de l’Italie. » Le peuple pourtant, quoiqu’il ne le ménageât guère, n’avait pas perdu l’habitude de le respecter ; il allait parfois jusqu’à l’applaudir. C’est ce que les meneurs du parti ne voulaient pas permettre. Un jour il avait eu un si grand succès au Forum, que la foule l’accompagna jusqu’à sa maison comme en triomphe ; le lendemain, il fut trouvé mort dans son lit. On accusa ses ennemis politiques, son beau-frère, sa femme même. On dit qu’elle était laide et qu’il l’avait négligée. Il semble d’ailleurs que les femmes, qui, comme on vient de le voir, appartenaient aux deux familles rivales, n’aient pas partagé leur affection également entre elles. Elle allait plutôt du côté des révolutionnaires ; ce qu’il y avait de hardi, de violent chez eux était plus de leur goût que la sagesse timide des modérés.


V

Ce qui vient d’être dit sur la vie politique de Scipion, quoique fort incomplet, suffit pour expliquer l’ascendant qu’il exerçait autour de lui. Nous allons voir comment il en fit profiter la cause de l’hellénisme.

C’était un rôle auquel tout semblait l’avoir préparé. Il appartenait à une famille de philhellènes zélés ; son père attachait tant de prix à l’éducation hellénique, qu’il avait écrit aux Athéniens de lui envoyer un philosophe de choix pour instruire ses enfans. Dans la suite, la maison de Scipion à Rome resta ouverte aux Grecs d’importance qui couraient le monde, et nous savons que deux d’entre eux y séjournèrent longtemps ; c’étaient Polybe et Panæptius : il n’y en avait pas de plus illustres en Grèce à ce moment.

Panætius n’est pour nous qu’un grand nom. Ses ouvrages sont perclus, et nous ne savons de lui que ce qu’on en a dit. Cicéron l’appelle « un homme presque divin, » et il laisse entendre qu’il a introduit la philosophie grecque à Rome. Ce n’était pas une entreprise facile, car les Romains, à l’origine, avaient peu de penchant pour elle ; Panætius trouva le moyen de l’accommoder à leur tempérament et à leur goût. Au lieu d’envelopper ses idées de cette obscurité qui leur donne une apparence de mystère et de profondeur, il les exprimait en termes clairs, et à la portée de tout le monde (popularibus verbis et usitatis). Il s’occupait volontiers des questions de morale pratique, et le grand ouvrage auquel son nom reste attaché est le traité des Devoirs qui fut imité par Cicéron. Il avait cru devoir mettre à son école l’étiquette du stoïcisme, mais ce n’était qu’une étiquette. Il se permettait souvent de se séparer de ses maîtres, et, par exemple, nous savons qu’il n’acceptait pas toutes leurs opinions sur la divination et les oracles. Il ne se faisait aucun scrupule de citer, dans ses leçons, Xénocrate et Aristote, et il appelait Platon l’Homère des philosophes. Il avait composé un ouvrage sur la manière de supporter la douleur, qui était dédié au neveu de Scipion, Ætius Tubero, l’un de ses meilleurs élèves. Il se gardait bien d’y prétendre que la douleur n’est pas un mal, ce qui est la vraie doctrine de la secte ; il se contentait de soutenir qu’on doit la supporter. Avec ces ménagemens habiles, en y ajoutant à l’occasion quelques éloges qui allaient au cœur des vieillards à propos de la loi des Douze Tables et des Sentences d’Appius l’aveugle, il parvint à vaincre la résistance de ces obstinés. Il avait eu le mérite de comprendre du premier coup ce que devait être la philosophie pour plaire aux Romains, et ce qui prouve qu’il ne s’était pas trompé, c’est que jusqu’à la fin elle est restée ce qu’il l’a faite.

Nous connaissons mieux Polybe et ses rapports avec Scipion, car il nous les a racontés lui-même. Nous savons que, compris parmi les mille otages achéens qu’on déporta en Italie, sous prétexte d’assurer la paix de la Grèce, il obtint, à la demande de Paul Emile, d’être interné à Rome, dans sa maison. Il y resta dix-sept ans, et il paraît qu’il s’y trouva bien, puisqu’il y revint souvent dans la suite. C’est là qu’il a conçu l’idée de sa grande Histoire, un des plus beaux ouvrages, et des plus originaux, que l’antiquité nous ait laissés. Intelligent comme il l’était, il s’était vite aperçu que l’axe du monde était changé, et que tout allait désormais tourner autour de Rome. Il n’hésita pas à en conclure, quoiqu’il dût en coûter à l’orgueil d’un Grec, que l’histoire du monde, si on voulait la faire, devait prendre Rome pour centre, en y ramenant celle des autres nations. Cette conception fait la nouveauté de son ouvrage. C’est une histoire universelle, comme il n’en existait pas encore, où il raconte comment les Romains, qui auparavant ne dominaient que sur l’Italie, sont arrivés, en cinquante-trois ans, à être les maîtres de presque tout le reste. Dans les fragmens que nous avons conservés de cette admirable histoire, dont il y aurait tant à dire, bornons-nous à chercher ce qui concerne le sujet particulier qui nous occupe. On voit bien, du premier coup, qu’elle s’adresse à la fois aux Romains et aux Grecs, et que son rôle est double : elle apprend aux Romains à mieux connaître la Grèce, et elle voudrait faire accepter sans révolte aux Grecs la domination romaine.

La situation de Polybe, dans la maison des Scipions, n’était pas tout à fait la même que celle des Grecs qu’il y rencontrait d’ordinaire. Les autres étaient des grammairiens, des rhéteurs, des philosophes de profession, qui, chez les grands seigneurs qui les recevaient, continuaient, sous la forme d’entretiens et de discussions, le métier qu’ils faisaient dans leurs écoles. Polybe était le fils d’un personnage important, on l’avait élevé pour prendre part aux affaires de son pays, pour être un soldat et un homme politique. Cette éducation était assez différente à Rome et dans la Grèce. Un Romain, pour se préparer à devenir un bon soldat, servait dans les légions, et il apprenait l’art de gouverner en suivant les débats du Forum, ou, s’il était d’une bonne maison, en assistant aux délibérations du Sénat. Le Grec joignait à cet enseignement pratique des études de théorie. Ces études, Polybe, qui avait un goût naturel pour elles, les avait poussées très loin. Il s’était initié à la politique dans les livres qui exposent les constitutions des divers peuples et, pour se fortifier dans l’art de la guerre, il ne s’était pas contenté de lire des traités de tactique militaire ; il avait encore appris des sciences dont un chef d’armée pouvait tirer un grand profit, non seulement la géographie et l’histoire, mais la géométrie et l’astronomie. Ces connaissances étendues, dont il n’eut pas beaucoup l’occasion d’user pour lui-même, ayant occupé fort peu de temps des fonctions actives, il les mit au service des autres ; et, comme il les avait acquises non pas seulement pour le plaisir de s’instruire, mais dans un dessein et pour un usage particuliers, on peut soupçonner qu’il y avait dans sa manière de les répandre quelque chose de plus pratique et de plus vivant que dans l’enseignement des professeurs ordinaires.

Quand on connaît Polybe et qu’on a lu ce qui nous reste de sa grande Histoire, il me semble qu’on devine assez bien ce qu’il devait enseigner à son jeune ami. Il est, comme on dirait aujourd’hui, un parfait rationaliste. Il veut se rendre compte de tout ; il croit que tous les événemens ont une cause naturelle et que c’est le devoir de l’historien de la chercher. On a tort d’attribuer à la fortune ceux dont on n’a pas trouvé la raison. Ce qu’on appelle la fortune n’est qu’un mot qu’on a inventé pour dissimuler une ignorance. Il n’admet pas l’intervention du surnaturel, ou, comme on dira plus tard, de la Providence. Les religions lui sont suspectes, quoique, à la rigueur, il comprenne les services qu’elles peuvent rendre. « S’il était possible, dit-il, qu’un État ne se composât que de sages, les institutions semblables seraient inutiles. Mais comme la multitude est inconstante de son naturel, pleine d’emportemens déréglés et de colères folles, il a bien fallu, pour la dominer, avoir recours à ces terreurs de l’inconnu et à tout cet attirail de fictions effrayantes. » Il est curieux, mais seulement des détails vrais et utiles, et ne néglige rien pour les connaître. Il se fait ouvrir les archives, il interroge les survivans des temps anciens. Surtout il voyage ; il refait, à travers les Alpes, la route d’Hannibal, il visite ce que l’on connaissait de la Gaule. A Marseille, il fait parler les voyageurs qui reviennent des pays du Nord et apprend d’eux quelques renseignemens sur le cours de la Loire. Il s’informe, en Espagne, de l’exploitation des mines d’argent ; il nous dit combien d’ouvriers elles occupent et ce qu’elles rapportent par jour. Partout où il passe, il demande le prix des denrées et s’enquiert de la manière de vivre des habitans. Il se tient au courant des inventions nouvelles ; c’est lui qui nous a fait le mieux connaître, et avec le plus de clarté, la façon de communiquer à distance au moyen des fanaux, qui fut le premier des télégraphes. Cette manière nouvelle de comprendre l’histoire, faite de recherches exactes et d’observations précises, convenait parfaitement aux Romains dont on a dit qu’ils étaient avant tout avides de choses utiles, utilitatum rapacissimi. La Grèce, seule entre toutes les nations du monde, a eu ce mérite d’unir dans une parfaite harmonie des qualités opposées, le goût des fantaisies les plus audacieuses et le sens le plus sûr du réel ; la théorie, chez elle, n’a pas fait tort à la pratique ; elle a aimé passionnément l’art et la poésie, et elle a cultivé avec un succès merveilleux les sciences les plus arides. Par une bonne fortune rare, la société romaine du temps des Scipions, grâce à la diversité des esprits qui se sont chargés de faire son éducation, a connu également la Grèce sous ses deux aspects et a pu saisir, ainsi, son génie tout entier.

Dans l’ouvrage de Polybe, les Grecs n’avaient pas moins à apprendre que les Romains. Ils avaient un grand intérêt à connaître Rome, et leurs écrivains ne leur en donnaient pas toujours une idée juste. Polybe, quand il s’y établit à l’appel de Paul Emile, éprouva une impression qu’il ne cherche pas à cacher. Il venait d’assister à l’asservissement de son pays, il avait devant les yeux toutes les fautes que ses compatriotes avaient commises, il connaissait par une triste expérience les défauts dont ils ne voulaient pas se corriger et qui leur avaient coûté la liberté ; et précisément il trouvait à Rome, et au plus haut degré, les vertus contraires. Son admiration s’accrut par le contraste. Il’ était de plus le partisan le plus convaincu du gouvernement aristocratique, et il accusait la démocratie d’avoir perdu la Grèce. On juge de sa joie quand il put voir à l’œuvre cette grande aristocratie romaine, qui possédait le pouvoir et savait si bien s’en servir. Il lui sembla que ce rêve d’un gouvernement accompli, qu’il avait fait pour son pays sans pouvoir l’exécuter, se réalisait sous ses yeux. Il assista aux funérailles d’un grand personnage, et quand il vit les images des aïeux, revêtus des ornemens de leurs dignités, accompagner leur petit-fils et se ranger autour de lui, au Forum, sur des sièges d’ivoire, pour entendre le plus proche parent du mort prononcer son éloge et celui de toute sa race, il éprouva la plus vive émotion que son âme calme pût ressentir. « Il n’y a pas, dit-il, de spectacle plus capable d’enivrer un jeune homme qui aurait quelque passion pour la gloire et pour la vertu. » Plus il connaissait Rome, mieux il s’expliquait ses succès extraordinaires. Les Grecs aimaient à les attribuer à la fortune, pour se consoler de leurs défaites et se conserver une espérance. Ils se disaient tout bas que si c’est le hasard qui leur a ôté la victoire, le hasard pourra bien un jour la leur rendre. Polybe leur répond qu’ils se trompent ; il affirme que les Romains la doivent à leurs qualités de citoyens et de soldats, surtout à l’excellence de leurs institutions politiques, et, pour le prouver, il en a fait une étude approfondie, que nous avons en partie conservée, et qui est admirable de bon sens et de sagacité. Il en conclut que tant que les Romains respecteront ces institutions, qui leur ont donné la supériorité sur des nations moins sages et plus mal gouvernées, ils la garderont, et seront les maîtres du monde. Que reste-t-il donc à faire aux Grecs ? Il ne leur reste qu’à se soumettre, et Polybe n’hésite pas à le leur conseiller. Pour son compte, il s’y résigne sans douleur, et même avec une certaine allégresse. « Je supplie les dieux, disait-il à la fin de son Histoire, qu’ils m’accordent de passer le reste de mes jours à Rome, assistant à la prospérité de la République et la voyant sans cesse s’élever et grandir. » Il faut bien avouer que cette attitude a quelque chose d’un peu déplaisant. Notre sympathie va plutôt vers ses compagnons d’exil qui, dès qu’on leur eut rendu la permission de rentrer chez eux, n’eurent rien de plus pressé que d’aller se faire tuer à Corinthe, dans un dernier combat sans espérance. Et pourtant, c’était Polybe qui avait raison. La Grèce ne s’est pas mal trouvée d’avoir accepté la défaite, et, selon le mot d’Horace, elle a fini par conquérir ses vainqueurs. Dans le mélange qui s’est fait du génie des deux peuples, c’est le sien qui l’emporte. Polybe leur était utile à tous les deux en faisant mieux connaître la Grèce aux Romains aussi bien qu’en habituant les Grecs à la domination de Rome, et des deux façons il servait la cause de l’humanité.


VI

Il arriva trop souvent dans la suite que les Grecs établis dans la maison des grands soigneurs de Rome n’y donnèrent pas de bons exemples. Le caractère n’était pas toujours chez eux à la hauteur du talent. Ils se firent les flatteurs de leurs hôtes et Juvénal ne voit en eux que des parasites plus adroits qui par leurs basses complaisances travaillent à évincer le brave client romain de la table du patron. Il n’y avait rien de pareil dans les rapports de Polybe avec Scipion. C’est Scipion qui paraît l’obligé ; il a sollicité les conseils de Polybe et les suit avec déférence. Ces relations prirent, dès les premiers jours, un caractère d’intimité affectueuse, qui permettait à Polybe de dire : « Il me traitait comme un père, et je le regardais comme mon propre fils. « La bibliothèque de Persée, que Paul Emile avait installée chez lui, dut servir de lien entre eux. Polybe empruntait des livres à son ami ; ils devaient les lire ensemble, et les lectures devenaient ensuite le sujet de leurs entretiens. N’est-ce pas dans ces conversations que Scipion a pris son goût pour Xénophon qu’il préférait à tous les écrivains de la Grèce ? C’était bien en effet celui qui, par la finesse de son langage et la modération de ses idées, devait lui convenir le mieux.

Ses relations avec Panælius ne paraissent pas avoir été moins étroites ; il semble qu’il ne pouvait pas s’en passer. Quand il fut chargé par le Sénat, dans des circonstances graves, d’une ambassade importante auprès des peuples et des rois de l’Orient, il tint à l’emmener avec lui et le garda tout le temps du voyage. A propos de cette liaison, qui était fort remarquée, Cicéron laisse entendre à plusieurs reprises que les amis de Scipion, ceux qui vivaient dans sa familiarité, étaient des disciples de Panætius, et il dit même formellement de deux d’entre eux, P. Rutilius Rufus et C. Ælius Tubero, « qu’ils étaient devenus presque des philosophes accomplis. » N’en doit-on pas conclure que Panætius, dans ses entretiens, ne s’adressait pas à Scipion tout seul, mais aussi à son entourage ; qu’il donnait un enseignement plus suivi, plus régulier, qui réunissait quelques personnes ; qu’enfin c’était une sorte d’école qui s’était ouverte dans une maison privée, sous la protection d’un grand personnage ? On jugera sans doute que cette protection n’était pas inutile, si l’on se souvient qu’on venait de chasser de Rome, sur les injonctions de Caton, les trois philosophes que les Athéniens y avaient envoyés comme ambassadeurs, et qui profitaient de leur séjour pour faire des leçons en public. Mais dans la maison d’un citoyen, surtout dans celle d’un Cornélius, les menaces de Caton n’avaient pas d’accès ; Scipion pouvait se permettre d’y accueillir un philosophe, d’écouter ses leçons, et même de rassembler quelques amis pour les entendre.

En le faisant, il n’a pas seulement satisfait le goût qu’il avait pour la science grecque. Ce que nous savons de lui nous montre qu’il aimait la société, qu’il tenait à réunir des amis autour de lui et qu’il se plaisait surtout dans la compagnie des personnes intelligentes et lettrées. On lui attribue la création de ce qu’on appelait la cohors prætoria. C’était une sorte de garde d’honneur dont le général s’entourait et où il prenait ses aides de camp pendant la bataille. Elle se composait surtout de jeunes gens de bonne maison qui recevaient une solde et demie (sesquiplex stipendium) et faisaient leur apprentissage sous les yeux d’un chef renommé. Celle de Scipion avait ceci d’original que, comme faisait Bonaparte en Égypte, il y a souvent introduit des savans et des gens de lettres. Polybe était à côté de lui pendant que brûlait Carthage. Le poète Lucilius l’accompagnait dans son expédition d’Espagne. Quand on lit qu’au plus fort du siège de Numance, il trouvait un moment pour causer de science et de philosophie, on songe à la définition que Pascal donne de l’honnête homme, c’est-à-dire de l’homme du monde, qui ne met enseigne de rien, qui ne s’enferme pas dans sa profession et sait s’en évader, quand il le faut, « pour vivre simplement et tranquillement avec ses amis. »

Il faut donc croire que c’était une sorte de besoin pour lui d’être entouré de compagnons qui partageaient ses goûts et s’associaient à ses études, puisqu’il n’y renonçait pas même dans ses voyages lointains et au milieu de ses soldats. Ce besoin trouvait, plus facilement à se satisfaire quand il était à Rome. L’amitié d’un homme comme lui, d’une si haute naissance, d’une si grande réputation, devait être très souhaitée. Dans le grand nombre des gens de mérite qui désiraient entrer dans son intimité, il lui était aisé de choisir les meilleurs et de se les attacher. Il l’a fait de fort bonne heure, dès son retour à Rome, après sa campagne de Macédoine et son excursion en Grèce. Il avait à peine vingt ans, quand il a commencé à grouper autour de lui cette jeunesse intelligente dont on nous fait tant d’éloges. Ce qu’en dit Cicéron, ou plutôt ce qu’il en laisse entendre, car ses paroles ont besoin quelquefois d’être interprétées, nous montre quelle fut l’importance de cette réunion, et qu’il faut essayer de la connaître, si l’on veut savoir ce qui amena la victoire définitive de l’hellénisme à Rome.


GASTON BOISSIER.

  1. Je dois, en commençant ce travail, m’excuser auprès du lecteur de ce qu’il a peut-être d’un peu spécial. Au moment où je quitte l’enseignement du Collège de France, j’ai tenu à résumer le cours que j’y ai fait l’an dernier. Et, puisque l’occasion m’en est offerte, j’en profite pour remercier, les auditeurs qui ont suivi mes leçons pendant quarante-quatre ans avec un empressement et une assiduité qui seront l’honneur de ma vie universitaire.
  2. Aulu-Gelle, XIII, 16.
  3. Cicéron, De Officiis, II, 16.
  4. Quid in otio tam humanitatis proprium quam facetus serno ? (Cicéron, Orator, I, 15).
  5. Cicéron, pour faire savoir à Atticus que César est venu le visiter, dans sa villa de Pouzoles et que, malgré l’ennui qu’il éprouvait de cette visite, il a tenu à bien faire les choses, lui dit : Quid mulla ? homines visi sumus (Lettres à Atticus, III. 52).
  6. Humanitatis est aliorum consulere commodis. Cicéron à Att., XV, 1.
  7. Humanitatis tuæ est ignoscere. Id., De Officiis, III, 6.
  8. Virgile, Enéide, VI, 611.
  9. Cicéron, De Officiis, III, 6.
  10. Sénèque, Lettres, 95, 52.
  11. Cicéron. Pro Flacco, 62.
  12. Cicéron, De Republica, II, 19.
  13. Tite-Live, XXVII, 37.
  14. Le portrait qui suit du græculus se trouve dans le Curculio, II, 3.
  15. Ver vide !
    Ut tola floret ! ut olet ! ut nilide nilet !
    ( Truculentus, II. H, 4, 2.)
  16. Rudens, IV, I, 3.
  17. Il faut excepter l’Alcmène de l’Amphitryon qui est, dans le théâtre de Plaute, une exception qu’on ne sait comment expliquer.
  18. . Truculenlus, I, 2. — Voyez aussi la fin des Bacchides.
  19. A propos de la compagnie qui se réunissait chez le leno, Plaute disait : Omnia genera hic recipiuntur. (Pœnulus, IV. 2.)
  20. Truculentus, I, 3.
  21. Tous ces détails sont tirés du livre XXIIe de Polybe.